Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XXX

Voyage au pays des saints

La découverte d’un monde nouveau. – Les grands et les petits miracles. – L’œuvre réparatrice du clergé de l’Ardèche après la Révolution. – Madame Rivier. – Les Sœurs de Saint-Joseph. – Les services rendus par les communautés religieuses à l’instruction populaire. – La Providence d’Annonay. – Une église bâtie par des femmes. – Fondation de collèges. – Les Basiliens. – L’ermite Chiron, fondateur de la congrégation de Notre-Dame de l’Assomption et créateur des asiles d’aliénés de Privas et de Clermont. – L’abbé Terme. – Excursion au Plagnal. – La congrégation des Sœurs de Saint-Régis, fondée à Aps par l’abbé Terme. – La société des missionnaires diocésains en 1824. – Les missions au commencement du siècle. – La sœur Thérèse Couderc. – Fondation de l’œuvre des retraites. – Le portrait de l’abbé Terme. – Une mission à Ruoms. – Les embarras financiers du missionnaire. – Sa lettre à la Sainte-Vierge. – La consécration de sa communauté à la Sainte vierge. – Les congréganistes de Mayres. – Les écoles des Sœurs de Saint-Régis. – L’abbé Terme et les Jésuites du Puy. – Sa dernière mission à La Narce. – Sa mort. – La division de sa congrégation en deux branches. – Les Sœurs de Saint-Régis et les religieuses de la Retraite au Cénacle. – Le recto et le verso de ce pauvre monde. – La conclusion de Branbran.

Il nous faut raconter ici l’un des faits les plus extraordinaires de ce voyage : quelque chose comme la découverte d’un monde.

De même que, pour le Béat, la révélation naturelle avait confirmé la révélation divine, de même, la rencontre, à travers les récits et les traditions de nos montagnes, de nouveaux saints qu’on dirait échappés des in-folios des Bollandistes, fit briller à nos yeux tout le passé du christianisme d’un éclat nouveau.

Par dessus les miracles opérés dans les sanctuaires et les pèlerinages – ce que nous appellerions volontiers les petits miracles, les seuls cependant que perçoivent une foule de gens nous aperçûmes des miracles bien autrement frappants. Quoi de plus étonnant, en effet, de plus prodigieux, vu le fonds d’égoïsme dont nous sommes pétris, vu les passions de tous genres qui constituent la nature humaine, de voir se perpétuer, à travers les siècles, dans toutes les races et dans tous les pays, une grande famille de personnes, sachant étouffer en eux les désirs le plus naturels, se priver même des joies légitimes, s’oublier pour les autres, immoler enfin leur propre personnalité au profit, non pas seulement de parents ou d’amis, mais du prochain, c’est-à-dire du premier venu, de celui-là même quelquefois qu’on ne peut pas aimer ou qu’on méprise ? Que sont, à côté de ce miracle permanent, les guérisons d’un paralytique ou d’un phtisique, toujours susceptibles d’interprétations diverses, bien que, pour un observateur impartial, elles puissent généralement s’expliquer d’une façon qui concilie la foi et la science ?

– Avez-vous lu quelquefois des vies de saints ? dis-je à l’ingénieur.

– Oui, mais j’avoue qu’elles renversent mes idées et, même après avoir vu l’exemple du Béat, je ne puis leur prêter qu’une foi restreinte.

– Comme vous, dis-je, je suis resté bien longtemps sans les comprendre. Il y a là tout un monde, si différent du nôtre, qu’on se demande si ce n’est pas un rêve, si un tel parfum de grâce et de foi peut se dégager de la pauvre fleur humaine. On l’accepte comme un correctif à notre mondanité, à notre prétendue science, sans être bien sûr que des hommes et des femmes aient été capables de tels héroïsmes, de tels actes de courage, d’abnégation et de charité.

– Pourquoi ne pas l’avouer ? dit Branbran ; tous ces saints et saintes nous paraissent un peu fous – comme nous le paraissons sans doute nous-mêmes aux pensionnaires de Bicêtre et de Charenton. En tous cas, il est certain que l’espèce humaine serait en grand danger sans ce genre de folie, et on est bien obligé de s’incliner respectueux devant les prodiges qu’elle opère.

– On est bien obligé aussi, ajoutai-je, de mettre quelque mesure à notre incrédulité native, quand on voit les vies des saints se reproduire périodiquement à travers les tristesses de l’histoire de l’humanité, et c’est pour mettre en quelque sorte sous vos yeux une de ces vies que je vous ai fait passer ici et que je veux vous conduire au Plagnal.


Tandis que tant de gens se laissent prendre aux célébrités tapageuses : écrivains, artistes, hommes politiques, saltimbanques de toute espèce, dont la principale préoccupation semble être de se faire mousser, qui vivent de gloriole et de mensonge, je prends, je l’avoue, un plaisir particulier à chercher les modestes bienfaiteurs du peuple, ceux qu’il faut découvrir comme la violette cachée sous l’herbe, à mettre enfin en lumière, autant que cela dépend de moi, les vraies gloires de nos contrées, c’est-à-dire celles qu’illuminent de hautes vertus et que des services incontestables re commandent à l’estime et à la reconnaissance publiques.

De ce nombre est certainement l’humble prêtre dont je voulais saluer la tombe au Plagnal, et sur lequel je désirais recueillir de nouvelles données, auprès des rares survivants qui l’avaient connu personnellement. Et comme la vie de l’abbé Terme se rattache à une période intéressante de l’histoire de nos contrées, comme elle a eu pour théâtre principal un pèlerinage situé aux confins de l’Ardèche et de la Haute-Loire, et où il vient autant de pèlerins d’un département que de l’autre ; comme le magnifique développement de son œuvre est un de ces faits miraculeux de nature à frapper les plus sceptiques, on me permettra de lui consacrer ici quelques pages.

On sait les ruines de tout genre que la Révolution avait laissées dans nos montagnes et dont les guerres de l’empire n’étaient guère propres à faciliter la réparation. La moralité générale avait naturellement baissé avec la proscription du culte et de l’enseignement religieux ; le désordre, à ce point de vue, ne différait probablement pas beaucoup de celui que dépeignent les historiens de Saint-Jean-François-Régis comme ayant été la suite des guerres religieuses. Le Velay ne valait pas mieux que le Vivarais. Deribier de Cheyssac constate le libertinage et la démoralisation générale, « effet naturel de l’oubli de tout principe religieux, dans lequel on avait laissé le peuple pendant un si grand nombre d’années (1) ». Pour remédier à ce fâcheux état de choses, on vit alors l’initiative privée faire de vrais miracles. Ce fut une admirable efflorescence de la foi catholique, que les persécutions n’avaient fait qu’aviver dans l’Ardèche, et qui se manifesta avec une intensité qui ne sera jamais dépassée. Comme aux fruits on connaît l’arbre, c’est au nombre et à la vitalité des instituts d’instruction ou de bienfaisance, créés par les héros de cette époque, qu’il faut mesurer leur mérite.

Nous avons déjà cité la fondatrice de la Présentation, et il n’est que juste d’associer à l’honneur de son œuvre l’abbé Pontanier curé de Thueytz. Tous les curés de ce temps débordés de travail, et comprenant qu’il fallait couper le mal dans sa racine en répandant l’instruction religieuse, s’attachèrent à former des communautés de sœurs.

La congrégation de Saint-Joseph, fondée au Puy par le P. Médaille en 1650, et qui avait plusieurs maisons dans le Vivarais avant la Révolution, refleurit sur divers points du département :

Au Cheylard, avec la sœur Lagardette, assistée du curé Mathon (1806) ;

A Vesseaux, en 1816, sous l’impulsion du curé Mazard et ensuite du curé Poncet ;

Aux Vans, avec Madame Castanier, de Villefort, assistée du curé Tourvieille (1817) (ces deux dernières communautés fournissent de nombreuses institutrices au Var et à Vaucluse) ;

A Saint-Etienne-de-Lugdarès, sous l’inspiration du curé Bourret (un oncle du cardinal), avec l’active coopération de son vicaire, l’abbé Blanchon, mort curé de Fabras ;

A Valgorge, par l’initiative du curé Sévenier (l’un des fondateurs du pèlerinage de Chapias), en 1827 ;

A Saint-Prix, à Saint-Félicien, à Satillieu, etc.

Les huit communautés de Saint-Joseph, que nous venons de citer, existent encore. Il y en avait plusieurs autres, mais les évêques de Viviers, qui ont toujours tendu à unifier ces associations religieuses, les ont unies aux précédentes. Si l’on songe que ces seules communautés de Saint-Joseph représentent aujourd’hui un personnel d’environ 2000 institutrices, plus dévouées à leurs élèves et infiniment moins coûteuses que les demoiselles de l’instruction laïque, chacun peut calculer les services qu’elles ont rendus dans nos montagnes depuis leur institution. On a belle grâce vraiment à laïciser les écoles congréganistes : ce sont elles qui ont maintenu l’instruction primaire pendant trois quarts de siècle ; ce sont les curés qui ont subvenu à ses besoins, quand l’Etat ne faisait rien, ou peu de chose.

Toutes ces communautés ont débuté par de petites écoles, tenues par quelques personnes pieuses et dévouées, qui se mettaient à la disposition du pasteur de leur paroisse, en conservant l’habit séculier. Accoutumées à vivre de privations et de sacrifices, n’ayant qu’un but, celui de réparer, dans la mesure de leur force ou de leur faiblesse, les désastres de la Révolution, ces nobles âmes se donnaient tout entières à l’œuvre salutaire dont elles sentaient l’urgence. Ce n’est pas à la suite de vœux et après un noviciat qu’elles agissaient ainsi. L’organisation religieuse ne vint qu’après, et sa vitalité s’explique par le fait de l’épreuve qui l’avait précédée.

Ces établissements ne sont pas les seuls qui, à cette époque, honorèrent la foi chrétienne dans l’Ardèche.

A Annonay, vers 1814, les sœurs Marie et Thérèse Lioud commencent l’établissement de la Providence, dont l’objet est de recueillir les filles pauvres et délaissées, pour leur procurer tous les secours spirituels et temporels en leur pouvoir. Le curé Picansel et le chanoine Duret contribuèrent à cette pieuse fondation, et tracèrent à la communauté naissante un règlement tiré en grande partie de celui que Bossuet avait dressé pour le Séminaire des Filles de la Propagation de la Foi établies à Metz, tout en l’appropriant aux besoins particuliers de celles à qui il était destiné (2).

A Saint-Jean-de-Pourcharesse, le curé Brun, originaire du diocèse de Mende, établit, en 1818, une petite communauté du Tiers-Ordre de Saint-Dominique, qui a rendu les plus grands services dans ces montagnes écartées. La fondation reçut l’approbation pontificale en 1832. Ces bonnes sœurs desservent aujourd’hui quatre écoles : deux aux Salelles, une à Saint-Pierre, et une à Chanaleilles (Haute-Loire).

A Saint-Julien-du-Gua, le curé Coste fonde la communauté du Petit Sacré-Cœur, installée aujourd’hui à Privas.

A Vagnas, un autre abbé Coste, de Chomérac, crée, vers 1840, une communauté de la Sainte-Famille, qui a été depuis transférée à Montpellier.

A Meysse, un groupe de quelques filles de campagne construit une belle église dont elles font ensuite cadeau à la paroisse. On les a vues pour cette œuvre gâcher elles-mêmes le mortier et porter l’oiseau sur leurs épaules. Cette petite association se serait sans doute développée comme tant d’autres, si Mgr Guibert n’avait limité le nombre de ses membres.

Notons, à l’honneur du diocèse de Viviers, qu’il alimente les écoles religieuses du Gard, de Vaucluse, des Bouches-du-Rhône, de l’Hérault, du Var, des Alpes-Maritimes, de la Dordogne, des deux Savoie, de l’Allier, de la Gironde et de l’Algérie.

Les instituts privés pour l’éducation des jeunes gens ne manquèrent pas non plus. Mentionnons seulement :

Le petit collège clérical ouvert à Thueytz, vers 1802, par l’abbé Boisson ; cet ecclésiastique quitta Thueytz, en 1817, pour se joindre au groupe des Frères de l’Instruction, que M. Boyer avait institués à la Blachère ; ce sont ces Frères (au rabat bleu) qui furent unis, en 1844, aux Petits Frères de Marie, de la Valla, aujourd’hui à Saint-Genis-Laval ;

L’abbé Verdier, au château de la Chèze, au Cheylard (vers 1805), et l’abbé Fustier, à Maisonseule, commune de Saint-Basile, dont les établissements fusionnèrent ensuite avec les Basiliens ;

L’abbé Etienne, à La Bastide-de-Juvinas ;

Enfin, et au premier rang, la congrégation de Saint Basile, qui, après avoir débuté en 1800 à Saint-Symphorien de-Mahun, eut, dès l’année suivante, près de 200 élèves, ce qui l’obligea à se transporter à Annonay, où elle ne fut constituée officiellement qu’en 1822, avec M. Lapierre, son premier supérieur. Elle dirigea plus tard les collèges ou petits séminaires de Privas, de Vernoux et d’Aubenas. Aujourd’hui elle a des collèges dans plusieurs départements et jusqu’en Algérie et au Canada (3).

En tout temps, et surtout aux époques critiques, on a vu l’esprit religieux se signaler par la fondation d’établissements d’instruction et de bienfaisance. Au Moyen Age, dans ces siècles si décriés par les ignorants, les testaments étaient remplis de legs pies, qui servaient à bâtir des églises et des couvents, dont la plupart étaient des écoles. Cela ne valait-il pas mieux que les cabarets dont l’action est à peu près souveraine aujourd’hui pour le choix des législateurs ?


Une des figures les plus originales de la première moitié de ce siècle, dans l’Ardèche, est celle de l’abbé Chiron, qui, en 1825, jeta les fondements d’une association qui devait devenir la congrégation de Sainte-Marie de l’Assomption, dont les membres desservent les asiles d’aliénés de Privas, de Clermont et du Puy. Cet abbé Chiron est le véritable fondateur des asiles de Privas et de Clermont, et sa vie est une de celles qui rappellent le plus les légendes des Acta Sanctorum. Aussi, vu, d’ailleurs, l’intérêt qu’elle doit exciter dans la Haute-Loire et le Puy-de-Dôme aussi bien que dans l’Ardèche, on nous pardonnera d’en donner ici un aperçu sommaire.

L’abbé Chiron, né au Bourg-Saint-Andéol, en 1797, fut ordonné prêtre en avril 1823, et envoyé à la petite cure de Saint-Martin-l’Inférieur, où son zèle eut bientôt transformé une population qui laissait beaucoup à désirer. Comme l’église était désertée, il prenait la peine d’aller lui-même dans tous les villages, réunissait les fidèles au son d’une clochette qu’il portait à la main, et leur faisait le catéchisme en plein air. Il n’y a que les saints ou les fous pour trouver de pareils moyens.

Chiron commença par établir une congrégation pour les jeunes personnes, qui fit l’édification de la paroisse. « A voir l’étonnement et la désapprobation qu’excita, même parmi les prêtres, cette nouvelle institution, on est porté à croire que c’était la première de ce genre, au moins depuis la Révolution, et qu’à M. Chiron revient l’honneur d’avoir fondé, dans le diocèse de Viviers, les congrégations paroissiales qui font encore tant de bien » (4).

Or, le digne curé, ayant remarqué, parmi ses congréganistes, quelques-unes plus portées à la piété et à la vertu, les prit à part pour en faire un corps d’élite, acheta pour elles une petite maison, qui conserve encore le nom de Couvent, et les y réunit pour la première fois en communauté le 25 novembre 1825 : telle est l’origine de la congrégation de Sainte-Marie de l’Assomption. Quelques mois après, il s’entendait avec l’évêque de Viviers et le préfet de l’Ardèche, pour fonder à Privas un asile d’aliénés, qui serait confié au dévouement de ses religieuses.

Pour mener à bonne fin sa difficile entreprise, l’abbé Chiron accepta d’être à la fois aumônier des prisons, directeur de l’asile et supérieur de la petite congrégation. L’asile fut d’abord confondu avec les prisons. Les aliénés et les criminels étaient pêle-mêle. L’abbé Chiron continua son œuvre en faisant cesser cette déplorable promiscuité. Il acheta une modeste maison, le 2 mars 1827, y transféra sa communauté avec les quelques malades de l’Ardèche : c’est ainsi qu’a débuté l’important asile de Privas, qui reçoit aujourd’hui les aliénés de la Drôme et de l’Ardèche.

Au bout de dix ans d’existence, la communauté de Sainte-Marie de l’Assomption avait fait de tels progrès, que l’abbé Chiron put acheter à Clermont-Ferrand une belle propriété, pour y fonder un nouvel asile, devenu l’un des plus beaux de France.

Cinq ans plus tard, il fondait l’établissement non moins considérable de la Cellette, sur les limites du Puy-de-Dôme et de la Corrèze. Déjà, à sa congrégation de sœurs il avait ajouté un institut de Frères, pour les soins particuliers à donner aux hommes.

Quand un philanthrope laïque réalise de telles œuvres de bienfaisance, il est couvert d’honneurs et de récompenses ; tous les journaux célèbrent périodiquement ses bienfaits ; on lui élève des bustes ou même des statues, et son nom devient un des titres d’honneur du progrès humain : en quoi, du reste, on fait bien.

Or, voici la différence avec les autres…, ceux qui font de la philanthropie pour l’amour de Dieu. Ces derniers, non seulement se dérobent à tous les honneurs et à toutes les récompenses ; ils ne songent qu’à se faire oublier, et quelquefois y parviennent, si bien que c’est à grande peine, bien longtemps après, qu’un curieux parvient à trouver la trace de leurs mérites, ensevelis dans les souvenirs de quelques fidèles ou même entièrement oubliés, pour les signaler à l’admiration et à la reconnaissance publiques. C’est le cas de l’abbé Chiron.

L’abbé Chiron était encore à Privas en 1843, et voici un souvenir personnel qui se rattache à lui. Quand on menait les élèves du collège à la promenade sur le mont Toulon (le pic volcanique qui domine le chef-lieu de l’Ardèche), les externes nous faisaient remarquer une sorte de caverne, creusée dans la lave, où vivait, disait-on, l’ermite Chiron. On assurait même l’avoir vu circulant avec une croix énorme, comme celle que porta le Christ avant d’y être crucifié. Ce dernier point était probablement un effet de l’imagination populaire. Mais il est très vrai qu’à cette époque, l’abbé Chiron, voyant le sort de l’asile de Privas et de sa petite communauté désormais assuré, avait formé le projet de se retirer dans un lieu isolé, pour y vivre de la vie des anciens anachorètes, et il se préparait à cette vie nouvelle dans son ermitage du mont Toulon. Il comprenait d’ailleurs fort bien que ce n’est pas là qu’il pouvait réaliser son projet, et un beau jour, il disparut, sans avoir prévenu personne, après avoir confié au P. Bal, un prêtre de sa congrégation, ses fonctions de supérieur de la communauté.

Qu’était-il devenu ? On ne l’a su que bien longtemps après sa mort. Il s’était retiré à l’ermitage de Saint-Antoine, près de Saint-Jean de Fenouillet, dans les Pyrénées-Orientales, où il avait revêtu le costume de tertiaire de Saint-François-d’Assise, et où il n’était connu que sous le nom de Frère Joseph ou Père Marie, sans que personne se fût jamais douté des belles œuvres qu’il avait accomplies ailleurs. Il y fut découvert par les frères Aubert, missionnaires du Dauphiné, qui avaient plusieurs fois prêché à Privas, et qui parlèrent de lui à l’évêque de Perpignan. Ce prélat, ne voulant pas que tant de vertu restât stérilisée dans un ermitage, le pria de faire des missions dans son diocèse. Les habitants de ces contrées se le rappellent, portant toujours son crucifix en bois, de 80 centimètres de longueur, qui avait la couronne en fer et les épines bien effilées ; il est probable qu’il en portait un du même genre à Privas, et de là sans doute la légende notée plus haut. Quant à son crucifix de missionnaire, on peut le voir à la chapelle de Notre-Dame du Cros, paroisse de Caunes, à dix kilomètres de Carcassonne, où il s’était retiré en 1851 et où il mourut l’année suivante. Il y fut inhumé sous le porche de l’église, et sa tombe en marbre blanc porte cette inscription :

Ci-gît le Père Marie, religieux Franciscain, mort en odeur de sainteté le 28 décembre 1852.

Pendant que l’abbé Chiron commençait sa carrière d’apôtre à Saint-Martin-l’Inférieur, un autre prêtre dont le nom mérite d’être mieux connu, celui dont nous allions voir la tombe au Plagnal, se distinguait, non loin de là, par son zèle, et fondait une œuvre qui devait, par son extension et sa durée, rivaliser avec celle de Mme Rivier : nous voulons parler de l’abbé Terme, l’ardent missionnaire qui a évangélisé pendant dix ans tant de paroisses montagneuses de l’Ardèche, et à qui l’on doit la fondation des sœurs de Saint-Régis et des religieuses de la Retraite au Cénacle.

Nous parlâmes longuement de lui, ce soir-là, à Saint Etienne-de-Lugdarès, avec le vieux curé de l’endroit, qui l’avait connu jadis à Lalouvesc, et nous en parlâmes encore plus le lendemain dans le cours de notre excursion au Plagnal.


Noir et Blanc ayant besoin d’être ménagés et, vu les sentiers invraisemblables où nous devions passer, quatre mulets, sous la direction d’un guide, vinrent nous prendre le lendemain de grand matin.

La draye, où les pierres et les broussailles ne manquent pas, gravit un plateau très ondulé, entre les landes, quelques bouquets de bois et de rares champs d’avoine.

A droite, le village du Cros ; à gauche, celui de Doulay.

Le chemin monte à plus de 1 200 mètres d’altitude. L’air est très vif. Des moissonneurs se battent les bras pour se défendre du froid.

Nous apercevons, à l’est, le bois de Couchy que couronne le plateau de Champlonge, lequel s’étend entre Saint-Etienne et la Chavade. Passage dangereux dans les tourmentes d’hiver, où périssent de temps en temps quelques personnes.

Dans le lointain, au nord-ouest, les fumées de Langogne.

Au nord, les montagnes de Lesperon et le joli bassin du Plagnal, dont nous sépare le ravin du Sap. Le hameau de ce nom est aux bords du ruisseau. En y descendant, on éprouve comme une transition de l’hiver au printemps. Des vaches placides paissent dans les prairies, et des essaims d’abeilles bourdonnent autour de leurs ruches dans les jardins.

Nous remontons du côté opposé, par un chemin un peu meilleur que le précédent. Entre le Sap et le Plagnal, au-dessous d’un bois de pins, une source, dont les eaux se déversent de la prairie dans le chemin, laisse des dépôts rouges et présente des taches métalliques (on disait autrefois vitrioliques) qui indiquent assez sa qualité d’eau minérale ferrugineuse. Enfin, après une heure et demie de marche depuis Saint-Etienne, nous abordons le cirque verdoyant où s’étale le village du Plagnal, au pied du Chapelas, dont les laves rouges disent assez l’ancienne profession volcanique. A la place des antiques embrasements, se déroule une série de prés, de bois et de champs cultivés ; le tout doit être fort joli au printemps. Les mille-feuilles et autres achillées, à la fleur jaune ou blanche, forment, avec la fleur rouge des chardons, la bordure tricolore des chemins, où des frênes vigoureux élèvent leurs panaches verts.

Le bassin du Plagnal présente le caractère évident d’un ancien lac, ou d’un marais, que révèlent encore çà et là de hautes touffes de joncs et des mares où fleurissent les nénuphars. En certains endroits, le sol résonne et l’herbe tremble sous les pas des hommes et des bêtes. Les chasseurs, qui parcourent la contrée, en sortent avec les pieds rouges, et les chiens blancs en reviennent avec la couleur des pieds de leurs maîtres.

L’abbaye des Chambons possédait la terre du Plagnal qui lui avait été donnée par les Morangiés. Le château était à l’école actuelle des sœurs de Saint-Régis. L’abbaye vendit cette terre, avant la Révolution, à un nommé Merle.

Le presbytère est des plus rustiques. Ici comme à Saint-Etienne, le pasteur s’est occupé de loger dignement le bon Dieu, avant de penser à lui-même. Il y a quatre chiens autour du foyer ; dans les montagnes, le chien est encore plus qu’ailleurs l’ami de l’homme

Le vieux curé nous conduit au cimetière du village où fut inhumé l’abbé Terme. La pierre tumulaire, qui recouvrit son corps pendant 48 ans, est encore à la même place. C’est une croix en basalte, formée avec la pierre qui servait de clé de voûte à la chapelle de l’ancien château, et dont l’une des faces porte trois couronnes sculptées. On a gravé sur le vieil écusson ces trois lettres

T. P.
M.
(Terme Prêtre Missionnaire)

La date de 1834, l’année de sa mort, est inscrite sur l’une des faces de la croix. C’est en 1883 seulement que les restes du missionnaire furent exhumés, avec le concours de l’évêque de Rodez, par suite de la filiale sollicitude des sœurs de Saint-Régis et des religieuses de la Retraite. Après avoir été placés dans un cercueil en plomb doublé de chêne, sur lequel fut apposé le sceau de l’évêque de Viviers, ils furent solennellement déposés dans une excavation pratiquée au mur latéral de l’église, sur la gauche en entrant, à la seconde travée. Le cercueil fut scellé dans le mur, et la nouvelle tombe fut close par un encadrement en fer, à deux portes vitrées fermant à clé. Au-dessus, on lit cette simple et touchante inscription :

Ici repose le bon M. Terme, M[issionnaire].

Jean-Pierre-Etienne Terme était né au Plagnal, le 26 décembre 1791. Il montra, de très bonne heure, une vocation décidée pour l’état ecclésiastique. Mais sa famille était trop pauvre pour pouvoir lui faire donner l’instruction nécessaire à la réalisation de ce projet. M. Barrial, curé du Plagnal (5), touché de sa piété et de son vif désir de s’instruire, lui fit commencer ses études latines (vers 1807), en le prenant pour enfant de chœur. Pour pouvoir les terminer, l’énergique enfant se mit en service, et grâce au salaire d’une année et à une sobriété qui se confondait souvent avec de véritables privations, il put entrer dans le modeste pensionnat qu’avait ouvert l’abbé Boisson à Thueytz. De là, il passa au séminaire de Viviers et en sortit, ayant reçu les ordres sacrés, vers 1814.

Il fut alors nommé curé d’Aps, le village élevé sur les ruines de l’ancienne capitale des Helviens, dont la population était réputée pour son mauvais esprit. Les observateurs prétendent que le vieux levain de paganisme révolutionnaire a conservé dans ce pays une vigueur toute particulière. Les fêtes du carnaval y présentaient encore, il y a peu d’années, des traces de l’ancienne idolâtrie. On raconte qu’en 1820, le curé Terme, cédant à un mouvement d’indignation, s’élança de l’église vers une farandole qui venait troubler les prières des fidèles, et d’un coup de poing creva le tambour. On faillit lui faire un mauvais parti, mais le respect l’emporta sur le ressentiment, et la foule bruyante ne tarda pas à se dissiper.

Pendant son séjour à Aps, le curé Terme appela dans sa paroisse, pour y faire l’école (en 1821), une sœur Sainte-Claire (de Saint-Jean-le-Centenier), à laquelle il adjoignit bientôt deux compagnes (6). Tels furent les humbles commencements des sœurs de Saint-Régis.

En 1824, Mgr Molin, un ex-grand vicaire de Clermont, nommé au siège épiscopal de Viviers, qui venait d’être rétabli, après avoir été supprimé par le concordat, fut frappé du déplorable état religieux dans lequel la Révolution avait laissé son diocèse, et, pour y remédier, fonda à Lalouvesc une société de missionnaires chargés, non seulement de recevoir les pèlerins de Saint-Régis pendant l’été, mais aussi de parcourir en hiver les diverses paroisses, surtout celles qui en avaient le plus besoin, pour y réveiller la foi et y rétablir les bonnes mœurs. On choisit pour ces fonctions les prêtres qui s’étaient le plus distingués par leur zèle et leur dévouement, et naturellement l’abbé Terme se trouva du nombre.

Il faut avoir vécu de ce temps pour comprendre l’enthousiasme que ces prédicateurs éveillaient, après 35 ans de guerres ou de révolutions. Quand une mission était annoncée dans un village, on y accourait de tous les villages environnants, quelquefois de bien loin, et la plantation de la croix de la mission, qui terminait toujours la neuvaine, se faisait au milieu d’une prodigieuse affluence de fidèles et des témoignages les plus touchants de leur part. Nous nous souvenons qu’une mission étant donnée à Chassiers vers 1833, la moitié au moins de la population de Largentière y montait tous les jours, malgré le froid et le mauvais chemin, et le courant des esprits était alors tel qu’on promettait aux enfants comme une faveur de les y conduire.

Parmi les missionnaires de ce temps, quelques-uns sont restés dans la mémoire populaire avec une auréole de sainteté qui prouve que, quel que fût ou ne fût pas leur talent de parole, ils avaient au moins une éloquence à eux. Une autre preuve de fait, c’est qu’ils réussissaient admirablement à faire des conversions, et que là où ils avaient passé, on voyait ordinairement ceux qui avaient été les plus fougueux ennemis de la religion, sous la République, se montrer maintenant les plus empressés aux exercices religieux, tenir la tête des processions et des confréries. Ceux que l’on cite le plus, après l’abbé Terme, sont :

L’abbé Savin, devenu plus tard curé de la cathédrale de Viviers ;

L’abbé Fustier, le fondateur du collège de Maisonseule, qui fusionna ensuite avec les Basiliens, et devint curé de Saint-Félicien ;

L’abbé Bonnaure, de Rosières, qui est mort curé de Thueytz ;

L’abbé Béraud, de Juvinas, plus tard curé des Assions ;

L’abbé Allignol ;

L’abbé Haon, qui se ruina en cas de conscience, ayant toujours peur de s’être trompé dans les conseils qu’on lui demandait sur les points délicats, et qui résolvait le problème en payant de sa bourse ; il est mort aumônier du couvent de Boulieu.

Les villages les plus reculés sont pleins du souvenir de ces missionnaires, et une preuve palpable de l’effet produit par leur parole, se trouve ordinairement dans la croix de la mission qui rappelle la date de leur passage. Ces monuments témoignent, par leurs proportions, des efforts surhumains qu’ont dû faire pour les élever de pauvres paysans qui n’avaient que leurs bras et leurs épaules pour en transporter les lourds matériaux.

A Antraigues, à la suite de la mission, donnée en février 1828 par MM. Bonnaure, Haon, Savin et Terme, on planta une croix en bois de châtaignier, de dix mètres de hauteur, à l’endroit dit la Mission (croix abattue par un orage en 1884).

A Sablières, en 1825, on planta aussi une croix en bois monumentale qui, étant tombée de vétusté, a été remplacée par une croix de fer, mais le piédestal, formé d’énormes blocs en grès de Planzolles, dit assez haut la peine qu’eurent les habitants pour apporter, par les sentiers que l’on sait, ces blocs à Sablières.

On retrouve les mêmes missionnaires à Payzac en 1826. La croix de la mission fut dressée à l’endroit où s’élève aujourd’hui la chapelle funéraire de M. le baron Chaurand.

Le choix de l’abbé Terme pour les missions avait été un coup de foudre pour sa petite communauté, qui déjà avait commencé à fournir des institutrices en dehors d’Aps. Mais ces appréhensions ne tardèrent pas à s’évanouir, les missions du zélé fondateur lui ayant donné, au contraire, les moyens de lui faire de nouvelles recrues. C’est dans la mission, prêchée à Sablières, que l’abbé Terme gagna à sa communauté une âme destinée à exercer une grande influence sur son développement : nous voulons parler de la sœur Thérèse (Victoire Couderc), qui fut la première supérieure des religieuses de la Retraite et qui peut en être considérée comme la seconde fondatrice.

Sœur Thérèse, née à Sablières en 1805, avait été élevée dans un couvent des Vans. Elle entra au noviciat d’Aps en 1824. Ce petit établissement était encore à l’état rudimentaire, et les sœurs, que ne distinguait aucun costume particulier, n’étaient connues que comme une modeste association de saintes filles, qui se destinaient à instruire les petits enfants et à soigner les malades.

Le séjour du pieux missionnaire à Lalouvesc lui fit apercevoir l’utilité d’une autre tâche à leur confier. Le tombeau de saint Jean-François-Régis attirait depuis longtemps dans ce lieu de nombreux pèlerins, et l’affluence s’était encore accrue après la Révolution, précisément à cause des obstacles que la piété des fidèles avait rencontrés de ce côté. On sait trop à quels abus peuvent donner lieu les pèlerinages. Pour les prévenir, l’abbé Terme conçut le projet d’établir à Lalouvesc une maison où l’on recevrait les femmes qui viendraient y faire leur neuvaine – ce qu’on appelle aujourd’hui une retraite. Dès l’année 1825, il loua une maison où deux pieuses filles, Anne Buisson et Marie Blache, commencèrent à recevoir les pèlerines. Peu après, il fit bâtir la maison de Lalouvesc, mais sans aucune ressource, comptant uniquement sur la Providence. Dès qu’il y eut quelques pièces habitables, il fit venir sa petite communauté sur le tombeau de saint Régis (en 1827), lui donna l’habit religieux, le voile noir et la guimpe violette. La sœur Thérèse, qui avait été nommée supérieure après le départ de la sœur Claire, redescendue à Aps pour raison de santé, était déjà là en 1828, présidant aux pieux exercices des pèlerines ainsi réunies.

A mesure que l’utilité de cette nouvelle tâche de sa communauté s’accentuait, l’abbé Terme se préoccupait d’en assurer la continuation. Comment faire vivre les sœurs de Lalouvesc, alors que l’absence des pèlerins les laissait seules et sans ressources pendant les longs mois d’hiver ? Il y avait bien déjà dans le pays la fabrication des chapelets, mais elle implique un mélange des deux sexes qu’il était prudent d’éviter. L’abbé Terme, se rappelant alors les services que saint Jean-François-Régis avait rendus aux femmes de la Haute-Loire, en protégeant et développant parmi elles la fabrication de la dentelle, eut l’idée de créer pour ses sœurs de Lalouvesc une industrie que des femmes réunies en communauté pussent exercer sans aucun concours extérieur. Cette industrie serait celle des rubans ; il fit venir pour cela des métiers de Saint-Etienne et organisa un atelier qui valut aux sœurs le nom de rubannières. Il espérait qu’elles gagneraient ainsi de quoi bâtir un couvent. Mais, par suite de diverses causes, notamment de l’insuffisance des commandes, l’exécution de ce projet aboutit à un insuccès complet ; il fallut vendre tout le matériel, on ne put même rentrer dans les avances faites, et il en résulta de sérieux embarras pour l’initiateur de l’entreprise.

Des âmes charitables lui donnèrent alors, pour sauver l’œuvre elle-même, une petite somme avec laquelle il put faire construire une très modeste maison sur le chemin du village à la fontaine. On peut encore voir cette maison qui a été religieusement conservée, telle qu’elle existait à la mort de l’abbé Terme : elle est enclavée dans la maison des dames de la Retraite qui a été bâtie depuis, et en forme un angle.

Le saint missionnaire parcourait chaque année plusieurs paroisses du diocèse, et ses prédications jointes à ses exemples produisaient de grands fruits. Après les événements de 1830, ses collaborateurs lui furent enlevés, l’évêque leur ayant confié le soin de diverses paroisses. L’abbé Terme fut seul laissé à ses fonctions et persévéra malgré la critique : « On disait qu’il n’était pas bon orateur ; mais ce reproche le préoccupait fort peu, car il avait pour maxime de ne pas prendre le jugement des hommes pour mobile de ses actions, mais Jésus-Christ seul. Je serais bien malheureux, disait-il, si je cherchais les applaudissements des hommes, et puis Notre-Seigneur a bien été critiqué ; il me fait même trop d’honneur en me faisant le compagnon de ses humiliations » (7).

Les récits de la vie de l’abbé Terme nous ramènent à ces belles légendes qui transportaient les âmes aux premiers temps du christianisme. Nous avons vu deux portraits de lui chez les sœurs de Saint-Régis à Aubenas. Le missionnaire y est représenté avec un front large, des yeux noirs très vifs, des cheveux noirs un peu bouclés, peu de barbe, une belle physionomie, ferme et douce, mais qui ne rend pas cependant l’expression de la personne, telle que nous nous la figurons d’après des témoignages contemporains.

Un des plus vieux curés de l’Ardèche, qui a connu personnellement ce saint homme, nous faisait récemment encore le récit d’une mission de trois semaines donnée par lui à Ruoms en novembre 1833. Sa parole excita, dans la population de ce village, un tel enthousiasme, que, lorsqu’il partit à cheval pour se rendre à Balazuc, toute la jeunesse de Ruoms voulut l’accompagner en triomphe, jusqu’à sa nouvelle destination. Le P. Sellier, qui présidait la mission, était très ardent et un peu brusque. Il eut beaucoup moins de succès que le P. Terme. Celui-ci était de haute taille, avec une physionomie calme et bienveillante, qui d’avance lui gagnait les cœurs. Aussi tout le monde le voulait-il pour confesseur. Il y avait dans ses paroles et dans ses gestes quelque chose de séraphique, comme si son âme se tenait au-dessus de ce monde, ce qui ne l’empêchait pas de donner les conseils les plus pratiques et les plus sensés.

« Il avait presque toujours son chapelet à la main et sa main dans sa manche, son bréviaire sous le bras, et il portait sa croix de missionnaire devant sa poitrine, un peu en travers, le pied entrant dans la boutonnière de sa soutane » (8). Les sœurs de Saint-Régis, d’Aubenas, ont ce crucifix et son livre des Evangiles, encadrés et suspendus dans leur salle d’études.

Un autre de ses contemporains nous faisait ainsi son portrait au physique et au moral :

« Il était maigre, avec une figure d’ascète, que semblaient illuminer les reflets de son grand crucifix de missionnaire. Il avait l’éloquence du cœur : pas de phrases, mais une foi profonde ».

Cette foi apparaît dans toutes les circonstances de sa vie et, si elle se manifeste parfois avec des apparences que notre siècle pourrait trouver naïves et singulières, les résultats obtenus ont prouvé, depuis et même avant sa mort, qu’elle procédait d’inspirations bien supérieures aux mobiles humains. Au risque de faire sourire les fortes têtes de village, je veux citer ici une lettre qu’au plus fort de ses embarras financiers, l’abbé Terme écrivait… à la Sainte Vierge :

O ma Maîtresse – Reine du Ciel
Mère de Dieu le Christ.

Quoique votre très indigne serviteur, me confiant en votre très grande miséricorde, j’ose cependant mettre sous vos yeux mes pressants besoins, car le bien d’autrui me pèse extrêmement. Chacun me demande et exige son argent, et entr’autres… ; de plus, des ouvriers, des fournisseurs nombreux dont je suis le débiteur à cause de cette maison que je vous ai donnée de tout mon cœur. Si je l’eusse donnée à une homme riche, il s’empresserait certainement de payer ce que je dois. Vous aussi, Ô Marie, ma Mère, vous pouvez, si vous voulez, même sans sollicitude, trouver de l’argent pour payer mes dettes.

J’ai donc recours à vous, Mère de mon Dieu, ne rejetez point ma prière dans sa grande nécessité, et surtout dans ce jour de votre triomphe glorieux dans le Ciel. Combien de fois les reines de la terre montrent leur générosité envers leurs sujets, au jour anniversaire de leur naissance ! Cependant elles ne sont au fond que des pauvres et des indigentes. Mais vous, Reine du Ciel, vous dont le visage miséricordieux est imploré par tous les riches du inonde, ayez pitié de moi et envoyez moi l’argent qui m’est nécessaire, si cependant ma demande doit servir à la gloire du nom de votre fils et à votre honneur ; et encore quand même je vous offre tout ce que j’ai, je vous le donne, ou plutôt je vous l’abandonne, afin que je n’en sois point le possesseur, mais vous, Ô ma Mère ! C’est ainsi que je le veux, c’est ainsi que je le désire, afin de vous être agréable. Mais aussi ma très pauvre âme, qui a beaucoup péché contre vous et contre votre fils unique, ainsi que toutes les âmes des filles de Saint-Régis vous sont dévouées présentement et vous seront dévouées éternellement. – Ainsi soit-il !

Votre très dévột serviteur
J. P. E. TERME (9).

Une autre fois, sous le poids de sa détresse, il frappe à la porte du tabernacle, en criant : « Mon Dieu, je sais que vous êtes là, venez à mon secours ! ».

Le lendemain, il recevait d’une généreuse dame de Saint-Félicien (la comtesse de Dienne), une somme de deux mille francs.

C’est lui-même qui raconte le fait, dans une lettre datée du 21 décembre 1830 :

« Enfin, dit-il, J.-C. est venu à mon secours par un miracle. Je pris la liberté de frapper à la porte du tabernacle, parce que j’étais dans la peine, et une personne n’a pas tardé de me faire porter 2.000 francs qu’elle me donne. J’en avais bien besoin. Que Dieu est bon ! Que sa Providence est admirable ! Je vous écris ce trait pour vous engager à remercier le bon Dieu et à prier pour la personne dont il s’est servi pour venir à notre secours. Ayez aussi, de votre côté, grande confiance. Prions. Ne nous lassons pas d’élever vers les cieux des mains suppliantes. Je vous laisse dans le cœur de Jésus ».

Au risque de faire rire encore plus fort les sceptiques, nous allons donner ici un autre acte – nous allions dire une charte – de l’abbé Terme, datée de 1831. Ce n’est pas un modèle de rhétorique, et les pédagogues feront bien de ne pas le lire. Pour les autres, c’est-à-dire pour ceux qui comprennent la sublimité d’une foi sincère et les avantages que la société peut en retirer, cet écrit, que nous reproduisons dans son admirable simplicité, ne fera certainement qu’ajouter à leur estime et à leur respect pour son auteur. D’ailleurs, il contient sur les commencements de l’œuvre des détails d’un véritable intérêt.


Au nom de la T. S. Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, moi, Jean-Pierre-Etienne Terme, prêtre et indigne missionnaire de J.-C., mon Sauveur, très infidèle serviteur de la Mère de mon Jésus ; devant la très haute et très puissante et très auguste Reine des anges et des hommes, la divine Marie ; en présence de saint Régis et de toute la cour céleste ;

Je reconnais humblement et sincèrement que la maison habitée à Lalouvesc par les sœurs de Saint-Régis ne m’appartient point, que c’est à tort que les hommes croient que j’en suis le propriétaire, à cause sans doute que la vente de son emplacement et de ses environs se trouve passée en mon nom ; mais je déclare ici, toujours en présence de la cour céleste et sous les yeux de J.-C., que ce n’est pas moi qui l’ai fait bâtir, que ce n’est pas de mon argent que j’ai payé les ouvriers. Je ne sais pas même comment tout cela s’est fait. Je suis étonné qu’on ait pris un si vaste plan, ce n’est pas moi qui l’ai tracé. Je ne comprends pas comment, sans argent, sans ressources, on a eu la hardiesse d’acheter un emplacement si cher, de faire ramasser des matériaux et en grande quantité, d’appeler au chantier un grand nombre d’ouvriers. Ce que je comprends encore moins, c’est que tous ces ouvriers aient été bien payés et bien contents, qu’ils aient même fait de bonnes affaires. Je dois à la vérité de dire ici que non seulement je n’avais rien, mais que je devais encore beaucoup de la maison d’Aps. Qui donc a fait bâtir là cette maison appelée de Saint-Régis ?

Vous vous trompez tous, vous qui vous figurez que c’est l’abbé Terme du Plagnal. Et pour dire vrai, je ne connais point d’hommes qui aient fait bâtir cette maison, et je crois franchement que les hommes n’y sont pour rien. Mais plusieurs prétendent que les filles qui l’habitent sont riches et qu’elles ont apporté des sommes d’argent : autre erreur ! elles sont toutes pauvres aux yeux de ceux qui les connaissent ; les plus riches n’ont pas seulement 2.000 francs ; les autres ont bien moins donné ; le plus grand nombre n’a rien donné du tout, et plusieurs n’ont pas même payé leur pension, et à quelques-unes il a fallu faire leur trousseau. Il est, d’ailleurs, de toute évidence que le travail que font la plupart dans la maison, ne pourrait pas les nourrir, encore moins les entretenir. Et cependant toutes y sont bien habillées, mieux nourries que ne le sont aujourd’hui un très grand nombre de pauvres de J.-C., et un grand nombre de religieuses. Oui, ô mon Dieu, je reconnais qu’il est de toute évidence que c’est là votre œuvre, que c’est votre divine Providence qui nourrit, qui habille les personnes qui l’habitent ; en sorte que les meubles dont on fait usage, les habits dont on se revêt, le pain qu’on y mange, sont aussi sûrement un présent de votre main, que l’était la manne dont vous avez nourri votre peuple pendant quarante ans dans le désert. Pour venir tout à la fois ou bien jour par jour, il n’en est pas moins miraculeux le pain qu’on y mange, et, quoique leurs vêtements s’usent, qu’est-ce que cela fait, puisque vous leur donnez aussitôt le moyen d’en faire d’autres ?

O Marie, ô ma Mère, n’est-ce pas par vous que tous les biens me sont donnés, puisque vous êtes la trésorière du Ciel ? J’en fais de nouveau ici la déclaration, ô divine Reine ; cette maison ne m’appartient pas, elle est à vous par toutes sortes de titres, et, si ceux que l’opinion des hommes me prête, pouvaient être de quelque valeur ou avoir quelque réalité, je vous les cède, je vous les transmets, je m’en dépouille et avec plaisir autant qu’avec justice ; je vous donne autant que j’aurais de droit, car elle vous appartient mieux qu’à moi. Je vous donne purement et simplement mais irrévocablement, pour le temps et pour l’éternité, cette maison avec toutes ses dépendances, soit à Lalouvesc, soit ailleurs, ne voulant pas même me réserver une aiguillée de fil ni prétendre à rien. Je vous consacre de même toutes les filles qui l’habitent, et je ne veux plus qu’elles m’appellent Père, si elles ne sont vos filles de cœur et d’âme, si elles ne vous sont pas soumises du plus profond de leur cœur.

O ma Mère, je sens que je vous fais un présent bien puéril. Par ma volonté propre, il est indigne de vous ; je l’ai gâté, je mérite d’être refusé, et cependant j’espère que vous l’aurez pour agréable. Non, ma Mère, jamais vous ne pourrez vous résoudre à rejeter une maison dans laquelle votre bon Jésus a voulu prendre une chambre ; sa présence dans cette maison purifie tout, et vous ne dédaignerez pas de prendre pour vos filles ces pauvres filles, ces pauvres enfants, qui ont l’insigne faveur, le bonheur d’habiter sous le même toit que Jésus, votre Fils. Voyez comme votre bon Jésus les laisse travailler, comme il leur permet de manger, de dormir, de se récréer, de rire, dans la même maison qu’il habite lui-même. Oui, vous les sauverez du mal, vous les recevrez, vous les protégerez, vous en ferez des saintes ; et, s’il est bien vrai que je suis leur supérieur dans la foi et leur père en J.-C., dès ce moment je vous établis, vous, pour leur supérieure générale. Je vous prie d’accepter cet office pour l’amour de Jésus et pour la gloire de Dieu le père, dont vous êtes la fille bien-aimée, en l’honneur du Saint-Esprit dont vous êtes l’épouse chérie. Recevez-les toutes sans exception sous votre gouvernement céleste, celles qui sont à Lalouvesc, comme celles qui sont à Aps, à Mayres, au Plagnal, à Lesperon, à Lamastre, à Saint-Pal (Haute-Loire), à Valvignères. Je vous donne et vous soumets avec la même affection mes chères filles venues de Lyon. Qu’elles soient à vous pour toujours, ô ma Mère. Je ne vous ai rien dit de moi-même, mais vous connaissez mes besoins ; vous savez que je suis un pauvre prêtre, et combien les prêtres ont besoin des miséricordes du Seigneur. O ma chère Mère, ce ne sera pas en vain que je vous aurai appelée Mère de miséricorde.

Si j’osais vous prier de présenter nos biens, nos personnes, à Jésus, votre divin Fils, et le prier de nous recevoir tous en sacrifice d’amende honorable pour réparer les outrages faits à son amour, à son cœur, par les sacrilèges et toutes sortes de profanations. C’est dans ces vues que j’ose bien vous le dire, Ô ma Mère, que nous vous avons tout donné, que la supérieure s’est déposée pour que toutes ses filles devenues orphelines vous choisissent pour leur supérieure. Vous seule pouvez nous obtenir l’insigne faveur d’aimer votre Jésus, de compatir à votre Jésus outragé par les sacrilèges, d’arracher votre Jésus des mains des profanateurs. – Et pour vous prouver qu’elles entrent et persévèrent toutes avec moi dans la connaissance de ces vérités et dans ces dispositions, elles signent ici avec le plus petit et le plus indigne de vos serviteurs. Jean-Pierre-Etienne Terme, missionnaire de Saint-Régis, le 12 septembre 1831.


L’abbé Terme a passé dix ans de sa vie, comme saint Jean-François-Régis, à évangéliser les campagnes du Vivarais. Les vieillards se rappellent ses missions à Notre-Dame-de Bon-Secours, à Notre-Dame-d’Ay, aux collèges d’Aubenas et de Vernoux, à Saint-Romain-le-Désert, à Thueytz, à Mayres, à De Ruoms, à Saint-Etienne-de-Lugdarès, etc., etc. Tout le monde pleurait à ses sermons, et chacune de ses missions était marquée par une sorte de transformation morale du pays où il avait prêché. Les usuriers rendaient l’argent illégalement perçu, les ennemis se réconciliaient, la paix rentrait dans les familles. Partout il établissait la confrérie de l’Immaculée Conception, et Saint-Etienne-de-Lugdarès, son chef-lieu cantonal, fut un des premiers endroits où il introduisit cette pieuse institution, pour laquelle il a écrit un Règlement (vers 1824). C’est lui aussi qui est l’auteur du Règlement pour la Congrégation de la Sainte Famille, par un missionnaire de saint Régis.

Un incident, caractéristique de son zèle, qui rappelle certains traits de la vie de saint Jean-François-Régis, eut lieu, à cette occasion, à Mayres. Il avait prêché dans l’église de ce bourg, en insistant comme d’habitude sur la nécessité pour les jeunes personnes d’être très réservées dans leurs rapports avec les jeunes gens, comme condition première de leur admission dans la confrérie. Il paraît que les jeunes filles, au moins un certain nombre, trouvant la condition trop dure, refusèrent de se faire recevoir congréganistes. A son sermon du soir, le missionnaire s’adressa encore aux jeunes filles, en disant que Marie ne voulait sous sa bannière que des filles sages et modestes, ayant le désir d’imiter les vertus de la mère de Dieu. Au moment où le curé de Mayres allait donner la bénédiction du Saint-Sacrement, le missionnaire, frappant rudement sur sa chaire, s’écria : Arrêtez, arrêtez, ministre de Jésus-Christ ! Qu’allez-vous faire ? Vous allez donner la bénédiction à un peuple qui en est indigne ; arrêtez !

A ces mots, le curé remet le Saint Sacrement sur l’autel, et, tenant sa tête à deux mains, tombe à genoux. L’assistance entière est consternée. On n’entend que pleurs et sanglots. Les jeunes filles se mettent alors à crier tout haut : Monsieur, nous voulons être congréganistes ! Oui, Monsieur, nous serons congréganistes !

Un dimanche, à Lalouvesc, des jeunes gens dansaient dans une auberge, non loin de l’église. Pendant vêpres, ils continuèrent leurs cris et leurs divertissements. L’abbé Terme y alla et voulut faire sortir les filles. Les garçons l’insultèrent avec menaces. Le missionnaire, ouvrant sa poitrine, leur dit : Frappez-moi, mes amis, mais cessez d’offenser Dieu !

« Les dernières années de sa vie, dit encore la Notice déjà citée, il faisait mettre à la première place de la table, à Lalouvesc, la statue de N.-S. le vendredi, et celle de la S. V. le samedi ; pendant le dîner, ils étaient les premiers servis, et c’était pour les pauvres ».

Il allait quelquefois prêcher des missions en dehors du département. C’est à l’une d’elles que se rattache un petit incident. Arrêté à son passage à Lyon, il resta un jour en prison, à cause des papiers jugés compromettants qu’il portait avec lui ; mais vérification faite, on trouva que c’étaient des sermons. L’incident est de l’année 1830.

A cette époque, l’œuvre des retraites était en pleine activité à Lalouvesc. L’abbé Terme y formait ses religieuses par des instructions parfaitement appropriées au but de la fondation et qui donnèrent dès le début les meilleurs résultats.

A celles de ses sœurs qui faisaient l’école, l’abbé Terme donnait aussi les plus sages conseils. L’extrait suivant d’une lettre, qu’il écrivait, le 28 juin 1828, à la sœur Agnès, supérieure au Plagnal, en indique assez le sens général :

« … L’humilité, la patience, la charité, ne rien dire, ne rien faire qui fasse de la peine aux autres ; souffrir tout ce qu’on dit, tout ce qu’on fait, qui nous est désagréable, sans nous plaindre et sans murmurer ; s’aimer mutuellement, se prévenir avec honnêteté ; pas une parole grossière ; jamais de rapports, jamais de médisance les unes des autres… ; ne jamais perdre le temps à écouter les rapports des personnes qui font bien ou mal ; dire honnêtement aux personnes du dehors que notre règle nous défend ces sortes de conversations ; être toujours ensemble et n’écouter personne du dehors, si ce n’est en raison de nécessité ou de charité ; n’aller jamais dans les maisons que pour voir les malades, et ne pas sortir seule même à la cure ; aimer le silence et le recueillement et, en récréations, s’entretenir de choses utiles ; plier les volontés par l’obéissance, et mettre les désobéissantes à la porte : voilà des choses qu’il ne faut cesser de répéter… »

Une de ses plus pressantes recommandations était en faveur des pauvres, et dans ses paroles se peignait toute la tendresse de son cœur : « Mes sœurs, voyez toujours la personne de J.-C, dans ces pauvres petites créatures qui sont souvent mal habillées et peut-être manquent de pain. S’il vous était permis d’avoir des préférences dans vos classes, qu’elles soient pour ces chères enfants. Donnez-leur à manger vous-mêmes et tâchez de leur trouver entre toutes des habits pour les défendre du froid. Quand vous ne pouvez pas faire pour les pauvres tout ce que vous désireriez, faites-leur l’aumône spirituelle, accueillez-les avec bonté, encouragez-les à faire un bon usage de leur état de privation, consolez-les en leur rappelant que N.-S. a été pauvre pour l’amour de nous. Ne renvoyez jamais une enfant de vos classes, parce que ses parents ne peuvent pas vous payer ; au contraire, informez-vous si tous les enfants pauvres de la paroisse fréquentent votre école, faites en sorte de les avoir ».

Voilà une preuve entre mille que le catholicisme n’avait pas attendu la république actuelle pour réaliser l’instruction gratuite, et cela sans frais pour les contribuables.

L’abbé Terme avait un si grand respect pour l’enfance qu’il ne tutoyait pas les enfants et voulait que ses sœurs fissent de même.

Il savait aussi renfermer son zèle évangélique dans les bornes du précepte : Redde Cœsari… Dans une de ses lettres, datée de 1830, on lit : « Laissons les hommes se débattre sur les constitutions, sur les lois, etc. Nous avons une mission plus noble à remplir : c’est de faire connaître J.-C., de prêcher l’amour de son divin Cour, d’inspirer une tendre dévotion envers Marie… ».

L’évêque de Viviers avait une telle estime pour l’abbé Terme, qu’il lui avait confié la haute direction de toutes les communautés religieuses du haut Vivarais (en 1832).

L’abbé Terme professait une grande admiration pour les Jésuites, et, dès la dissolution des missionnaires diocésains, il songea à les appeler à Lalouvesc, à la garde du tombeau de saint Régis. Son intention était même d’entrer dans leur institut, et son admission officielle, momentanément ajournée en vue du règlement préalable des dettes de l’entreprise rubannière, paraît avoir eu lieu ultérieurement (10). Quelque temps avant sa mort, il alla faire une retraite chez les Jésuites de Vals près du Puy, et il semble qu’à son retour une grande lumière se fût faite dans son esprit sur l’organisation définitive à donner à son œuvre. Jusque-là peut-être s’en était-il remis à la Providence pour en déterminer exactement les objets. Il est certain que l’éducation des petites filles avait été le but primitif de sa fondation, mais il est non moins certain qu’il y avait ajouté l’œuvre des retraites pour les femmes et les jeunes filles qui venaient en pèlerinage à Lalouvesc, et c’est dans ce dernier but qu’il avait bâti la maison de recueillement où elles étaient reçues. Quoi qu’il en soit, la réunion des deux tâches paraissait à quelques-uns, notamment à la sœur Thérèse, d’accord en cela avec les Pères Jésuites, une source de difficultés, et peut-être l’abbé Terme cherchait-il lui-même un moyen de diviser l’œuvre, quand il fut surpris par la mort.

Cet événement eut lieu en 1834, dans les circonstances suivantes :

L’abbé Terme avait assisté, le 3 septembre, à la translation des reliques de saint Jean-François-Régis, qui se fit en présence d’environ 25.000 personnes, dont 3 évêques et 400 prêtres. Le jour de la Toussaint, il prêcha à Lalouvesc, sur le grand nombre des élus. Il partit le soir même, et se rendit d’abord à Viviers, d’où il alla prêcher une mission à la Narce. Il paraît que des fièvres pernicieuses sévissaient alors dans cette commune et qu’il en fut assez fatigué. Tandis qu’il y était encore, le curé du Plagnal le pria de venir évangéliser ses concitoyens, et son beau-frère Devidal lui amena un cheval pour faire le voyage. L’abbé Terme obéit à l’invitation, malgré son mauvais état de santé. Mais, au bout de trois jours, il tomba gravement malade et mourut, après quatorze jours de maladie, dans la maison des sœurs de Saint-Régis, le 12 décembre.

Quelle était alors la situation de la congrégation créée par le défunt ?

Le foyer était à Lalouvesc, où la sœur Thérèse (Couderc) était supérieure de la communauté avec la sœur Stanislas (Anne Buisson) pour économe. Les religieuses employées à l’instruction étaient disséminées à Aps, Brahic, Valvignères, Lesperon, le Plagnal, Thueytz, Mayres, Lamastre, Saint-Pal (Haute-Loire) (11), etc. Mais Lalouvesc était le centre et toutes les sœurs venaient chaque année y faire leur retraite. La sœur Thérèse était l’âme de ces réunions, et c’est la Providence qui l’avait en quelque sorte conduite à l’abbé Terme pour devenir la pierre fondamentale de sa maison. Lors de l’essai d’industrie rubannière, elle avait été adjointe à la nièce du curé du Plagnal, qui avait la direction de l’atelier, mais celle-ci ayant été rappelée dans son pays, la sœur Thérèse se trouva seule chargée du fardeau et, comme elle avait, avec une foi très vive, des qualités fort utiles dans ce bas monde, c’est-à-dire beaucoup de jugement et d’activité au service d’un caractère doux et fort, l’abbé Terme reconnut bientôt qu’il avait en elle un précieux auxiliaire.

L’abbé Terme dit dans son testament :

« Je recommande mes chères filles de la Retraite à leur glorieux patron, saint Régis, à Mgr l’évêque de Viviers et aux Pères Jésuites. Je donne et lègue à la dernière vivante des demoiselles Couderc, habitant à Lalouvesc, Anne Buisson habitant à Lalouvesc, Marguerite Barrial, habitant au Plagnal, et Rosalie Grégoire, habitant à Aps, tout ce qui m’appartiendra à ma mort, en quoi que cela consiste ou puisse consister… »

C’est alors que se posa la question, laissée indécise par le défunt, au sujet du double but de l’œuvre.

La sœur Thérèse était depuis longtemps convaincue que les deux tâches devaient être divisées et en avait souvent parlé à l’abbé Terme. Elle fit valoir cette opinion auprès de l’évêque de Viviers et du Provincial des Jésuites, le P. Renault.

Après quelques tâtonnements, on résolut de remettre aux sœurs elles-mêmes le soin de résoudre la question. Pour cela, on les convoqua toutes à Lalouvesc et on les invita à faire connaître leur sentiment. Le plus grand nombre opta pour le but primitif de la congrégation, c’est-à-dire l’école. Une douzaine seulement se prononcèrent pour l’œuvre des retraites et restèrent avec la sœur Thérèse. Deux des héritières ayant opté pour les retraites et les deux autres pour l’école, il n’y eut plus alors qu’à régler les affaires d’intérêt, ce qui eut lieu en 1835 ou 1836. Les religieuses de la Retraite gardèrent la maison de Lalouvesc, bâtie d’ailleurs spécialement pour les retraites, en dédommageant les sœurs de Saint-Régis.

Celles-ci s’installèrent d’abord à Mayres, avec la sœur Stanislas (Anne Buisson) pour première supérieure, et la sœur Agnès (Marguerite Barrial) pour assistante. Une bonne fortune pour elles fut l’entrée dans leurs rangs des demoiselles Lemaire (parentes de l’ancien propriétaire du domaine de la Chavade), qui étaient aussi pieuses que capables et contribuèrent beaucoup au succès de l’établissement. Aujourd’hui cette branche de l’œuvre de l’abbé Terme est en pleine prospérité, grâce à la sagesse de son administration et au dévouement de ses membres. La maison mère, qui fut transférée à Aubenas au mois d’août 1844, est un des plus importants établissements religieux de la contrée et a de nombreuses écoles dans l’Ardèche et dans les départements environnants. Elle en aurait bien davantage si elle pouvait répondre à toutes les demandes qui lui sont adressées. Elle a aussi un pensionnat et une maison spéciale pour le soin des malades à Asnières (Seine).

En visitant, l’été dernier, la maison-mère des sœurs de Saint-Régis à Aubenas, le cardinal Bourret leur adressa une allocution dont un passage, recueilli de mémoire, mérite d’être rapporté :

« Dans les premières années de votre Congrégation, un certain nombre de religieuses de Saint-Régis crurent devoir s’occuper exclusivement des retraites et des œuvres spéciales de miséricorde. Dieu, dans, sa sagesse, veut que l’on ne délaisse personne. Vous avez pris pour votre part l’éducation des jeunes filles dans les campagnes et les petites paroisses, ainsi que toutes les œuvres de charité qui peuvent s’y rattacher. C’était là surtout ce qu’avait en vue le P. Terme quand il réunit ses premières religieuses. Conservez donc religieusement, avec le titre de religieuses de Saint-Régis et le costume qu’il vous a donné, l’amour qu’il eut pour les petites paroisses. Et lorsque vous aurez à choisir entre une fondation d’école dans une ville et une fondation dans une campagne, n’hésitez jamais ; que ce soit cette dernière qui ait vos préférences ».

L’autre branche, qui prit le nom de Notre-Dame de la Retraite au Cénacle, pour honorer les instants de recueillement et de prière, qui précédèrent, dans le Cénacle de Jérusalem, l’effusion du Saint-Esprit, au jour de la Pentecôte, n’a pas eu un moindre succès, dans un cercle d’attributions différent.

« Les Dames de la Retraite, dit le P. Félix, ne sont ni des contemplatives, ni des éducatrices, ni des hospitalières. Elles sont établies dans le but de fournir aux femmes le moyen de faire une bonne retraite, de recevoir dignement les sacrements de pénitence et d’eucharistie, et de devenir ainsi, dans leur famille et dans leur pays, de vrais apôtres par leurs vertus et par leurs bons exemples ».

Leurs constitutions, écrites par le P. Fouillot, de Notre Dame-d’Ay, et approuvées par l’évêque de Viviers, Mgr Bonnel, en 1836, puis par son successeur, le futur cardinal Guibert, en 1844, ont reçu l’approbation du Saint-Siège en 1870.

La sœur Thérèse Couderc, après avoir considérablement agrandi la maison de Lalouvesc et bâti la chapelle, résigna ses fonctions de supérieure en 1838, pour rester simple religieuse. Elle a habité successivement diverses maisons de l’ordre, à Lyon, Montpellier, Paris, et c’est à Lyon qu’elle est entrée dans la paix éternelle en 1885, à l’âge de 80 ans. Elle s’était particulièrement occupée de l’installation de sa communauté à Lyon, près de Notre-Dame de Fourvières, qui eut lieu en 1845.

Nous avons vu, au dernier salon de peinture, le portrait de cette vénérable religieuse, œuvre de Joseph Aubert (un élève de Cabanel), et nous avons été frappé de la sereine énergie de cette figure. Il suffit de considérer l’expression de son regard et de ses traits, pour reconnaître ce qu’on appelle une femme de tête. Elle est représentée, les mains jointes sur sa poitrine, dans sa cellule de Lalouvesc, dont tout le mobilier consiste en un bureau de bois blanc, surmonté d’un crucifix, un prie-Dieu et une chaise. Elle a le bonnet et le voile noir qui, avec le manteau que les religieuses mettent seulement au chœur, constituent le costume de la Retraite, tandis que les sœurs de Saint-Régis ont gardé le costume primitif de la fondation, qui comprend, avec le voile noir, un bandeau blanc sur le front et la guimpe violette.

La maison de Lalouvesc est habitée, toute l’année, par les religieuses de la Retraite, occupées en hiver des œuvres locales et en été des pèlerinages. Elles y ont reçu, en 1893, plus de 600 retraitantes. Leur maison-mère, à cause des rigueurs du climat, fut transportée à Tournon, où l’immeuble qu’elles occupaient a été acquis par la communauté du Saint Cœur ; en 1850, elle alla s’établir à Paris, d’abord dans l’ancien hôtel de l’ambassade ottomane, rue du Regard, et ensuite (1883) dans la rue de la Chaise. Le noviciat est à Versailles. Outre Paris, la congrégation a un certain nombre de maisons en France, en Italie, en Angleterre et en Amérique. Son établissement à Rome date de 1879.

Quant au saint fondateur des deux communautés, il laissa une telle réputation de sainteté, qu’on put entendre, d’un bout de l’Ardèche à l’autre, du Plagnal à Lalouvesc, le cri qu’on avait déjà entendu, quand Dieu rappela à lui saint Régis : Le saint est mort ! Une foule de personnes vinrent prier sur sa tombe ; on y présentait des malades et on en emportait de la terre comme une relique précieuse. Il y a quelques années, les sœurs de Saint-Régis, d’Aubenas, voulurent faire transporter son corps dans leur couvent, mais elles durent renoncer à ce projet, devant l’émotion que cette nouvelle produisit sur la petite population du Plagnal, qui n’aurait consenti à aucun prix à se séparer des restes du saint.

Il ne faut pas confondre les sœurs de Saint-Régis, d’Aubenas, dont il s’agit ici, avec la Société de Saint-Régis, fondée à Paris pour l’extirpation du concubinage et la régularisation des unions illicites trop nombreuses dans la capitale. Celle-ci est due à l’initiative d’un vice-président du tribunal de la Seine, M. Gossin, qui en conçut l’idée dans un pèlerinage à Lalouvesc en 1824, c’est-à-dire en l’année même où l’abbé Terme commençait au même lieu sa carrière de missionnaire diocésain.

Toute cette histoire qui ressemble parfois à une légende des premiers temps du christianisme, mais qui s’appuie sur des traits principaux d’une authenticité incontestable, et pour les détails, sur des témoignages qui sont au moins d’une parfaite bonne foi, se déroula pour ainsi dire à nos regards, à chaque pas que nous faisions sur ces hautes montagnes. C’était le recto de ce misérable monde dont nous n’avions jusqu’ici bien vu que l’envers. Nous nous étions souvent demandé comment la société moderne pouvait subsister, avec tous les vices qui la déshonorent, toutes les passions qui l’agitent, tous les ulcères qui la rongent ? L’explication ne se trouve-t-elle pas dans le monde nouveau que nous venions d’apercevoir, dans ce trésor de foi et de vertu, qui persiste, en dépit de tout, dans les profondeurs de l’âme humaine et paralyse l’effet mortel de ses corruptions et de ses erreurs ?

Cet autre monde existe partout, mais il semble qu’il se manifeste davantage dans les régions les moins favorisées de la nature.

C’est de là que les apôtres descendent en plus grand nombre. Ce n’est pas seulement du sang nouveau, de la vie physique, qui coule des montagnes, pour aller raviver les races épuisées de la plaine, ce sont des fleuves de grâce et de santé morale.

M. Montaigne ne cherchait pas à dissimuler l’impression qu’avaient laissée sur lui cette évocation d’un passé récent et cette excursion en corps et en esprit au pays des saints ; et Branbran, constatant à ce propos les exemples de courage et de dévouement, que donnent en ce moment tant de pauvres prêtres de campagne pour soutenir les écoles libres, fit observer que le spectacle, dont nous sommes témoins aujourd’hui, n’était peut-être pas moins beau que celui des missionnaires du commencement du siècle, et prouvait, dans, tous les cas, que la sève religieuse n’avait rien perdu de sa force dans le grand arbre français.

Le jeune ingénieur fut frappé lui-même de tout ce qu’il venait d’apprendre, et me dit au retour : décidément il existe un monde d’idées et même de faits dont beaucoup de gens ne se doutent pas !

– Ce qui, répondis-je, est vraiment inconcevable, quand on songe à l’influence prépondérante que ce monde exerce sur l’autre, et au néant dans lequel celui-ci ne manquerait pas de tomber, s’il venait à être privé de son collaborateur spirituel. Imaginez, en effet, ce que seraient, par exemple, l’Ardèche et la Haute-Loire, en les supposant privées de toutes les œuvres d’instruction et de bienfaisance qu’ont semées chez elles les saints personnages dont nous venons d’évoquer le souvenir, et tant d’autres que nous ne connais sons pas.

– Que nous sommes petits, dit Branbran, à côté de tous ces fous et folles sublimes ! Je ne leur reprocherais qu’une chose, c’est de décourager par un excès de vertu les pauvres gens, comme nous, qui se sentent hors d’état de leur ressembler. Sachons au moins leur rendre justice. Pour moi, je pense, et je le dis hautement, que la mère Rivier, l’abbé Terme et Mlle Martel (12), pour ne citer que ceux-là, valaient et plus dans leur petit doigt que tous les députés, sénateurs et préfets de l’Ardèche et de la Haute-Loire ensemble, et je suis sûr que l’impartiale postérité ratifiera ce jugement.

Elle s’étonnera seulement que les gens d’en deçà et d’au delà du Mezenc aient pu rester si longtemps pour comprendre que les influences, aujourd’hui dominantes, tendent tout simplement à détruire l’édifice national, que la religion a élevé au prix de si longs et si pénibles efforts.

  1. Statistique de la Haute-Loire, Paris, 1824.
  2. Voir Filhol, Histoire d’Annonay, IV, 114 et suiv.
  3. Filhol, Histoire d’Annonay, IV.
  4. Guide du pieux fidèle de Viviers, 1887.
  5. L’oncle de M. Barrial, curé actuel de Saint-Agrève, dont toute la population de cette paroisse, quoiqu’à moitié protestante, a célébré, en septembre 1893, les noces d’or.
  6. La sœur Saint-Claire était une Marconnet, de La Chapelle-sous Aubenas. Elle était sortie de la Présentation, ainsi que ses deux premières adjointes.
  7. Extrait d’une Notice manuscrite, qui paraît être l’œuvre de Marguerite Barrial (sœur Pacifique), une des premières sœurs de Saint-Régis.
  8. Idem.
  9. Traduit sur l’autographe latin par le curé du Plagnal, le 21 du mois de Marie 1849.
  10. Voici la note qu’on trouve dans les lettres annuelles de la Compagnie de Jésus : « Lethali pleuritide correptus, dominus Therme è vivis sublatus est, cum jam inter nostros, ex speciali R. P. Provincialis gratiâ, adscriptus esset ». P. Curley, Le tombeau de saint Régis, p. 249..
  11. Les sœurs de Saint-Régis, du Pal, furent, après la mort de l’abbé Terme, affiliées aux sœurs de la Croix par l’évêque du Puy.
  12. La fondatrice des Béates de la Haute-Loire.