Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XXXI

Pradelles

Un morceau du roman rencontré en route. – La vieille histoire de Pradelles. – Le sanctuaire de Notre-Dame. – Le capitaine Druiac. – La chronique rimée de Pons Baudoin. – Le capitaine Chambaud. – La croix de Frère Vidal. – L’incendie de 1586. – Les Dominicains. – Le couvent de Notre-Dame. – L’hermitage du Mas de la Croix. – Les généraux Frévol de la Coste. – Le couronnement de la statue de Notre-Dame. – Ce qu’est la Vierge dans le dogme chrétien. – Les sœurs des hôpitaux. – Epidémie de petite vérole. – Une promenade dans le vieux Pradelles. – Le volcan d’Ardenne. – Le remplacement militaire dans l’ancien temps. – Notabilités du pays. – L’école des Frères. – Comment il faudrait réformer la loi scolaire. – Le curé Maurin. – Les finances des municipalités conservatrices et les autres.

De Saint-Etienne à Langogne, la voiture roula paisiblement le long de la vallée de l’Allier, chacun de nous plus ou moins absorbé par les souvenirs de l’excursion au pays des saints, et par suite fort indifférent à l’allure des chevaux, comme à la nouveauté des paysages et aux proverbes de Clairon.

Un moment cependant, l’ex-Zouave avait attiré notre attention par une exclamation de surprise, qui lui avait échappé, à la vue d’un groupe éloigné, qu’il avait aperçu descendant la route de Mende et se dirigeant vers Langogne.

Tous les regards se portèrent dans la direction indiquée par Clairon. Mais on ne vit rien, le groupe ayant disparu avec la route elle-même dans un pli de montagne, Seulement je crus apercevoir chez Branbran, qui partageait avec Clairon le privilège d’une vue perçante, et qui peut-être avait regardé avant nous, un mouvement instinctif aussitôt réprimé.

– Qu’avez-vous donc vu ? demanda M. Montaigne à l’ex-Zouave.

– J’ai vu un char-à-bancs monté par un homme, et deux femmes à cheval cheminant à côté.

– Comment as-tu pu, dit Branbran à l’ex-zouave, distinguer si c’était des hommes ou des femmes, lorsqu’à cette distance, les uns et les autres paraissent tout au plus grands comme des lapins ?

– C’est que, voyez-vous, répondit Clairon, les cavaliers portent des voiles bleus, preuve… que ce sont des cavalières.

– C’est ton imagination qui porte un voile bleu, mon brave.

Clairon ne répondit pas, sans paraître convaincu cependant de son erreur.

Au mot de voile bleu, Bodin, jusques-là fort occupé à prendre des notes et des esquisses dans son carnet, avait relevé la tête, et ses yeux avaient scruté mais vainement la montagne. L’amour est comme un de ces diablotins, qui jaillissent brusquement d’une boîte à surprises, si on presse un bouton. Les paroles du zouave avaient pressé le bouton. L’ingénieur s’était rappelé soudainement que nos deux amazones de Burzet et du lac d’Issarlès portaient des voiles bleus et dans l’état d’esprit où il se trouvait, ce ne pouvait être qu’elles dont Clairon avait aperçu la silhouette à l’horizon.

Au fond, je me demandais si, malgré toute l’invraisemblance d’une pareille rencontre, notre amoureux n’avait pas vu d’instinct ce que Clairon et Branbran avaient probablement reconnu de visu.

Nous arrivâmes à Langogne sans autre incident.

Pendant qu’on donnait l’avoine à Noir et Blanc, nous entendîmes le valet d’écurie dire à Clairon :

Tes chevaux, camarade, n’ont pas mauvais air ; mais ils ne valent pas ceux qui viennent de passer.

– Qui les montait ? demanda Clairon.

– Deux jolies dames, répondit l’autre, accompagnées d’un vieillot à longue redingote, perché sur un char-à-bancs. On a supposé que c’était le pasteur huguenot d’Alais avec ses filles.

– Est-ce qu’elles ne portaient pas des voiles bleus ?

– Bleus ou verts – possible. Je n’ai pris garde qu’aux bêtes.

– De quel côté se sont-ils dirigés ?

– Vers Pradelles où ils coucheront sans doute, car il est trop tard pour arriver de jour, soit au Puy soit à Aubenas.

Bodin aurait voulu qu’on repartît immédiatement pour Pradelles. Mais Branbran demanda grâce pour ses chevaux. Nous ne fîmes, d’ailleurs, à Langogne qu’une courte halte, que Bodin abrégea encore, pour sa part, en prenant les devants à pied. Nous le rejoignîmes au bout du pont de l’Allier. Aucun de nous ne fut bien étonné de le voir alors se placer sur le siège, à côté de Clairon, sous prétexte de mieux voir le pays.

Craignant d’être entendus de Bodin, nous nous contentions d’interroger Branbran du regard.

– C’est singulier, nous dit-il tout bas ; un morceau de roman rencontré en route !

De Langogne à Pradelles, il n’y a qu’une montée de cinq à six kilomètres qui gravit les contours de la vallée de Ribeyre, en empruntant le territoire de trois départements : en bas, la Lozère ; un peu plus haut, l’Ardèche, en écornant le bois de Lespéron ; au sommet, la Haute-Loire. Les perspectives de la route sont changeantes ; elle semble jouer à cache-cache avec le voyageur.

Branbran, dont les regards passaient au loin la revue des allants et des venants, se penchant à mon oreille, dit :

Si tu avais de bons yeux, mon bon, tu verrais là-haut, par delà ce bouquet de bois, le roman, c’est-à-dire… le pasteur et ses filles. Heureusement le jour commence à tomber, et je ne pense pas que le jeune homme puisse distinguer les voiles bleus, puisque je ne les distingue pas moi-même… à moins que l’instinct amoureux allonge ses facultés visuelles. Aïe ! je crains qu’il en soit ainsi, car, malgré la montée, il presse le pas de Noir et Blanc. Il faut que j’y mette ordre.

– A quoi penses-tu donc ? cria-t-il alors à Clairon. Ne vois-tu pas combien ça monte ? Est-ce que tu as juré la perte de mes chevaux ?

Clairon tourna vers son patron un regard qui voulait dire : Vous voyez bien que ce n’est pas moi qui conduis !

Bodin remit les rênes au zouave, et les chevaux reprirent leur pas mesuré des montées.

Un accident de terrain nous avait dérobé les voiles bleus. M. Montaigne, mis au courant de la situation, dit à Branbran : Je ne vois pas pourquoi on empêcherait ces chevaux de trotter, s’ils en ont envie !

– Ah ! oui, dit Branbran, s’ils en ont envie : that is the question. Ou plutôt, il est clair que l’envie de courir agite d’autres jambes que les leurs.

– Pourquoi, objecta le vieillard, empêcher le développement naturel du roman ?

Il se développera assez, que diable, mon digne ami, sans qu’il soit besoin d’en hâter la marche. En attendant, veuillez vous souvenir que je suis membre de la Société protectrice des animaux, et doublement intéressé à ne pas fatiguer Noir et Blanc.

Le groupe reparut au loin, à quelques pas de Pradelles, mais en forme confuse, car le jour commençait à tomber, ce qui n’empêcha pas l’ingénieur, dépité de ne rien voir, et plaidant le connu pour l’inconnu, de dire à Branbran :

– Eh bien ! croyez-vous toujours au pasteur d’Alais ?

– Demandez plutôt à Clairon, répondit Branbran.

Et Clairon lâcha sentencieusement le proverbe : Dans la nuit tous les chats sont gris.

Branbran me souffla à l’oreille :

Que diable sont-ils venus faire ici ? Est-ce M. Gerbier ou le Béat qui les accompagne ? Viennent-ils de Mende voir quelque parent ? Qu’est-ce que tout cela signifie au point de vue des amours de l’ingénieur ?

– Peut-être, lui dis-je, s’ils se sont arrêtés à Pradelles, pourrai-je savoir quelque chose par ma petite amie, la Sarrasine.

– M’est avis, dit Branbran, que nous ne verrons personne. Ces gens-là ont des yeux aussi bons que les nôtres, et, puisque nous les avons aperçus, il est probable qu’ils nous auront aussi reconnus, et qu’ils nous éviteront. Résignons-nous. Ce ne sera pas bien difficile à nous qui n’avons à faire qu’un sacrifice de curiosité. Et, quand au jeune homme, je ne sais s’il faut le plaindre ou l’envier d’être si sujet à la douce amère impression des voiles bleus qui flottent au vent.

En arrivant à Pradelles, l’ingénieur s’informa discrètement si l’on avait pas vu passer une voiture escortée de deux amazones.

Mais personne n’avait rien vu.

Et comme Bodin insistait, on lui répondit qu’il s’agissait probablement d’étrangers séjournant à Langogne, qui venaient quelquefois dîner à Ribains ou dans un autre château des environs.

– A moins, dit Branbran à Bodin, que nous n’ayons tout été dupes d’un mirage. Car je sais par expérience, qu’il s’en produit sur les hauts plateaux de nos montagnes comme dans les déserts du Sahara

Quelle folie aussi de s’imaginer qu’on puisse rencontrer les voiles bleus des vierges de Sainte-Eulalie courant les grands chemins entre Mende et Pradelles !


Pradelles (Prata alata) : la ville a trois ailes pour armoiries. Lieu bien nommé. Nulle part, on ne voit de plus belles prairies. Et nulle part aussi de plus vastes horizons. Le panorama au sud-ouest est incomparable. Sur la gauche, le majestueux mont Lozère, qui domine Villefort. Plus loin, la Margeride, et, à la droite de ce demi-cercle splendide, on soupçonne les montagnes du Cantal. Si l’on monte au-dessus du bourg, au point culminant de la route d’Aubenas au Puy, on a sous les yeux le cercle entier de l’horizon qui semble tracé au compas : les montagnes du Velay, le cratère de Bar au-dessus d’Allègre, la montagne de la Tortue (sur Yssingeaux), le Linon (entre Fay et le Mezenc), le Mezenc, le Gerbier-de-Jonc. Et le cercle se referme au mont Lozère.

Pradelles m’intéresse particulièrement, comme un vieux parent, dont on a été longtemps séparé. C’était autrefois une ville essentiellement vivaroise, d’abord parce qu’elle faisait partie de temps immémorial du diocèse de Viviers, et ensuite parce qu’elle formait le trait d’union du Vivarais, pays de la soie, du vin et des fruits sucrés, avec le Gévaudan et le Velay, pays de grains et de bétail. Placée entre Aubenas et le Puy, à peu près à égale distance, elle était le grand relais de l’une à l’autre, aussi bien du temps de l’ancienne Strade passant par la Souche et Saint-Etienne-de-Lugdarès, pour laquelle les seigneurs de Montlaur rendaient hommage aux évêques du Puy, qu’après l’ouverture de la belle route de la côte de Mayres, construite vers 1760 par les soins des Etats du Languedoc. Aussi Pradelles tenait-elle autrefois autant de place que la ville même du Puy dans les relations des vallées du bas Vivarais, et il n’est pas étonnant que ses habitants aient agi de toutes leurs forces, en 1790, lors de la nouvelle division de la France en départements, pour faire partie de l’Ardèche, plutôt que de la Haute-Loire. Il faut reconnaître, d’ailleurs, que la situation économique a complètement changé pour eux depuis la disparition des muletiers et l’ouverture du chemin de fer de Brioude, et que, d’un côté comme de l’autre, on ne songe plus à une association administrative définitivement condamnée par la force des choses.

Voici les traits principaux de son histoire :

On avait cru retrouver Pradelles dans trois passages du cartulaire de Saint-Chaffre, mais pour deux au moins, un examen plus attentif a démontré qu’il y avait erreur. C’est ainsi que l’église de Saint-Andéol, à la villa d’Escolenco, dans la vicaria P. lense (Pralense qu’on avait jugé être Pratellensi), a été retrouvée au hameau de Saint-Andéol-d’Escoulen, à Pranles, dans la vallée de l’Erieux : il est dès lors aisé de concevoir que cette église pût fournir à la maison-mère sa provision de vin pendant trois mois, ce qui ne s’expliquait pas avec Pradelles (1). Cette ville est-elle cachée sous les mots de Landry de Pratellas que contient un autre paragraphe ? – c’est aux érudits de la Haute-Loire qu’il appartient de résoudre la question.

Au moyen-âge, Pradelles appartenait au Velay pour la justice et dépendait du Vivarais pour tout le reste. Outre la suzeraineté honorifique de l’évêque du Puy, comte du Velay, elle avait plusieurs seigneurs pariers dont chacun avait sa tour et sa bannière, sa justice, ses cens et ses rentes.

Dès le XIIe siècle, Pradelles dépend de la baronnie de Luc. Guérin, baron de Luc, est qualifié seigneur de Pradelles dans un acte passé en 1177 avec le commandeur de Jalès et le baron de Portes.

Au XIIIe siècle, les seigneurs de Luc (Châteauneuf Randon et Polignac), rendent hommage à l’évêque du Puy, pour le château de Pradelles. Dans ce siècle et le suivant apparaissent les seigneurs pariers. Les plus puissants sont les Châteauneuf-Randon. Les autres sont les Béraud, les Beaune, les Ebrard, les Falcon, les Villate, les Guigues de la Roche-en-Régnier, etc. On peut voir leurs hommages aux évêques du Puy dans le Répertoire publié par M. Lascombes.

Dans un échange de 1253, entre Randon, haut seigneur de Pradelles, et Arnaud Falcon, damoiseau de Pradelles, la ville est désignée sous le nom de Castrum de Pratellis. Il est question d’une place del Mercato ou del Mercadil, preuve qu’on y tenait des marchés et probablement des foires. Dans cet échange, Falcon parle à Randon à la troisième personne du pluriel Vobis, et Randon parle à Falcon en le tutoyant (tibi) (2).

En 1269, un traité est conclu entre Randon de Châteauneuf, haut seigneur, et les seigneurs pariers : Bertrand, Béraud, Villate, Ebrard, Falcon et Bertrand de Beaune.

Les Belvezer de Jonchères, alliés aux Montagu-Bouzols, eurent, à certaines époques, la plus importante part de la seigneurie de Pradelles. On trouve au XVIIe siècle le mariage de Jeanne de Belvezet, l’héritière des Jonchères, avec Christophe de Beaune. On a vu que, déjà, au XIIIe siècle, les de Beaune étaient coseigneurs de Pradelles.

En 1450, la seigneurie de Pradelles est partagée entre trois seigneurs : les Levis (héritiers des Guigues de la Roche-en-Régnier) pour la seigneurie dominante, les de Beaune et les Villate.

Le 2 juin 1579, Claude de Beaune est seul seigneur de Pradelles. Ces de Beaune s’allièrent plus tard à la maison des Montagu-Bouzols. Le dernier qui ait porté ce nom est Joachim de Montagu-Beaune, dont la fille épousa le comte d’Auberville. De ce mariage, naquit une fille, Amélie, qui épousa le général de Lamoricière.


C’est le lieu de parler du sanctuaire de Notre-Dame de Pradelles, qui est encore l’objet d’un pèlerinage assez fréquenté. La statue est en bois de cèdre, et l’on croit qu’elle fut apportée d’Orient, à l’époque des croisades. Mais on en est réduit sur ce point à des conjectures.

Le P. Geyman, prieur des Dominicains de Pradelles (3), suppose qu’il y eut à Pradelles un premier sanctuaire, détruit lors de l’invasion sarrazine vers 732, et qu’on enfouit alors la statue retrouvée en 1512. M. l’abbé Arsac pense, au contraire, que cet événement remonte seulement à l’époque de la guerre de Cent ans, c’est-à-dire au XIVe siècle ou au commencement du XVe, et cette supposition puise une certaine vraisemblance dans les épreuves que Pradelles eut à subir pendant cette période.

Dès le début de la guerre de Cent ans, en 1343, une bande de brigands, qui se disaient de la Société de la Folie, avait pris pour théâtre de ses exploits les confins du Velay et du Vivarais. Le fait résulte d’une lettre de Pierre de Palu, sénéchal de Beaucaire, en date du 13 septembre, qui ordonne au trésorier royal de Nîmes de payer 35 livres tournois, pour les dépenses de Pierre de Rougemont et de ses hommes, chargés de poursuivre ces malfaiteurs, du côté de Pradelles et de Villefort. Le trésorier est encore invité à payer cent sols pour entretenir des espions en vue de se rendre plus facilement maître des brigands (4).

Plus tard, ce sont les routiers, Anglais, Flamands ou Gascons, aventuriers de toutes sortes, qui désolent la contrée.

En 1382, une de ces bandes, après avoir rançonné le Puy, détruit Pradelles et plusieurs des villages environnants (5).

En 1389, Pradelles est saccagé par d’autres bandes sous la conduite de Just Rolland, leur capitaine. Les enfants étaient pris comme otages et délivrés ensuite moyennant rançon (6).

En 1403, Pradelles est choisi par les députés du Velay, du Vivarais et du Gévaudan pour concerter des mesures contre les routiers.

En juillet 1419, cette ville est livrée à Rochebaron, qui tenait le parti des Bourguignons contre le roi de France, et cet événement fut l’objet d’une longue procédure contre les coupables qui a été racontée par les Tablettes du Velay (7).

Les Anglo-Bourguignons continuèrent la lutte, et Guillaume de Randon, ayant pris parti pour eux, ravagea le Gévaudan et le Velay, mit le feu aux faubourgs de Pradelles, appartenant à Philippe de Lévis, et courut jusqu’aux portes du Puy (8).

En 1523, la ville de Pradelles fut surprise le 3 juin par des brigands habillés en gendarmes. Ils saccagèrent les maisons et firent mourir plusieurs habitants. Peu de temps après, plusieurs de ces brigands furent arrêtés et conduits au Puy, où il furent rompus et eurent la tête tranchée (9).

C’est peut-être à cet événement, à moins que ce ne soit à quelqu’un des précédents, que se rapporte l’extrait suivant du Livre des légats de l’église de Pradelles :

« … Lesdits capitaux peuvent provenir de certaines fondations faites par les habitants de la ville de Pradelles, à l’occasion du massacre fait dans ladite ville par le capitaine Druiac, comme l’on peut le voir par le contrat reçu Bruschet, notaire, le 7 novembre 1563, où Claude Sabatier s’oblige à la pension annuelle de 3 livres 5 sols provenant de la susdite fondation… »

Quel est ce Druiac ? A la manière dont il est question du massacre, on peut supposer qu’il est bien antérieur à la date de l’acte en question, c’est-à-dire aux guerres religieuses du XVIe siècle.

Sur les premiers temps de cette triste époque, on a un précieux témoignage, quoique formulé en très mauvais vers. C’est une chronique rimée du notaire Pons Baudoin, sur les événements survenus à Pradelles de 1560 à 1579. Ce Baudouin mourut en 1618. Son poème est dédié à Gébelin, baile de Pradelles (10).

Après avoir décrit « l’âge d’or » qui régnait à Pradelles avant les troubles, le poète raconte les misères de l’an 1561 :

Feust-il pas bien nouveau en l’an soixante-un
Devoir soldats aux chemps, aux despens du commun,
Se loger çà et là, par escadrons et bandes,
N’apportant que malheurs et impositions grandes
Qu’a convenu payer du tout insupportables (11),
Si que plusieurs en sont devenus misérables.

Le 19 septembre 1568, un nombreux corps protestant se présente, sous les ordres de Montbrun et Pierregourde, et demande logement et vivres pour 10 000 hommes. On leur offre le logement dans le faubourg et une contribution de cent écus. Mais, une fois la somme reçue, ils envahissent et pillent la ville, saccagent l’église, massacrent trois prêtres et partent en annonçant l’arrivée de nouvelles bandes – ce qui terrifie tellement les habitants de Pradelles qu’ils abandonnent leurs foyers pour se réfugier dans les montagnes (12).

La paix ne leur apporta guère de soulagement, car elle fut suivie d’une grande famine en l’an 1572 et 1573, et l’auteur constate que les paysans furent alors fortement exploités par les usuriers et les spéculateurs en grains.

En 1575, un Boisverdun, catholique, essaya de surprendre Pradelles un dimanche gras, pour la livrer au maréchal Damville. Son entreprise échoua, mais elle coûta la vie à trois habitants et à un homme des plus estimés, Jean Arnoux.

Le soubstien et appui de la ville aux alarmes,
Estant toujours premier ayant la main aux armes…

En 1576 une tentative d’escalade contre la ville échoue. L’année suivante, les partisans de Damville,

Lesquels ne se disoient huguenots ni papistes,
Ains publioent partout estre mareschalistes,

s’emparèrent de divers lieux des environs :

Saint-Paul, Naussac, Langonie, lieux proches de Pradelles
Où commencèrent des actes sinistres et cruelles,
Ne cessant de courir de village en village,
De prendre et de piller argent, meuble et bagage,
De brusler et meurtrir, chose non moins hideuse
A la voir et ouyr, qu’étrange et prodigieuse…

Ces bandes s’enfuient à l’approche de Saint-Vidal.

A ce fléau succéda celui de la peste qui aurait fait dans la région de 12 à 1 300 victimes.

Encore le mutin Guérin de Vivaroys
Poursuit ceulx des logis par les champs et les bois,
Ne craignant l’infection, en print de prisonniers,
Emporta leur bagage, pour rançon heut deniers,
Qui causa à plusieurs habandonner la vie,
Soubs la mercy de Dieu et de la maladie.
De laquelle morurent, à ce premier rencontre,
De douze à treize cens personnes de bon compte.

Il n’est pas question de ce Guérin dans les chroniques vivaroises. Le chiffre des morts est peut-être exagéré.

Les Etats du Vivarais siégèrent à Pradelles en 1577, sous la garde de cent arquebusiers commandés par le comte de Tournon. Ils y siégeaient aussi en 1585, tandis que l’assemblée des contre-ligueurs tenait sa session à Privas. Celle-ci reconnaissait Jacques de Chambaud comme gouverneur du Vivarais, sous l’autorité du duc de Montmorency.

En 1582, Châtillon, chef des protestants, traite avec les chefs catholiques du Puy. Une indemnité de guerre est payée à Pradelles, où Châtillon commet des dégâts, pour venger la perte d’un de ses soldats pendu à la potence du château de Beaune (13).

Nous arrivons à l’événement militaire le plus important de l’histoire de Pradelles.

Le 10 mars 1588, un capitaine protestant, Chambaud, dont l’individualité est restée incertaine, pénétrait dans Pradelles, et, s’en croyant déjà le maître, criait Ville gagnée ! quand une voix lui répond, du sommet du rempart : Pa’ncaro (pas encore). Au même instant, une pierre vigoureusement lancée par une vieille femme, appelée Jeanne la Verdette, terminait brusquement sa vie et ses exploits. On dit qu’il fut enterré sous la porte dite portail de Saint-Pierre, située au couchant, où il avait été frappé. On ajoute qu’il n’y a pas bien longtemps qu’un maire mal avisé fit enlever la dalle qui recouvrait son corps.

Il est à noter qu’on n’a sur cet événement et sur la Verdette aucun témoignage direct. Les documents contemporains sont muets à cet égard. Et cependant le fait lui-même ne peut être révoqué en doute. Il est certain qu’il fut l’occasion d’un vœu fait par les habitants, devant De Abrige notaire, en vertu duquel chaque année, à 2 heures du matin, la grosse cloche de Pradelles sonnait l’alarme pour rappeler le danger auquel la ville avait échappé. Les traces de l’accomplissement de ce vœu se trouvent à chaque pas dans les délibérations municipales.

Citons en seulement quelques extraits :

Le 1er mars 1619, il est alloué :

« A messieurs les prêtres de Pradelles, pour la fondation de la messe du 10 mars – 3 livres ;

« Pour le sonneur de la cloche la nuit dudit jour – 16 sols ».

Le 8 avril 1644 :

« En premier lieu, au syndic des prêtres de l’église paroissiale de la présente ville, pour la célébration d’une messe fondée annuellement le 10 mars de l’année 1588, par délibération générale, la somme de 3 livres ;

« A ceux qui sonnent les cloches durant la nuit dudit jour – 16 sols ».

En 1665 :

« A ceux qui sonnent la cloche la nuit du 10 mars, suivant le vœu fait pour action de grâces de la délivrance de la présente ville, – 16 sols ;

« Aux prêtres de la dite ville pour l’office qui se fait ledit jour, – 3 livres ».

En 1669 :

« Aux sieurs prêtres du dit Pradelles pour la fondation d’une messe faite en l’église de ladite ville en actions de grâces de la délivrance des ennemis de la foi, le 10 mars – 3 livres ;

« A ceux qui sonnent la cloche, – 16 sols ».

Le Livre des légats de l’église de Pradelles (un manuscrit malheureusement disparu dans ces dernières années) était plus explicite, et nommait le chef des agresseurs. Il contenait le paragraphe suivant :

« 10 mars 1588 : Messe du Saint-Esprit, à diacre et sous-diacre, fondée par nos habitants, en actions de grâces de la défaite de Chambaud, capitaine-huguenot ; – légat de 3 livres, par délibération couchée dans le livre de la ville ».

D’autres délibérations municipales portent que, toutes les nuits du 10 mars, à Pradelles, on doit sonner la cloche d’alarmes et balayer les rues. Ce même jour, à 7 heures du matin, une grande procession sort de l’église paroissiale et se rend au sanctuaire de Notre-Dame. Puis elle revient à l’église paroissiale et s’arrête devant le portail de Saint-Pierre où l’on chante solennellement un Te Deum.

Quel était ce capitaine Chambaud ? Ce n’était certainement aucun des deux fameux capitaines, protestants de ce nom, si connus dans les guerres du Vivarais, François mort en 1578, et son fils Jacques, mort en 1600. Peut-être était-ce un cadet ou un bâtard de cette maison.

Il est à remarquer que le docteur Arnaud (14) mentionne, à la date de cette même année 1588, les exploits d’un capitaine protestant Chambonas, qui s’était emparé des châteaux d’Agrain et d’Arlempde, avec qui Chaste, le sénéchal du Puy, aurait été obligé de composer, et qui aurait été assassiné par un des siens qui voulait s’emparer de ses dépouilles.

On peut se demander si cette histoire n’est pas une version dénaturée de l’événement dont les traditions locales de Pradelles et ses délibérations municipales nous ont conservé le vrai mot.

Notons aussi qu’une chronique manuscrite, l’Histoire de Bourg-Argental, par Seytre, mentionne une attaque de deux chefs protestants, Cintre, du Forez, et Chambaud, du Vivarais, à la date du 17 février 1588, contre la ville de Bourg-Argental, attaque qui fut repoussée.

Une autre procession votive se fait à Pradelles, le lundi de la Pentecôte, pour célébrer une délivrance miraculeuse de cette ville. La croix dite du Frère Vidal fut plantée à cette occasion, à 1500 mètres de distance environ à l’est du bourg ; elle est en pierres bien taillées sur un socle rond en pierres de taille. Mais on n’a aucuns détails sur ce fait, si ce n’est que les ennemis, frappés de terreur, se seraient enfuis subitement. Le P. Geyman relate le même incident comme survenu au début des guerres religieuses, par conséquent vers 1562.

En 1590, Pradelles prit parti, avec Langogne, pour Henri IV, contre les Ligueurs du Puy.

Mais la ville était bien déchue depuis l’incendie de 1586. Ravagée par la peste, elle avait appelé à son aide, cette année-là, les Galopins de Montpellier (étudiants en médecine). Ceux-ci pratiquèrent, dès cette époque, le radicalisme tel qu’on l’entend aujourd’hui, en purifiant la ville au moyen du feu mis au quatre coins de son enceinte. Un seul quartier fut épargné, le quartier pauvre de la rue Basse, avoisinant le sanctuaire de Notre-Dame, et les habitants de ce quartier n’ont jamais douté que la Madone fût venue elle-même préserver leurs maisons de l’incendie. Mais ce n’était pas là que se trouvaient les archives communales, qui par suite furent brûlées. Les nouvelles archives ne datent que de 1612 à 1620.

Au XVIIe siècle, on voit l’influence catholique s’affermir à Pradelles. Le sanctuaire et l’hôpital sont confiés, en 1608, à Prosper Borro, un père Théatin, qui y appela, l’année suivante, les Dominicains et se fit lui-même Dominicain. Il est à remarquer que ces religieux s’occupaient, non seulement de la prédication et du soin des pauvres, mais aussi de l’instruction de la jeunesse, et c’est même pour pouvoir mieux remplir leurs fonctions professorales, qu’ils obtinrent, en 1610, d’être déchargés de l’administration de l’hôpital. A cette époque, ils n’étaient que trois, plus tard leur nombre s’éleva jusqu’à douze.

L’église du couvent fut commencée en 1613. Les travaux furent solennellement inaugurés, le 18 mai de cette année, avec l’assistance de 18 paroisses du Velay, du Vivarais et du Gévaudan. Peu après, le P. Duport, délégué par l’évêque de Viviers, plaça des reliques dans la pile de l’église au dehors, par derrière la croix de la pierre fondamentale (18 août 1614). En 1655, on refit le clocher, avec quinze pans de hauteur en plus. Une étude, récemment parue dans l’Année dominicaine (octobre 1894), donne les noms de tous les prieurs du couvent des Dominicains de Pradelles, d’après un vieux registre de l’ordre, et c’est là que nous avons puisé quelques-uns des faits qui précèdent.

Le couvent de Notre-Dame fut fondé en 1648 par une entente de Louis de Suze, évêque de Viviers, avec Henri de Maupas, évêque du Puy, la maison-mère étant au Puy. Le vicomte de Beaune, coseigneur de Pradelles, s’intéressait beaucoup à cet établissement ; il voulait bâtir à ces religieuses une maison et leur assurer des revenus, lorsqu’il mourut. Les religieuses venues du Puy, lisons-nous dans un vieux manuscrit, « logèrent donc dans une maison donnée par les consuls, mais ces filles la firent bâtir à leurs frais, s’entretenant des biens de leurs maisons : c’étaient les dames Irail, Catherine de Volhac, Marie de la Bastide et Marie de Craux ».

Il résulte d’une délibération municipale, que, le 24 juillet 1648, les consuls, ayant passé un contrat avec les religieuses de Notre-Dame, décidèrent de demander à la cour des aides de Carcassonne l’autorisation d’imposer 600 livres sur la communauté, dans le double but d’exécuter ce contrat et de faire face à un procès dans lequel la ville était engagée.

Le couvent de Notre-Dame existe toujours à Pradelles. Il est dans une belle exposition au sud, à côté du nouvel établissement des Frères, ayant vue sur tout le Gévaudan. Il y a environ 300 élèves. C’est là que fut élevée et que fut guérie miraculeusement, en 1774, la pauvre fille infirme de Montpezat, qui devait fonder l’institut de la Présentation.

Les de Beaune, qui étaient aussi seigneurs d’Aps en Vivarais, fondèrent en 1672, dans un endroit dangereux en temps de neige, l’ermitage de N-D. du Mas de la Croix, qui est à un kilomètre de Pradelles. La bénédiction de la chapelle eut lieu le 3 juin de cette année. Les Pénitents de Pradelles y allaient en procession chaque année le jeudi saint. L’ermite était chargé de sonner en hiver la cloche d’alarme pour les voyageurs égarés. Il se rendait chaque année en pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle. Une nuit, un voleur s’empara des vases sacrés de l’ermitage. L’enfant du coupable, âgé de 8 ou 10 ans, fut interrogé et par ses propos inconscients révéla le crime de son père qui fut pendu à Pradelles. La date de l’exécution est inconnue, mais le fait est certain.

Dans les premières années du XVIIIe siècle, pendant les troubles des Camisards, Courten, commandant d’un régiment suisse en Velay et Vivarais, occupait Pradelles. Il y rendit, le 25 avril 1709, une ordonnance pour défendre de mendier de nuit et de s’assembler sous aucun prétexte, surtout en armes.

Au milieu du siècle, Pradelles et Langogne eurent à souffrir des exactions de Mandrin (roué vif à Valence en 1755), et, 20 ans après, des ravages de la bête du Gévaudan.

En ce temps-là, le prieuré de Pradelles dépendait de la Chaise-Dieu (ainsi que ceux du Cros-de-Géorand, de Saint Clément-sur-l’Allier et de Saint-Paul-de-Tartas).


La sécurité publique dans ces montagnes a souvent laissé beaucoup à désirer. Aussi, jusqu’en 1793, y a-t-il eu toujours, stationnant à Pradelles, un détachement de cavalerie destiné à réprimer le brigandage dans les forêts de Bauzon et de Mazan. L’honneur de l’avoir vaincu revient à un enfant de Pradelles, Jean Bruno de Frévol de la Coste, qui commandait pour le roi dans ces contrées.

Faujas, dans son grand ouvrage publié en 1778, dit que les étrangers peuvent voyager sans crainte dans les Boutières, « depuis qu’un brave militaire du pays, secondé par le gouvernement, a eu le courage et l’art de discipliner les habitants et de les empêcher de porter les armes. Cet officier, véritablement utile à sa patrie, se nomme le chevalier de la Coste (15) ».

Ce brave chevalier ne s’était pas enrichi dans son commandement militaire des montagnes du Velay et du Vivarais qu’il exerçait depuis 1759, car nous voyons par le registre des délibérations de la municipalité de Largentière, du 5 octobre 1778, qu’il était pauvre et chargé d’enfants, et qu’un secours fut demandé à cette municipalité pour l’aider à rebâtir sa maison incendiée, en raison des services rendus par lui au pays « où il avait ramené le calme et la tranquillité ».

Les Etats du Vivarais lui avaient déjà assigné en 1774 une pension annuelle et viagère de 300 livres.

En 1783, la Coste avait le titre de lieutenant-colonel d’infanterie, commandant pour le roi dans la partie des montagnes du pays du Vivarais et Gévaudan. Il signait, en cette qualité, le 6 janvier, au Puy, un ordre au maréchal des logis du quartier de Pradelles de se rendre, avec un détachement de dix dragons, au lieu de Chazeaux, paroisse de Salettes, « pour arrêter les scélérats qui ont assassiné M. l’abbé Dupin, chapelain, en lui coupant la tête et les pieds, lui enlevant son argent, et mettant le feu dans sa maison ».

En 1791, la Coste fut nommé général de brigade, et en 1793, la Convention déclarait, par décret du 19 juin, qu’il avait bien mérité de la patrie.

Le général mourut au Puy le 31 décembre 1808. Dans le discours prononcé sur sa tombe par M. Barrès, secrétaire général de la préfecture de la Haute-Loire, je remarque les passages suivant qui précisent quelques-uns des services rendus par le général au pays :

« Vous redirez à vos enfants que c’est à lui, à son zèle infatigable, à sa conduite sage et mesurée, à son amour de l’ordre et de la justice, que l’on a dû pendant longtemps la paix de nos montagnes, la répression du brigandage, la diminution de ces haines féroces et de ces vengeances particulières dont le style était le poignard, et la perfidie l’arme la plus commune. L’arrestation des Merle, la punition des Chaufleurs de Largentière, la dispersion des bandes de Bauzon et mille autres services de tous les jours, de toutes les heures, rendus pendant quarante ans de suite qu’il a servi dans les Cévennes pour le Roi, sont des monuments impérissables qu’il a élevés à sa gloire et à la reconnaissance de tous les âges. Dans ces temps désastreux où la licence couvrit de deuil et de crimes le sol de la patrie, son zèle n’en fut que plus noble, plus actif et plus dévoué. Des bandes homicides s’étaient portées sur l’abbaye de Mazan, sur la Chartreuse hospitalière de Bonnefoy : il fond sur elles, les désarme, les disperse, sauve deux édifices précieux… ».

Ce dernier incident se rapporte au mois d’août 1789. Le général n’était plus là quand les deux abbayes furent dévastées en 1793 et quand, à Pradelles, les Vandales du temps jetèrent au feu la statue de Notre-Dame, retirée à temps par des mains catholiques et replacée dans son sanctuaire en 1802.

Une grande joie et une grande douleur étaient réservées au général la Coste. Après avoir vu son second fils, André de la Coste, élevé à son tour au grade de général de brigade et fait comte de l’empire, il eut la douleur de voir cette brillante carrière brusquement interrompue par la mort au siège de Saragosse, où celui que Thiers appelle « le brave et habile général, l’illustre et malheureux la Coste », commandait le génie. Il n’avait pas 34 ans. Son cœur, enfermé dans une urne de bronze prise à l’ennemi, fut adressée, par ordre de l’Empereur, au département de la Haute-Loire, et se trouve dans un mausolée en marbre noir élevé dans l’église de Pradelles.

André de la Coste avait fait ses études au collège de Tournon « où se rencontraient, avant d’entrer dans l’église ou dans les armes, les gentilshommes du Vivarais ou du Velay ». Notons ici que l’Empereur fit donner une pension à ses deux sœurs, mais que celles-ci l’employèrent constamment à secourir les pauvres du pays (16).

En 1800, Pradelles n’ayant pu continuer à faire partie de l’Ardèche, demanda à devenir au moins chef-lieu d’arrondissement de la Haute-Loire, et envoya des députés à Paris, avec une carte du département dessinée dans ce but.


Trois ou quatre dates résument depuis lors l’histoire de Pradelles :

En 1857, un violent incendie détruisit l’hospice, mais les flammes s’arrêtèrent devant la chapelle, et en 1866, les religieuses Trinitaires furent installées dans l’hospice rebâti.

Trois ans après (1869), à la suite de la restauration de la chapelle, exécutée grâce à la générosité de la population dont le zèle fut surexcité par le vénérable curé de Pradelles, M. Rome, la statue fut couronnée solennellement par Mgr Lebreton, évêque du Puy, délégué par le pape Pie IX.

Nous relisions récemment un opuscule écrit à ce sujet par un ancien député de la Haute-Loire, et le passage suivant, que je ne pus m’empêcher de transcrire sur mon agenda, me semble prouver surabondamment la grossièreté de l’erreur que commit la prétendue Réforme, en faisant du culte rendu à la Vierge un de ses principaux griefs contre le catholicisme :

« … Si le christianisme était l’œuvre des hommes, s’il n’était pas l’émanation d’une vérité divine et révélée, nul homme d’intelligence ne refuserait son admiration à cette virginale figure de la mère du Sauveur ! Qui ne s’éprendrait, en effet, de cette réalisation incomparable, de ce poétique symbole de toute grâce et de toute suavité ?

« Reine de la maternité, la maternité divinisée, l’intercession vivante, l’intermédiaire qui sourit et supplie entre la faute et le juge, voilà ce qu’est Marie dans le dogme chrétien !

« Et s’il est vrai, comme je le crois fermement, que nulle conception humaine, nulle pensée terrestre, n’aurait su revêtir sa création d’un caractère à ce point digne du ciel même, n’est-ce pas un Dieu dont l’initiative se révèle, à force de splendeur, dans le plan divin qui sacre Marie reine de la maternité, mère de la miséricorde, du pardon et de l’amour ?

« Au point de vue matériel, quoi de plus digne encore de toute sympathie, que ces magnificences du culte, patrimoine commun des foules, où les plus humbles, les plus petits, les plus déshérités, peuvent venir prendre leur part des joies de la pensée, prendre leur part des beautés sereines et des pures splendeurs de l’art chrétien L’art chrétien ! vaste et inépuisable foyer qui prodigue à tous, qui met à la portée de tous, sous la voûte hospitalière des temples, édifices souvent merveilleux, les émotions de la prédication la plus éloquente, celles des chants sacrés les plus beaux et des plus suaves harmonies religieuses !

« Qui donc, hormis le catholicisme, a su jamais offrir aux peuples ces nobles puissances du cœur et de l’esprit, ces enchantements qui ravissent les sens en élevant les âmes ?

« Ou nous nous abusons profondément, ou de tels spectacles ne sont pas indignes des méditations du penseur… ».

– C’est qu’il y a si peu de penseurs ! murmura M. Montaigne, quand j’eus fini la lecture de ce passage.

En 1888, Pradelles a célébré solennellement le troisième centenaire de sa délivrance par l’heureux coup de pierre de Jeanne la Verdette, et la foule, accourue du Puy et d’ailleurs, put, après la cérémonie religieuse, assister à une fête poétique dont la courageuse Pradelloise était naturellement l’héroïne, et qui aurait valu à son auteur d’unanimes félicitations, si sa modestie n’avait jugé à propos de s’y soustraire.

En 1893, Pradelles a célébré un autre centenaire, celui de la statue de la Vierge sauvée des flammes, et l’affluence des pèlerins a été encore plus considérable. La statue, portée en triomphe à travers les rues de la ville, s’arrêta sur la place de la Halle, à l’endroit même où fut dressé en 1793 le bûcher sacrilège. Là, un Te Deum de réparation fut chanté, et l’empressement de tous les assistants, ainsi que leur attitude recueillie, constituèrent une protestation significative contre les hommes et les théories qui tendraient à renouveler dans notre pays les scènes sauvages de la Révolution. La fête se termina, comme en 1888, par la représentation d’une œuvre dramatique de circonstance qui, par sa trame ingénieuse et ses qualités de composition et de style, aurait pu figurer avec honneur, sur un théâtre – non pas plus élevé, car Pradelles est à 1 150 mètres d’altitude, – mais plus en vue littérairement que celui d’un bourg perdu au sommet des Cévennes.


Le sanctuaire de Notre-Dame est au bas de la ville, attenant à l’hôpital, dans l’ancien faubourg de Soulège. La statue, dont on admire le port de reine, est richement parée. Une plaque de marbre rappelle la fête du centenaire et une autre la fête du couronnement. On remarque aux tribunes les stalles des Dominicains. L’ancienne route royale passe sous les tribunes mêmes, entre l’église et l’hôpital. Celui-ci est desservi, comme les hôpitaux de Privas et d’Annonay, par les Trinitaires, ces bonnes sœurs dont les services sont si justement appréciés dans l’Ardèche comme dans la Haute Loire. Leur vue me rappela ce passage d’un livre d’Octave Feuillet :

« On raconte d’Hippocrate, qu’arrivé à la fin de sa longue carrière, il n’avait plus qu’un médicament auquel il eût confiance ; par malheur, le secret s’en était perdu, mais je l’ai retrouvé : c’est la bonté d’une femme ».

Qu’aurait-il dit, s’il avait connu le dévouement des religieuses telles que les a formées l’esprit chrétien ? Qu’aurait-t-il dit surtout, en apprenant qu’il y a aujourd’hui un parti assez insensé pour les expulser des hôpitaux, et des gens assez bêtes pour le souffrir ?

Le nouveau cimetière est à une centaine de mètres du sanctuaire. On y a transporté l’ancien portail en pierre qui paraît remonter au XIIIe siècle. La belle chapelle mortuaire, connue sous le nom de Notre-Dame-de-Pitié, appartient à la famille de Ribains. Dans le clair de la grille en fer, qui ferme l’entrée du clos funèbre, on peut lire :

HIC PRATELLE NON SUPRA

Ce qui veut dire sans doute : Ici est le vrai Pradelles, celui de la vie éternelle ; le Pradelles de là haut n’est que chimère.

La petite vérole, qui fait tant de ravages dans la montagne, où l’on néglige trop la vaccine, sévit en 1878 d’une façon très meurtrière à Pradelles et dans les environs. La mortalité fut telle qu’il fut impossible d’observer les délais légaux pour les inhumations. On mourait le matin, on était enterré l’après-midi.

A Saint-Paul-de-Tartas, un dixième de la population périt. Les Béates se distinguèrent par leur dévouement au chevet des malades. Pauvres Béates, sœurs des malheureux, patientes institutrices ! Encore une de ces institutions admirables, fruit de l’initiative chrétienne, que va balayer ce qu’on appelle le progrès moderne ! Pour conjurer le fléau, on sordit la Vierge en procession, et quoiqu’en hiver, avec deux pieds de neige, tout le canton accourut à cette cérémonie religieuse. Tout le monde était habillé de noir, car le deuil était dans toutes les familles. Les maires marchaient en tête avec de gros cierges, enveloppés de crêpe, qu’on peut voir encore au sanctuaire de Notre-Dame. On ne sort la Vierge que dans les occasions extraordinaires : les grandes douleurs et les grandes fêtes.

Tout récemment (en 1892), une épidémie a encore amené aux pieds de la Vierge de Pradelles la population tout entière d’une commune de l’Ardèche, la Chapelle-Graillouse. C’était en plein hiver. Les pèlerins, au nombre d’un millier, avaient allumé de loin en loin, sur les sommets, de grands feux qui les guidaient et leur servaient de signaux de ralliement. Ils arrivèrent à Pradelles, tous vêtus de deuil sur deux longues files. Les petits enfants, la plupart en deuil, ouvraient la marche. Le maire, M. Hilaire, suivait en écharpe. Le vicaire, qui avait perdu sa mère, récitait les litanies à haute voix, l’émotion lui coupant parfois la parole. C’était un spectacle attendrissant. Tout Pradelles pleurait.

Il y a encore à Pradelles une grande affluence de pèlerins, le 15 août, jour de la fête patronale. On en voit qui, par suite de vœux, ont fait le chemin pieds-nus.


On rencontre, à chaque pas, à Pradelles, les traces de l’ancienne importance de ce bourg. Un grand portail, dont les vestiges sont apparents à l’entrée de la place Couverte, séparait cette place du Foiral. Des restes d’arcade, comme à la rue de Rivoli, à Paris, montrent les précautions qu’on avait dû prendre pour pouvoir tenir les marchés en hiver. On y remarque une belle maison en pierres de taille, dont la physionomie indique l’ancienne résidence d’une autorité quelconque.

Au-dessous se trouve le portail Chambaud vis-à-vis l’église actuelle. La clé de voûte du portail porte des chiffres où nous avons cru lire la date de 1588. La herse de fer de la porte subsiste dans son intégrité. A l’intérieur du portail, une petite statue en bois de Notre-Dame-de-Bon-Secours, avec l’enfant Jésus, apparaît dans une niche vitrée. Une lanterne placée à côté devrait l’éclairer, mais comme il y manque un carreau, les cierges reçoivent l’hospitalité à la maison voisine, où la Vierge peut les apercevoir brûlant en son honneur. Au-dessus de la niche se détachent dans le mur les pierres saillantes qui servaient d’escalier pour monter sur le rempart.

Le monticule volcanique d’Ardenne s’avance vers le sud au-dessous de la ville, comme un belvédère sur le Gévaudan. Une belle allée du sycomores conduit sur la terrasse herbue, où l’on voit encore les traces du manège de l’escadron de cavalerie qui stationnait jadis dans le bourg. Le sycomore, le frêne et l’ormeau sont les arbres qui viennent le mieux dans ces pays. Aux gens qui voudraient distinguer le platane du sycomore, nous dirions que le sycomore est le platane des pays froids, comme le platane est le sycomore des pays chauds – le même arbre au fond, différencié par les climats.

Au point culminant d’Ardenne, où étaient autrefois les fourches patibulaires, s’élève maintenant le signe de la miséricorde : la croix de la mission prêchée en 1892. Les habitants allèrent pour cela prendre dans la forêt de Bauzon un sapin haut de 20 mètres, réduit à 16. Cette énorme poutre était portée sur les épaules de 80 hommes, et il y en avait 200 autres pour les relayer. Une cavalcade précédait le cortège.

Des pieds du monticule part la vallée de la Ribeyre que suit la route de Langogne.

Au loin, on peut apercevoir le haut de la ville de Langogne avec la gare.

Les restes du château de Beaune apparaissent au sud est par-dessus les bois.

Tout près, émergeant d’un bouquet d’arbres, est Masigon, le berceau des Romieu, habité aujourd’hui par la famille de Ribains. De cette famille de Romieu sortait le chanoine Jacques de Romieu, auteur d’une histoire des évêques de Viviers, et la poétesse Marie de Romieu, sa sœur, dont le livre, réimprimé par Jouaust, se trouve aujourd’hui à un prix très abordable, tandis que l’édition originale était recherchée, il n’y a pas encore trente ans, dans les ventes publiques, à des prix variant de 100 à 200 fr (17).

Rien n’est nouveau sous le soleil, par même le remplacement militaire. Le baron de Jonchères, coseigneur de Pradelles, était tenu, en cette qualité, de fournir des hommes pour le service du roi. Mathieu, bourgeois de Pradelles, lui en devait un. Il paya pour cela à un homme de Lesperon trois livres tournois pour tout potage, avec un cheval et des armes. L’homme devait servir dans la compagnie du seigneur de Jonchères, tant que la guerre durerait, et rendre, au retour, le cheval et les armes.

Les deux autres co-seigneurs de Pradelles (avec le baron de Jonchères), étaient, avant la Révolution, le vicomte de Beaune et l’abbé des Chambons. Il y avait alors, sur le rocher qu’on exploite aujourd’hui comme carrière, près de l’église paroissiale, trois tours d’où relevaient les trois seigneuries, et le quartier situé au delà était désigné sous le nom de Tras las-tourres. Chaque seigneur possédait une de ces tours. Le chanoine Sauzet, dans sa jeunesse, avait encore vu une de ces tours qu’on appelait la tour des fachineyres (des fées).

La ville de Pradelles a produit un assez grand nombre de notabilités. Nous avons parlé des deux principales, qui sont les deux généraux de la Coste. Il y aurait aussi à citer quelques membres de la famille de Beaune, l’académicien Jean Baudoin, l’abbé de Mortesagne, et enfin deux membres des assemblées législatives de la Révolution : Rivière, député à la Constituante, et Borne, député au Conseil des Cinq Cents.

Jean Baudoin, l’un des premiers membres de l’Académie française, fut l’un des plus féconds, sinon des plus brillants écrivains de son temps. Il est le type des lettrés vivant jadis de la générosité des grands seigneurs, c’est-à-dire mourant de faim. Le chanoine Sauzet a fait sa biographie, où l’on peut voir qu’il a tiré toute sa vie le diable par la queue. Cette biographie pourrait être refaite, avec plus de données authentiques, en fouillant les manuscrits du palais Mazarin. La nomenclature seule des ouvrages de Jean Baudoin formerait une petite brochure.

Les lettres de l’abbé de Mortesagne, insérées dans l’ouvrage de Faujas de Saint-Fond sur les Volcans du Vivarais et du Velay, contiennent une peinture saisissante des mœurs des montagnards de ces deux pays vers la fin du siècle dernier.

Le constituant Rivière s’occupa surtout de constituer le département de la Lozère. En reconnaissance, la ville de Mende, où il s’était marié, lui accorda un filet d’eau de fontaine pour l’usage de sa maison, Rivière fut ensuite procureur-syndic de la Lozère, mais bientôt devenu suspect, en un temps où tous les honnêtes gens l’étaient, il fut obligé d’émigrer, et alla, dit-on, à l’armée de Condé. Il devint plus tard juge à Mende et président à Marvejols. Il est mort à Mende en 1824.

Laurent Borne, qui était aussi de Pradelles, fut député de la Haute-Loire aux Cinq-Cents, et l’une des victimes du 18 fructidor. Il quitta la France avec son ami André de la S… C’était un homme d’une véritable valeur. Il fut receveur particulier à Brioude. Berryer en parle dans sa correspondance publiée par Charles Lacombe : on sait que l’illustre orateur a été député d’Yssingeaux vers 1825. Borne était l’arrière grand-père d’Henri Mosnier.

Pradelles a été aussi le berceau d’un ecclésiastique (Cayres de Blazère) qui a été curé de Saint-Pierre-Montmartre sous le premier empire, et qui est mort curé de la Madeleine.


Un établissement qui fait le plus grand honneur à la ville de Pradelles est la nouvelle maison des Frères. Elle est fort belle, spacieuse et commode, sans compter la vue magnifique dont on y jouit. L’étranger qui arrive à Pradelles et voit ce beau monument, s’imagine tout de suite que c’est l’école laïque, en songeant aux prodigalités faites presque partout à ce sujet, à nos dépens à tous, pour le profit de quelques sectaires. Si l’école libre de Pradelles a coûté beaucoup d’argent (près de 150 000 fr), elle n’a pas coûté un sou à l’Etat, puisqu’elle est l’œuvre exclusive des catholiques. Ceux-ci, indignés des iniquités du régime scolaire actuel, ont voulu protester par un établissement hors ligne, qui prouve à la fois leur dévouement et l’indépendance du pays. Croirait-on que le préfet fit des difficultés pour autoriser cette école, sous prétexte que la cour était une tranchée ?

L’école laïque est restée, dans une position assez humiliée, avec l’ancien bâtiment scolaire. Il y a trois instituteurs pour une moyenne de trente élèves, et deux institutrices pour une vingtaine de petites filles : tous des enfants de fonctionnaires ou d’autres pauvres diables qui ne peuvent pas faire autrement. Ceux qui s’étonneraient de cette expression appliquée aux fonctionnaires, n’ont qu’à songer aux dénonciations de toutes sortes dont ils sont l’objet, pour peu qu’ils aient l’audace d’aller à la messe ou de se soustraire à l’influence de nos tyranneaux de village.

La commune de Pradelles dépensait autrefois 800 francs environ pour l’instruction primaire de tous ses enfants. Aujourd’hui elle en dépense plus de 4000 pour une cinquantaine seulement.

Les Frères qui ont 280 élèves, ne lui coûtent rien. Il est vrai qu’ils coûtent aux catholiques : c’est la façon du régime actuel d’entendre la liberté de conscience et l’égalité devant l’impôt.

Ceux qui président encore aujourd’hui aux destinées de la France, prétendent qu’ils gouvernent par le peuple et pour le peuple. Or, que fait le peuple dans cette question d’école ? Il envoie malgré tout, ses enfants aux écoles congréganistes, et leur donne autant d’argent que ses moyens le lui permettent. C’est juste le contraire que fait le gouvernement : il empêche de tout son pouvoir les enfants d’aller aux écoles que les parents préfèrent, et donne l’argent de tous aux instituteurs de quelques-uns seulement – à ceux qui ont le moins à faire.

A ceux qui n’ont pas sa manière de voir, il fait ainsi payer deux fois l’instruction, aux pauvres comme aux riches. Si c’est là gouverner par et pour le peuple, on peut se demander comment il s’y prendrait pour gouverner sans et contre le peuple. Il est vrai que celui-ci a le tort de nommer ou de paraître nommer les gens qui commettent toutes ces iniquités. On parle souvent de l’ignorance des anciens temps qui permit tant d’oppressions. Celles de nos jours sont moins sanglantes, mais elles sont peut-être plus révoltantes. En tous cas, notre siècle n’a pas rompu la série. Les exploits de nos laïcisateurs rappellent de tous points – sauf la bonne foi – les procédés de Louis XIV à l’égard des huguenots, et nous pensons qu’aux yeux des générations futures comme aux nôtres, la bêtise du suffrage universel sera seule trouvée à la hauteur de la scélérate impudence de ses exploiteurs.

Il semble impossible que le pays ne revienne pas tôt ou tard sur les folies commises à propos des écoles. Si la France fait un jour banqueroute, ce qu’on peut sérieusement craindre, pour peu que les choses continuent de ce train, les sectaires de la laïcisation en seront responsables plus que personne. Il y a eu, sous ce prétexte, des gaspillages insensés qui feraient dresser les cheveux sur la tête des plus flegmatiques, si quelqu’un voulait et pouvait en donner les chiffres dans leur effrayante nudité. Après les gaspillages en grand, sont venus les gaspillages en petit. Toutes les fois qu’une municipalité conservatrice remplace une municipalité radicale et peut mettre le nez dans les comptes des écoles laïques, elle y trouve d’invraisemblables fournitures d’encre, de papier, de pétrole, de charbon, etc.., etc, qui révèlent tout un système de vol organisé.

Il serait si facile cependant de remédier à l’énorme déficit annuel dont le budget de l’instruction publique partage (avec celui de la guerre) toute la responsabilité.

Comment cela ? allez-vous dire.

Il suffit, répondrai-je, de reconnaître sincèrement et d’appliquer loyalement la liberté d’enseignement.

Pourquoi ne laisserait-on pas l’instruction publique à l’industrie privée, si le mot peut s’employer ici, sous le contrôle bien entendu de l’Etat, c’est-à-dire sous la surveillance d’inspecteurs chargés de veiller à l’observance des lois ?

Dans un Etat bien ordonné, il est de principe, ce me semble, que l’argent de tous ne doit être consacré qu’à combler les lacunes des initiatives privées dans les questions d’intérêt commun.

Or, les mêmes raisons qui empêchent l’Etat de se charger de pourvoir à l’alimentation publique, c’est-à-dire de se faire boulanger, boucher, épicier, marchand de vins, sauf dans des circonstances exceptionnelles, ne devraient-elles pas l’empêcher de se faire instituteur, tant que la chose peut se faire autrement ?

Qu’il supplée aux lacunes, qu’il encourage les hommes qui se consacrent à l’instruction et à l’éducation de l’enfance, très bien. Mais qu’il aille, sous prétexte d’instruction laïque, jeter l’argent des contribuables par la fenêtre, c’est-à-dire là où il n’en est nul besoin, ce n’est ni juste ni raisonnable, et quand on a des finances aussi embarrassées que les siennes, quand on est en présence d’aussi redoutables éventualités que celles de la situation présente, c’est un crime de lèse-patrie.

Que si l’Etat considère comme une nécessité et un devoir de venir en aide aux initiatives privées pour l’instruction publique, la ligne que lui tracent l’équité et le bon sens, n’est certainement pas celle qu’il a suivie dans ces dernières années. Il est clair que, dans l’état d’anarchie morale où nous sommes, on ne peut laisser ni aux communes ni même aux départements la haute-main sur les écoles et la répartition des fonds qui leur sont destinés : ce serait un changement perpétuel et désastreux. L’état lui-même ne peut pas prendre cette responsabilité, sachant qu’il risquerait de se trouver en conflits incessants avec les communes ou les populations. Dès lors, quoi de plus raisonnable, pour la solution du problème, que de s’en remettre au choix des populations elles-mêmes, c’est-à-dire, là où les ressources de l’industrie privée sont insuffisantes, de subventionner les instituteurs, laïques ou religieux indistinctement, au prorata de leurs élèves ? Est-ce que ce suffrage universel des pères et des mères de famille n’est pas autrement sérieux et respectable, que celui où nous voyons se mêler tant d’éléments impurs, et dont les contradictions et les vices déconcertent journellement ceux qui ont été ses plus chauds partisans ?

Est-ce qu’avec ce système – pour lequel je ne réclame pas un brevet d’invention, car je l’ai trouvé sortant pour ainsi dire naturellement de la bouche et du cœur de beaucoup d’honnêtes gens de tous les partis – les choses n’iraient pas beaucoup mieux, au point de vue des finances de l’Etat, comme au point de vue de la morale ? Ce qui se pratique aujourd’hui n’est-il pas un défi jeté à la justice comme au bon sens public, sans compter la graine de jeunes vauriens, dont on empoisonne le sol national ? Combien d’années faudra-t-il encore à la statistique criminelle pour faire comprendre aux Prudhommes opportunistes que les enfants, élevés à ne croire ni à Dieu ni à diable, deviennent fatalement avec l’âge, pour peu que les passions ou la misère les poussent, un danger pour la société ?

Que de tristes choses il y aurait à dire sur ce sujet à propos de certains instituteurs laïques !

Il y en a certainement de très honnêtes et de très méritants, qui s’occupent uniquement de leurs devoirs professionnels. Mais il y en d’autres aussi, et ce sont ceux là que les politiciens protègent : il faut entendre parler dans l’intimité les recteurs et les inspecteurs d’académie ! Une des plus fâcheuses idées du temps est celle qui a consisté à ériger, à la place de la prétendue domination du curé, celle de l’instituteur, d’en faire une sorte de curé laïque toujours prêt à contrecarrer l’homme en soutane, en même temps qu’à servir de courtier électoral au candidat de l’administration, ou même au candidat des pires oppositions. L’abus a été si grand que l’administration s’en est émue, surtout depuis que les socialistes et radicaux exploitent contre elle les nouveaux principes. Ceux qui ont tant tenu à renfermer le curé dans son église commencent à avouer qu’il est encore plus nécessaire de renfermer l’instituteur dans son école : il en serait temps !

Ne quittons pas les Frères de Pradelles, sans rendre hommage au vénérable prêtre qui a le plus contribué à la construction de leur bel établissement. Le curé Maurin a passé vingt ans de sa vie à Pradelles (depuis 1872), n’ayant d’autre préoccupation que le bien et l’honneur de sa paroisse, et, comme tant de généreux confrères de l’Ardèche et de la Haute-Loire, il a tout sacrifié à ce but. On lui doit, outre l’école des Frères, le presbytère, la salle d’asile et le gros bourdon de Notre-Dame. Il s’est dépouillé de tout pour son église et ses paroissiens. Nommé chanoine au Puy, il a préféré rester au milieu de ceux qu’il appelle ses enfants, et c’est dans une modeste chambre de l’établissement des Frères, qu’il a voulu attendre l’épreuve suprême, à laquelle bien des gens malheureusement ne pourront pas se présenter avec une tranquillité de conscience égale à la sienne.

Un fait important – autant que rare par le temps qui court – à noter, est la bonne situation financière de la ville de Pradelles. La cause en est bien simple : sa municipalité n’étant ni socialiste, ni radicale, ni même opportuniste, n’a pas eu à satisfaire les appétits que l’on sait ; elle a géré les deniers de la commune, comme on était généralement dans l’habitude de les gérer autrefois, c’est-à-dire avec honnêteté et économie. Elle a administré la fortune publique en bon père de famille, Et c’est ainsi qu’elle l’a conservée intacte, tandis que dans toutes les villes à majorité républicaine, on s’est endetté plus ou moins, et parfois tellement qu’en cas d’événements graves la situation deviendrait inextricable. Pour ne citer qu’un exemple, la ville de Largentière dans l’Ardèche, qui, avant d’entrer dans le mouvement, était en avance d’une trentaine de mille francs, a aujourd’hui deux cent mille francs de dettes avouées, sans aucun moyen d’amortissement. Est ce n’est pas une exception.

L’exception, ce sont les municipalités comme Pradelles, où la probité et le bon sens des administrateurs ont su résister aux doctrines par trop républicaines et tenir à l’écart les imbéciles et les fripons, qui semblent avoir juré la ruine de notre pays.

  1. Voir nos Notes sur l’origine des églises du Vivarais, t. I, p. 62 à 65.
  2. Fonds de l’évêché de Mende, G 397.
  3. Histoire de l’image miraculeuse de Notre-Dame de Pradelles. Le Puy, Delagarde, 1673.
  4. Voir notre Essai historique sur le Vivarais pendant la guerre de Cent ans. – B. N., Mss, Pièces originales t. 2188, dossier Palu.
  5. Chronique de Médicis, t. II, p. 307 (Note de M. Chassaing).
  6. Lafayette. Fêtes du Couronnement.
  7. Tablettes du Velay, 1877. Voir aussi notre Essai historique sur le Vivarais pendant la guerre de Cent ans, p. 261.
  8. Essai…, p. 270.
  9. Arnaud, Histoire du Velay, I, 284.
  10. Ce curieux manuscrit a été découvert et publié par l’abbé Rousset, vicaire à Pradelles, aujourd’hui vicaire à Coubon.
  11. Impositions qu’il était impossible de payer au prix convenu et par là insupportables.
  12. Ce fait est raconté par Perussis. Les troupes en question allaient en Poitou.
  13. Arnaud, Histoire du Velay, I, 407.
  14. Arnaud, Histoire du Velay, I, 437.
  15. Recherches sur les volcans du Vivarais et du Velay, p. 140.
  16. Voir les pages que Thiers, dans son Histoire du Consulat et de l’Empire, consacre au siège de Saragosse. Voir aussi l’ouvrage de M. R. du Molin sur les officiers généraux de la Haute-Loire.
  17. Voir notre Voyage au pays helvien. Privas, 1885, p. 316.