Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XXXII

De Pradelles au Puy

Foire à Pradelles. – Rencontre inattendue. – Vente de deux poulains. – Etude psychologique. – Traits de mœurs. – Les Sabatas. – Langogne et Pradelles. – Les pierres de Saint-Maurice. – La grotte de la Farette. – Ce que les paysans font des médailles ou autres objets antiques. – Arlempdes. – Costaros. – Où Jean et Pierrot reparaissent. – Pourquoi le roman de Bodin intéresse si fort M. Montaigne. – Le lac du Bouchet et ses légendes. – Tentatives de pisciculture. – L’abbé Payrard. – Les Tablettes du Velay. – L’assistance médicale dans les campagnes. – Les compensations de M. Azaïs. – Château de Poinsac. – Mme Lascombes. – Arrivée au Puy.

Des troupeaux de moutons arrivent de toutes parts et forment des groupes séparés sur la place du Foiral. Chaque groupe a sa marque. Mais ce serait bien insuffisant pour empêcher la confusion, si ces animaux ne se reconnaissaient pas entre eux, si leur instinct ne les empêchait pas de se mêler aux autres groupes. Quelquefois des brebis agnèlent sur la place. Il est curieux de voir les petits à peine nés aller droit aux tétines de la mère, sans jamais se tromper. Le monde est plein de choses incompréhensibles, qui nous paraissent toutes simples. Nous vivons dans le merveilleux comme le poisson dans l’eau. Si l’on voulait se rendre compte de tout, on n’aurait pas le temps de s’occuper d’autre chose, et l’on ne serait peut-être pas plus avancé. Le Béat pourrait dire à ce propos que, si l’arbre de la science est une invention de Moïse, elle est d’une philosophie rudement profonde.

Une rencontre des plus inattendues m’attendait sur le marché aux chevaux. Deux poulains hennissent à ma vue. Leur vue me rappelle Saint-Eulalie. Je m’approche. – Un groupe me masquait la personne qui les gardait. Je le perce vivement, et je reconnais… ma petite amie la Sarrasine, en costume de montagnarde. Pensionnaire sortie du couvent il y a un mois, et maintenant marchande de chevaux : le kaléidoscope de la vie réelle est autrement varié que celui des romans.

Elle sourit un peu tristement à ma vue.

– Oh ! monsieur, dit-elle, que je serais heureuse de cette rencontre, si la vente de Jean et Pierrot ne me causait tant de chagrin !

Elle me raconta qu’elle était depuis la veille à Pradelles avec son oncle et sa cousine. Ils revenaient tous trois de Mende, où Lali avait voulu aller faire ses adieux à une tante, avant…

La jeune fille hésita.

– Avant quoi ? demandai-je.

– Avant de prendre une détermination. Mais je ne puis en dire davantage. J’ai déjà été trop indiscrète à Sainte Eulalie.

– Si cela était, mon enfant, vous devriez songer que vous avez à faire au plus discret de vos amis.

– J’y compte bien.

Il paraît que le père Gerbier avait voulu procurer une dernière distraction à ses enfants, en leur permettant de faire ce voyage sur les poulains, avant de s’en défaire. L’oncle Jérôme avait consenti à accompagner ses nièces à Mende sur le char-à-bancs de la ferme traîné par la jument paternelle. Il s’était chargé aussi de vendre les poulains au retour, et l’occasion lui avait paru bonne de tenter la chose à la foire de Pradelles, d’où il serait facile aux trois voyageurs de continuer leur route vers Le Puy sur le char-à-bancs. L’oncle Jérôme était actuellement à la recherche d’un maquignon, qu’on lui avait désigné comme un acquéreur possible, et avait laissé un instant Marie Gerbier à la garde des chevaux. Quant à la cousine, elle attendait au couvent de Notre-Dame, où elle avait été jadis en pension, l’heure du départ pour Le Puy.

Je voulus revenir à la charge pour savoir de Mlle Gerbier ce qu’on pouvait espérer pour Bodin. Mon interlocutrice se montra très embarrassée.

– Pourquoi ne vous avouerai-je pas franchement, dit-elle, que je n’en sais rien moi-même ? Tantôt j’espère que Lali acceptera l’offre de votre ami, tantôt je désespère complètement de la voir revenir sur son refus.

– Il me semblait, hasardai-je doucement pour provoquer une confidence, que M. Bodin n’avait pas fait sur elle une mauvaise impression.

– Je le crois bien ! répliqua-t-elle vivement. Du moins, je le suppose, ajouta-t-elle en se reprenant. Au reste, cela ne signifie pas grand chose. Ma pauvre cousine est certainement un ange, mais elle est bien extraordinaire, et je ne comprends pas toujours très bien les motifs qui la font agir.

– Et le secret, dont vous m’avez parlé à Sainte-Eulalie !

– Ah ! oui, le secret. Je vous le dirais si tout était désespéré… Voici mon oncle !

Le Béat arrivait, en effet, suivi d’un acheteur.

Derrière eux, s’avançaient Branbran, Bodin et M. Montaigne, qui, ayant reconnu le Béat, venaient lui serrer la main et demander des nouvelles de la famille.

Après un échange de compliments et d’explications, le Béat se remit à traiter avec le maquignon la vente des poulains.

– Comment ! s’écria Bodin, vous voulez vous défaire de ces jolies bêtes, M. Gerbier !

Il échangea un regard avec Branbran, et tous deux, ce dernier surtout, se mirent à examiner d’un œil connaisseur l’encolure et les jambes de Jean et de Pierrot.

Le maquignon, qui avait déjà fait le même examen, déclara que les deux poulains valaient au plus cent écus pièce et qu’il ne pouvait en donner davantage.

Le Béat répondit qu’il ne pouvait céder les deux animaux à moins de 400 francs pièce, prix fixé par son frère.

– Je les prends à ce prix qui me paraît très raisonnable, dit aussitôt Branbran.

Le Béat regarda le maquignon qui leva une main en ouvrant les cinq doigts, ce qui voulait dire qu’il ajoutait cinq écus.

Branbran fit le même signe avec les deux mains, enchérissant ainsi de dix écus.

Le maquignon comprenant qu’il avait à faire à forte partie, ne dit plus rien et s’esquiva, non sans avoir jeté à notre ami un regard de colère et de dépit.

– Bravo ! dit Bodin qui s’était concerté avec Branbran.

Celui-ci s’approchant de la Sarrasine, lui prit la main de la façon la plus aimable et frappant dedans avec la sienne, prononça les mots fatidiques : Pacho faïto ! (Marché conclu).

– A mon tour ! dit Bodin. Car l’affaire me regarde aussi !

Et lui frappant dans l’autre main, il prononça en riant aussi le Pacho faïto !

Mlle Gerbier était enchantée de la solution intervenue.

– Pauvre Jean ! Pauvre Pierrot ! dit-elle d’un ton ému. Mais enfin, puisqu’il fallait se séparer d’eux, mieux vaut qu’ils aillent avec des amis qu’avec des maquignons. Je vous remercie, Messieurs, et ma cousine vous en sera également reconnaissante.

– Voilà donc qui est entendu, dit Branbran au Béat ; les poulains sont à nous, mais, sachant le plaisir qu’ont ces demoiselles à les monter, nous tenons à n’en prendre livraison qu’au Puy. Ce sera pour le jour qui vous conviendra. Pour notre part, notre intention est de visiter aujourd’hui les environs de Pradelles, mais nous serons certainement au Puy demain.

– Nous comptons y être ce soir même, dit le Béat.

On convint, avant de se séparer, de l’endroit où l’on devait se retrouver au Puy.

– Permettez-moi, dit alors l’ingénieur au Béat, de vous prier de présenter mes hommages les plus respectueux à Mlle Tempier, et de lui dire que nous irons au rendez-vous du 15 août, avec la confiance qu’on doit avoir dans d’honnêtes gens comme nos hôtes de Saint-Eulalie.

Le Béat répondit par un sourire à la fois mélancolique et résigné, susceptible d’interprétations diverses. Il donna au jeune homme, puis à chacun de nous, une cordiale poignée de main et s’éloigna ensuite avec sa nièce et les deux chevaux, en nous disant : Eh bien ! Messieurs, à demain !

Bodin aurait bien voulu savoir l’heure du départ, afin de pouvoir saluer Mlle Tempier au passage, mais il craignit d’être indiscret en le demandant, et chacun de nous s’abstint pour le même motif.

Nous devions partir dans une heure pour Arlempdes.

Bodin me proposa de prendre les devants à pied, dans l’espoir probablement de voir passer Mlle Tempier, mais son attente fut déçue.

La grand’route de Mende au Puy, sur laquelle est située Pradelles, va toujours en montant de Langogne, sur l’Allier, jusqu’au col des Rayaules (on devrait dire probablement des Royols, car c’est par là que les muletiers arrivaient du pays des Royols, c’est-à-dire du bas Vivarais), où commence le versant de la Loire. De Pradelles aux Royaules, il y a 1 500 mètres environ. A mi-côte se détache l’embranchement d’Aubenas.

La voiture se faisant attendre, nous promenons assez longuement en cet endroit, où le chemin est plat sur un certain parcours.

Longue causerie. Nouvelle étude psychologique. Bodin ne cache guère les sentiments qui l’agitent. Son amour propre lutte avec un autre sentiment plus tendre. Il ne comprend pas comment lui, un homme positif, occupé de science, un philosophe quelque peu sceptique, a pu si facilement se laisser prendre aux attraits d’une petite montagnarde, fort bien douée, il est vrai, au physique et au moral, mais qu’il n’a fait qu’apercevoir, en somme, et dont il est séparé par tant de divergences d’idées et de sentiments.

– La chose, en effet, dis-je, est assez extraordinaire ; mais tout ne l’est-il pas en amour ? Vous avez subi le sort commun, voilà tout. Vous êtes encore des favorisés, puisque le coup de flèche est parti d’une personne digne de tous les hommages.

L’ingénieur souffre de la pensée qu’il doit nous paraître ridicule. Il s’indigne de la mobilité de ses impressions. Quel changement en moins d’un mois ! Pour un peu, il reconnaîtrait qu’il a fait preuve au début d’une rare présomption, autant dans ses projets de forage extraordinaire, que sur d’autres terrains. Il est aisé de voir que ses idées générales sur la religion, le monde et la société, ont reçu un terrible accroc de tout ce qu’il a senti, vu et entendu dans ces derniers temps. Naguère il rêvait l’amélioration du sort de l’humanité par la science. Certaine toquade bien connue, qui consiste à vouloir remplacer la religion par la science, avait troublé sa cervelle. Ne concevant rien de mieux pour l’homme que le bonheur matériel, il ne voyait rien de plus beau que la science qui a ce but pour objectif. Le point de vue tout différent, c’est-à-dire la poursuite de l’amélioration morale de l’humanité, auquel il nous avait vus nous placer constamment, et par dessus tout l’exemple du Béat et de Mlle Tempier, qui procédait évidemment de mobiles supérieurs à tout ce qu’il avait imaginé, lui avaient enfin ouvert les yeux. Ce qu’il raillait si volontiers auparavant, comme préjugés, superstitions ou chimères métaphysiques, commençait à lui apparaître comme une source de hautes pensées et d’actes généreux. Ainsi s’était accomplie chez lui, en peu de jours, sous l’influence de nos paroles aidées d’un autre sentiment, cette révolution intérieure, qui s’opère chez tous les hommes intelligents, quand ils ne sont pas aveuglés par leurs passions. Il est douteux, du reste, que le jeune homme se rendît bien compte de ce qui se passait en lui. Après quelques aveux, qui m’avaient révélé son état d’âme, il finit par me dire : Soyez indulgent pour moi, car je ne suis pas bien sûr de ce que je pense aujourd’hui, et je sais encore moins ce que je penserai demain ; on plutôt je sais fort bien qu’une seule pensée me domine, m’absorbe : celle de la personne dont j’attends la décision avec autant d’impatience que d’anxiété.

Bodin ne sait ce qu’il faut augurer de la rencontre de Pradelles. Il me demanda quelle était mon opinion à cet égard.

Ne voulant ni l’encourager ni le décourager, je me bornai à lui traduire de mon mieux l’impression que m’avaient laissée les paroles de Mlle Gerbier, en lui disant que rien ne me paraissait désespéré.

M. Montaigne et Branbran, qui arrivaient enfin avec la voiture, se montrèrent plus optimistes. Ils avaient bien auguré, sans raisons concluantes cependant, de l’attitude du Béat et de sa compagne, et l’espérance, naturelle à la jeunesse, rentra dans le cœur de Bodin.

C’est sous cette impression que se fit notre excursion aux environs de Pradelles.


Les traits de mœurs abondent en ce pays. Ils ont fourni à l’abbé de Mortesagne la matière de quelques lettres qui ne sont pas la partie la moins intéressante de l’ouvrage de Faujas de Saint-Fond. Mais le sujet est loin d’être épuisé. Le montagnard se révèle ici dans toute sa rudesse native, encore plus que dans la région de Sainte-Eulalie.

On nous montra une maison qu’habitait autrefois un grand diable, aussi renommé par la longueur de sa barbe que par l’énergie de son caractère. Dans sa jeunesse, faisant la cour à une jeune fille, pour le mariage bien entendu, car le contraire est presque inouï en montagne, il apprit qu’un garçon du village voisin courait le même lièvre que lui. Un jour, il aborde son rival avec un sac dans les mains. L’autre lui demanda pourquoi ce sac. – C’est, répond-il, lou sa de tous ouossés (le sac de tes os), si tu reviens par ici. A côté du sac, il y avait le couteau dans la coutelière : comment résister à de pareils arguments ? C’était un cultivateur de Saint-Paul-de-Tartas ; à la fin de sa vie, il allait à la messe tous les jours.

Une autre fois, vieillard, il dit à quelqu’un qui l’injuriait : Si tu ne respectes pas le bon Dieu, respecte au moins ma barbe !

Les battuestes ne sont pas rares entre ces braves gens, et le couteau y joue trop souvent un rôle. L’injure la plus forte est celle de fainéant : c’est plus que lâche. Tant que le mot fainéant n’a pas été prononcé, un raccommodement est possible, mais après, on est ennemi mortel.

La Loire sépare Vielprat, commune du canton de Pradelles, de Salettes, qui appartient au canton du Monastier. Il y avait autrefois, pour réunir les deux localités, un bac qui suivait une corde tendue entre les deux rives. Un jeune homme de Vielprat eut la fantaisie d’aller chercher du tabac à Salettes. La Loire étant forte, le batelier refusa de le passer. Notre montagnard tenta alors le passage aérien, en se suspendant à la corde. Mais, quand il fut au-dessus du fleuve mugissant, le vertige le prit et il tomba dans l’eau ou il se noya. Son frère, apprenant la catastrophe, dit : Ah ! il était bien fort à la corde ! Ce fut toute son oraison funèbre.

Les montagnards ont leur point d’honneur, et ils sont intrépides quand celui-ci est en jeu. Non loin de là, vers La Chapelle-Graillouse, on nous raconta le fait d’un nouveau marié, qui, monté sur son cheval avec sa jeune femme en croupe, voulut passer la Loire, malgré toutes les représentations, sans doute pour montrer son courage à celle qu’il venait d’épouser.

Ils se noyèrent tous deux avec le cheval. Qu’au lieu de cela, ce brave garçon fût parti pour l’armée, on comprend de quels exploits cet amour du point d’honneur, stimulé par le patriotisme et l’esprit de corps, eût pu être la cause.

Non loin de Pradelles, une femme passait pour jeter des sorts aux vaches. Pour les guérir, il fallait se procurer de l’urine de la sorcière et la faire boire à ces animaux. Cette femme inspirait la terreur ; elle le savait, et elle ramassait dans les campagnes tout ce qu’elle voulait.

Une expression, caractéristique du patois de ces hautes régions, depuis Mézilhac jusqu’à Pradelles, est celle de Sabatas, qui, tantôt veut dire un pas grand chose, et tantôt forme une sorte de refrain dans chaque phrase des montagnards, comme un juron familier. Aussi le surnom de Sabatas leur est-il donné en certains endroits, notamment à Vals-les-Bains et Aubenas, de même qu’on appelle ailleurs les Anglais des Goddam.

Le sol de Pradelles est renommé par sa fertilité provenant sans doute de la décomposition des laves sous l’influence d’un climat humide. Un dicton local prétend que la terre de Pradelles fumerait celle de Langogne.

Autrefois une rivalité profonde divisait les gens de ces deux villes. Il y avait entre eux des batailles rangées. Ces mœurs se sont adoucies surtout par les mariages. Beaucoup de filles de Langogne ont pris mari à Pradelles, et réciproquement. Et maintenant la paix est parfaite entre les deux localités, comme aussi sans doute dans tous les ménages de chacune d’elles.


Carnet de voyage :

A Pigères, ancienne pierre tombale, dépourvue d’inscription, appelée pierre de Saint-Maurice, où l’on porte les enfants dont les jambes ne sont pas droites. Il y a sous la pierre un petit vide, où les mères déposent leur offrande. Le premier qui passe par là – il y a toujours quelque pâtre aux aguets – a le droit de prendre les sous, à la condition de faire immédiatement, en se mettant à genoux, une prière à l’intention de l’enfant pour qui on les a déposés. Même usage à Laurac (Ardèche) et ailleurs. Il y a une chapelle de Saint-Maurice à Mazan, et une autre à Saint-Maurice-d’Ibie où l’on porte également les enfants aux jambes tordues.

Beaucoup de grottes dans les environs, grâce au terrain basaltique. Celle de la Villette, à Saint-Paul-de-Tartas, est célèbre dans le pays. On l’appelle la Farette. Les paysans disent qu’il n’y a que deux Farette ; une ici et l’autre en Angleterre. On y a cherché des trésors qui naturellement ne se sont pas trouvés. Pendant les guerres, on y cachait les femmes et les enfants.

Un propriétaire de l’endroit, ayant découvert une vieille épée, s’empressa de la porter à Montpezat, pour en faire faire des couteaux. Cela rappelle un passage de Legrand d’Aussy, racontant qu’en Auvergne les paysans écrasaient les vieilles médailles ou monnaies romaines de bronze, pour les faire circuler comme sous, et qu’ils vendaient aux orfèvres celles d’or et d’argent au poids du métal. Un changeur de Clermont avouait en avoir fondu pour plus de 2.000 écus, valeur du métal.

Les ruines du château d’Arlempde méritent la visite des touristes. Ce monument féodal était déjà fort avarié en 1614, alors qu’étant sur la tête du duc de Bouillon, il fut vendu à la requête d’un baron de Pressine. La citation, faite par le sergent Homelia pour cette vente, nous a conservé la description du château à cette date : il y avait une chapelle de Sainte-Croix, sept tours et « trois corps de logis, dont un tout ruiné, et les deux autres assez ruinés… ».

La lettre du curé, en réponse au questionnaire des auteurs de l’Histoire du Languedoc (1760), est curieuse :

« Arlempdium était autrefois une ville. Il existe encore des remparts très forts et une tour en règle. Ce n’est plus que village. Le château existe dans toute sa force redoutable. L’église a toujours dépendu de l’évêque de Viviers ».

Au sujet des nobles, le curé répond : « On ne connaît ici que des nobles à désir, sauf le nobiliaire ».

Au sujet des mines : « Arlempde est une mine de pauvreté, de misère ou de pénurie ».

D’après le baron de Coston (1), la famille des seigneurs d’Arlempde a formé deux branches principales, une en bas Vivarais, connue sous le nom de Mirabel, et l’autre en Dauphiné, sous celui de Concoules. Elles sont éteintes l’une et l’autre. Le plus ancien d’Arlempde connu est Jean qui vivait en 1214. On trouve, à l’acte des Franchises d’Aubenas, en 1433, un Guillaume d’Arlempde, dont le fils cadet, Gabriel, épousa l’héritière du fief de Mirabel. La branche aînée, ayant passé en Dauphiné, modifia son nom en celui d’Arlande, rendu célèbre par le marquis d’Arlande, qui accompagna Pilâtre des Rosiers à la première ascension en ballon (1783). L’érudit historien de Montélimar n’a-t-il pas confondu ici deux familles distinctes : l’une venue d’Arlempde (Haute-Loire), et l’autre d’Arlende, près de Silhac (Ardèche) ? Il est à remarquer que, de 1269 à 1383, tous les hommages aux évêques du Puy pour le château d’Arlempde, sont faits par les Montlaur, qui en étaient seigneurs. Au XVIIe siècle, le château appartient à une famille Fléhart, qui le vend aux de Boffin, seigneurs de la Saulve-Argenson, en Dauphiné ; l’investiture est donnée par l’évêque Just de Serres en 1632 (2). Quoi qu’il en soit, les Arlempde de Mirabel se fondirent, au siècle dernier, dans les Surville, par le mariage de Pauline de Mirabel avec le marquis de Surville fusillé au Puy en 1798. Les Arlempde de Mirabel ont joué un rôle considérable dans les guerres religieuses du Vivarais, à la tête du parti protestant.


Déjeuner à Costaros, hameau dépendant de la commune de Cayres. L’auberge est assez bonne pour une auberge de montagne ; elle est, en tous cas, bien gardée, car elle confine avec la caserne de gendarmerie. Ce n’est pas là que le fameux Peyrebeille aurait fait des affaires.

Après déjeuner, nous revenons un peu sur nos pas pour prendre le chemin qui conduit, par Charbonnier, au Bouchet-Saint-Nicolas et au lac du Bouchet, et nous avons alors l’agréable surprise de faire la rencontre que Bodin avait vainement attendue le matin.

– Ah ! cette fois, dit Branbran, il n’y a pas à douter : voici les voiles bleus venant de Pradelles ! C’est, en effet, le char-à-bancs du Béat, qui descend à grand train, accompagné des deux jeunes filles montées sur les poulains. On s’arrête naturellement des deux côtés pour échanger d’amicales paroles et de courtoises salutations. Mlle Tempier ajoute ses remerciements à ceux de sa cousine, au sujet de l’achat des poulains, sur le sort desquels elle est désormais rassurée, et elle le fait avec une grâce particulière dont je suis frappé. Est-ce une erreur de mes yeux ou de mon esprit ? Il me semble surprendre sur son visage un rayon de contentement que je ne lui avais jamais vu. Jusque-là, ne s’était-elle pas tenue dans une région en quelque sorte inaccessible à la plus douce des affections humaines ? Le ton de son langage et l’infinie douceur de ses regards n’expriment-ils pas cette fois une sympathie plus ou moins sensible pour quelqu’un d’entre nous ? Certaines paroles de Marie Gerbier me revenant en mémoire, je me demande si la sainte va consentir enfin à devenir femme. Et cette impression ne fut pas isolée, comme on le verra tout à l’heure. Que de choses dans une rencontre de quelques minutes !

On part, chacun de son côté, après que le Béat et Branbran ont de nouveau convenu de l’endroit où l’on doit se retrouver le lendemain, pour le règlement de l’affaire des poulains.

Nous traversons Charbonnier, lieu de péage des anciens temps, et nous nous acheminons vers le Bouchet-Saint-Nicolas. Les volcans ont mis le pays sens dessus dessous. On sent la pierre ponce s’écraser sous les roues de la voiture. Des blocs de roches, rougis par les anciens feux, font la haie des deux côtés du chemin.

Bodin nous quitte un moment, pour aller voir de plus près certaines particularités du terrain, tandis que nous sommes descendus pour cheminer à pied.

– Ne vous semble-t-il pas, dis-je à Branbran, que les actions de notre amoureux sont en hausse ?

– Evidemment, dit M. Montaigne, et j’en suis ravi.

– Nous désirons tous le bonheur du jeune homme, dit Branbran. Mais je me demande pourquoi, ne le connaissant pas mieux que nous, vous paraissez y attacher un intérêt plus particulier.

– Ah ! dit le vieillard, c’est que je vois en quelque sorte ma propre histoire revivre dans la sienne.

M. Montaigne mit Branbran dans la confidence de ses amours mi-séculaires, et sortit de sa poche le livre, précieux legs de la morte, qu’il portait toujours depuis lors avec lui.

– Plus je vais, dit-il, et plus je trouve mon cas semblable à celui de l’ingénieur. Il y a entre Thérèse et Mlle Tempier une ressemblance morale, et même physique, qui chaque fois me frappe davantage. Jusqu’à ces éclairs de sympathie, que j’avais oubliés, et dont le legs est venu réveiller le souvenir. Mais serait-elle entrée au couvent, sachant le désespoir où elle me plongeait, si elle avait eu une ombre d’affection pour moi ? O mystères du cœur féminin ! s’écrierait notre romancier de Vals. J’en dis autant, avec le désir que le mystère s’élucide dans un autre sens pour notre jeune ami. Tout en voyant ces choses-là aujourd’hui, de la hauteur neigeuse et avec le calme de mes 80 ans, il me semblerait que c’est une revanche de la destinée, et je le raconterais à Thérèse en guise de doux reproche, si l’on se retrouve de l’autre côté du tombeau.

– O trop heureux vieillard, dit Branbran, qui n’a bu de la coupe de l’amour que la partie la plus pure, débarrassée de l’écume du haut et garantie contre la lie du fond ; qui a pu connaître avant sa mort la tendresse de l’ange dont la sagesse et l’admirable dévouement l’ont préservé de toutes les amertumes, de toutes les boues, qui sont le lot inévitable de l’amour terrestre ; et qui est assez aveugle pour souhaiter à un ami un autre sort que le sien ! Excusez ma franchise, mon digne ami ; vous vous plaignez que la mariée est trop belle. Qui donc a eu un roman plus beau que le vôtre ! Nous ne ferons rien certainement pour contribuer à sa réédition aux frais de notre pauvre jeune homme ; mais avouons in petto que Mlle Tempier, si elle imitait Thérèse, ne perdrait rien pour cela dans notre esprit : au contraire, car l’admiration succèderait à l’estime, et peut-être cela vaudrait-il mieux pour l’ingénieur qui, de cette façon, toucherait plus sûrement du doigt la sublime réalité d’un monde dont il ne fait encore que soupçonner l’existence. Au reste, ce n’est pas à nous qu’il appartient de décider la question. Les considérations humaines nous font désirer que la charmante fille comble les vœux de son adorateur, et notre honneur est engagé à agir dans ce sens. Reste à savoir si la Providence est du même avis, et si des inspirations d’un ordre supérieur ne prévaudront pas chez Lali comme chez Thérèse – dont je salue ici respectueusement la mémoire !

Ces derniers mots émurent le vieillard. Il se contenta de serrer la main de Branbran en disant :

– Que savons-nous ?

– La conclusion, dit Branbran, est dans ce mot du Pater : Fiat voluntas tua ! Mais chut ! voici quelqu’un qui ne comprendrait plus.

C’est Bodin. Il paraît joyeux de ce qu’il vient d’examiner : n’est-ce pas plutôt de ce qu’il a vu et entendu près de Costaros ?

Le lac du Bouchet est entre le Bouchet-Saint-Nicolas et Cayres, à deux ou trois kilomètres de ce dernier endroit. On peut aller en voiture, par une jolie route, jusqu’au bord des eaux. C’est un ancien cratère, l’un des mieux conservés, de la chaîne occidentale du Velay, dont il marque le milieu. Son diamètre entre les crêtes dépasse 1.200 mètres, mais celui du lac n’est que de 800. Le niveau de l’eau est à une altitude d’environ 1.200 mètres, chiffre supérieur d’une centaine de mètres à celui du plateau de Cayres ; il n’est donc pas étonnant que les sources abondent dans la région.

Le lac, de forme ronde, présente une surface de 40 hectares et sa plus grande profondeur est de 28 à 30 mètres. Il est aujourd’hui entouré de bois, grâce aux ensemencements opérés en 1858, et les résultats ainsi obtenus de ce côté, comme sur tant d’autres points, devraient bien encourager l’administration des forêts à pousser encore plus activement ses travaux de reboisement.

Un berger nous montre la croix de la Chèvre et nous baragouine la légende locale. C’est de là qu’une pauvre vieille femme, qui gardait sa chèvre, vit s’abîmer dans les eaux ses concitoyens et concitoyennes, en punition de leurs crimes. Comme elle était la seule juste dans la cité, Dieu l’avait préalablement avertie, et elle s’était sauvée en ayant soin, paraît-il, d’emmener sa chèvre, car, lorsqu’elle se releva, après avoir remercié Dieu à genoux de l’avoir sauvée, elle vit sa chèvre broutant l’herbe paisiblement auprès de la croix que les anges venaient d’apporter.

Aymard croyait avoir découvert en cet endroit des débris d’habitations lacustres et des vestiges romains, ce qui ne paraît guère moins improbable que la légende de la chèvre, vu la rigueur du climat et la sauvagerie de la contrée.

Un fait moins contestable est le projet d’un habitant du Bouchet-Saint-Nicolas, nommé Mazaudier, qui proposa en 1702 de saigner le lac pour arroser avec ses eaux les communes environnantes : Cayres, le Brignon, Arlempde, la Sauvetat, Barges, etc. Il demandait à l’Etat pour cette entreprise une avance de 8 à 9.000 livres. L’Intendant du Languedoc, après avoir pris l’avis des autorités locales, repoussa le projet, par le motif assez plausible que le pays, qu’il s’agissait d’arroser, était naturellement froid, couvert de neige une partie de l’année et fort abondant en sources.

Une petite construction, dont nous considérons avec tristesse les débris aux bords du lac, montre qu’on a tenté d’y faire un établissement de pisciculture. C’était à la suite de la découverte des deux pêcheurs d’Huningue, Rémy et Géhin, dont les premiers essais pour le repeuplement des lacs et rivières eurent, vers 1845, un si grand retentissement. Pourquoi, se dirent quelques hommes d’initiative au Puy, n’utiliserait-on pas ce magnifique réservoir pour y élever des truites ? L’administration elle-même parut entrer dans cette voie, après les succès obtenus par MM. de Causans et Lavalette au lac de Saint-Front. Rémy et Géhin, venus dans le Velay en 1854, prônèrent chaleureusement l’empoissonnement du lac du Bouchet comme placé là tout exprès par la nature pour fournir à l’Allier un trésor gastronomique inépuisable, et déclarèrent qu’ils n’avaient pas le plus léger doute sur la possibilité de son entier et complet repeuplement.

L’affaire traîna assez longtemps par suite de difficultés administratives. Il fallut dédommager les communes de Cayres et du Bouchet-Saint-Nicolas, qui revendiquaient la propriété du lac. Enfin, on se mit sérieusement à l’œuvre vers 1864, et le conseil général de la Haute-Loire fit les frais d’un établissement de pisciculture qui coûta environ 20.000 francs et qui était terminé en 1866. Par diverses causes, pour lesquelles nous renvoyons à la brochure de M. Henri Mosnier (3), l’entreprise n’eut pas un bon résultat financier, mais le fait à retenir, c’est qu’on a pêché depuis lors plus d’une fois de belles truites provenant des jeunes sujets couvés à l’établissement. Si l’on n’avait pas jeté le manche après la cognée, il est probable qu’on aurait vu le repeuplement du lac progresser à mesure que le versant de l’ancien cratère, se couvrant d’arbres, changeait le régime du bord des eaux. Je sais bien que les paysans prétendent qu’il existe au milieu du lac un tourbillon, par lequel disparaît tout le poisson qu’on y met. Mais le fait est manifestement faux, puisque les petites espèces qui, dans ce cas, devraient disparaître les premières, n’ont jamais cessé d’exister dans le lac. Peut-être les eaux de ce lac, comme celui d’Issarlès, sont-elles trop froides pour la reproduction du poisson, mais, s’il est bien établi que celui qu’on y jette prospère, on aurait grand tort de continuer à laisser improductive une si belle mine de truites. Quand la pisciculture a si bien réussi dans les lacs Pavin, Guéry, Adiat, Chauvet, Chambon, on peut s’étonner à bon droit de la voir reculer au lac du Bouchet. Allons, Messieurs les Vellaves, ne vous laissez pas battre ainsi par les Auvergnats !

A Cayres, nous trouvons très vivant, dans l’esprit des habitants, le souvenir de leur ancien curé, feu l’abbé Payrard, qui était non seulement le meilleur des hommes, mais aussi un des érudits du Velay. Aussi nos relations avec lui, commencées par lettres, étaient-elles devenues bientôt plus suivies et très amicales. Nous avions fait ensemble quelques excursions l’année précédente, et sa mort survenue depuis avait été pour nous une surprise douloureuse, bien que nous eussions dû nous y attendre, à cause des plaintes, qui revenaient dans chacune de ses lettres, au sujet de sa santé. Il paraissait, du reste, admirablement résigné à la volonté de Dieu et ne demandait qu’à ses chères études d’histoire locale l’oubli momentané de ses souffrances, en même temps qu’il cherchait les véritables consolations dans la pratique du bien. Prêtre d’abord, puis chroniqueur par délassement : c’est ainsi qu’il réalisait le sublime précepte : Ora et labora. Nul ne répondait mieux à ce type de curé de campagne, qu’on aime à voir à la fois simple, charitable, pieux et savant. L’abbé Payrard avait trouvé dans l’étude du passé une distraction aux amertumes du présent. Rien n’instruit en effet, autant que l’histoire, rien ne contribue davantage à former le jugement. Aussi les prêtres, qui s’occupent d’études historiques, méritent-ils d’être distingués spécialement par leurs supérieurs. Mais, savant ou non, le curé de campagne est, dans les régions déshéritées de la nature encore plus qu’ailleurs, la Providence de nos pauvres populations rurales. Les braves gens qu’enivrent les mots de liberté, démocratie et socialisme – mots si vides et si creux dans la langue des politiciens – devraient bien finir par comprendre que la vraie liberté, la vraie démocratie, le vrai socialisme sont inséparables des vertus chrétiennes, et ne sont nulle part mieux représentés que par l’homme de foi et de charité, qui se sacrifie au bonheur de ses semblables, sans en attendre aucune récompense dans ce monde.

L’abbé Payrard était un chercheur infatigable de vieilles chartes et autres documents, et ceux qu’il a publiés lui assurent une place d’honneur dans la bibliographie du Velay. C’est grâce à lui et à deux de ses amis, que M. le chanoine Ulysse Chevalier a pu livrer à la publicité sa belle édition du Cartulaire de Saint-Chaffre (4). Nous lui sommes redevable, en particulier, de toute une collection des papiers de la famille d’Agrain des Hubas, dont nous tirerons quelque jour une Notice, qui ne sera pas sans intérêt pour l’histoire des hommes et des choses d’un passé trop peu connu.

L’abbé Payrard fut aussi (avec MM. Calemard de la Fayette, Lascombe et Rocher) un des fondateurs de l’excellent recueil les Tablettes du Velay, dont la pensée fondamentale se dégage suffisamment des premières et des dernières lignes de l’adresse du début : À nos compatriotes.

« Dans la crise douloureuse que traverse notre pays, les études historiques ne doivent pas être un caprice d’érudits, mais une œuvre de patriotisme et de décentralisation… Il faut répéter à notre chère et malheureuse patrie l’histoire de son passé. C’est le plus sûr remède aux douleurs poignantes qui nous accablent. Dans ce retour austère et mélancolique vers les âges écoulés, dans cette évocation fortifiante des travaux de nos pères, la patrie vaincue, mais grande encore par le cœur et l’espérance, retrouvera son âme, ces nobles passions, ce spiritualisme d’autrefois, cette force morale enfin sans laquelle les peuples n’ont plus qu’à désespérer et à mourir… Le travail ! voilà le libérateur, le travail surtout de la pensée. Ce n’est point avec nos romans corrupteurs, avec notre littérature faite uniquement de blasphèmes et de négations, que peuvent se fabriquer les nations fortes et saines. L’histoire est une école de patriotisme ; elle est surtout un puissant levier de décentralisation. L’Allemagne n’a pas été énervée comme nous par la centralisation. Ses universités formaient avant la guerre autant de foyers où s’entretenait la haine de la France. Pour reconquérir la vieille autonomie municipale, il suffit de se mouvoir et de ne plus attendre de Paris le pain de l’âme… En ramenant les esprits au culte de nos gloires indigènes, les Tablettes réagiront non seulement contre l’omnipotence d’une capitale remuante, patrie de l’inconnu et de l’imprévu, mais encore contre les idées allemandes. Avant de nous attaquer par les armes, la Prusse nous avait démoralisés par ses écrits. Nous ne savions pas le premier mot des réalités formidables qui se tramaient dans les casernes de Berlin, mais nous aspirions follement l’incrédulité philosophique et religieuse des universités tudesques… Ce que nous souhaitons surtout, c’est la propagande des idées saines, c’est la vulgarisation de ces belles études historiques qui, dans un avenir prochain, peuvent devenir le plus utile auxiliaire de la revanche, le prélude assuré de notre rédemption ! ».

L’entreprise était certes louable et elle est amplement justifiée par les enseignements de l’histoire. Les vieux documents, chartes, terriers et registres de notaires, témoignent d’une vie provinciale, beaucoup plus active autrefois qu’aujourd’hui, et qui a joué un rôle important dans la formation de notre nationalité. La vie intellectuelle était plus disséminée. Les grands seigneurs seuls allaient à la cour. La petite noblesse, qui se différenciait de moins en moins de la haute bourgeoisie, restait en province. Dans les petites villes ou gros bourgs, il y avait nombre de familles d’une certaine importance, et elles étaient généralement très nombreuses. Les militaires retraités, presque tous de vieux nobles avec la croix de Saint-Louis, venaient mourir au pays natal, et leur vue, comme leur exemple, y exerçait une influence salutaire. N’est-ce pas, au contraire, une influence détestable qu’exercent les jeunes gens qui, ayant fait deux ou trois ans de service, ne veulent plus se remettre aux travaux des champs, et la plupart sont-ils bons à autre chose qu’à troubler et démoraliser le pays ? Les campagnes se dépeuplent. La facilité des communications a démesurément développé la vie industrielle aux dépens de la vie agricole, et c’est un fâcheux revers de médaille. Le peuple français est comme un corps menacé d’apoplexie par l’afflux du sang attiré des extrémités et venant congestionner le cerveau. Les congestions sont ici les révolutions. Mais s’il est facile de constater le mal, il l’est beaucoup moins de trouver le remède, et l’on se demande si cette centralisation, dont on a tant sujet de se plaindre, n’est pas pour les sociétés, une de ces conséquences fatales, comme la maladie et la mort pour les individus ? Dans tous les cas, s’il y a un remède, nous ne voyons pas qu’on puisse le chercher en dehors du réveil des principes religieux, et les Tablettes du Velay, en marchant dans cette voie, n’ont fait que traduire la pensée de l’élite morale et intellectuelle du pays, sinon des flottantes majorités de l’imbécile instrument d’ignorance, d’anarchie et de servitude, qu’on appelle le suffrage universel.

Les_ Tablettes historiques du Velay_ vécurent jusqu’en 1878 ; la suppression de la modique allocation du conseil général leur porta le coup de grâce.

On peut lire, dans le même ordre d’encouragement à la science, le récit de la guerre féroce faite par la municipalité du Puy à la Société d’agriculture, sciences, arts et commerce du Puy (5).

On doit à M. Payrard la conservation d’un des plus curieux monuments liturgiques de l’ancienne France : je veux parler du Prosolarium de l’église du Puy, que vient de reproduire M. le chanoine Ulysse Chevalier, dans une livraison supplémentaire de son Bulletin d’histoire et d’archéologie religieuse. L’abbé Payrard en avait fait l’objet d’une note sommaire envoyée à l’Echo du Velay et tirée à part dans une nouvelle série de Mélanges historiques. Il se proposait de donner le document original à « une bibliothèque - musée de l’église du Puy »… quand elle existerait. Cette hypothèse ne s’étant pas réalisée, il autorisa l’érudit auteur du Répertoire des sources historiques du Moyen Age à mettre au jour ce témoin de cérémonies dont le souvenir même a disparu. Ces cérémonies, motivées par une relique du corps de J.-C. que possédait l’église du Puy, consistaient dans un office qui durait 24 heures le premier jour de chaque année, et pendant lequel on chantait incessamment, tant la nuit que le jour, de belles oraisons, leçons et proses, et de ce dernier mot l’office avait pris son nom de Prosolari.

Au mois d’avril 1891, nous échangeâmes quelques observations avec l’abbé Payrard au sujet de l’assistance médicale dans les campagnes. L’extrait suivant d’une de ses lettres fut le point de départ de cette correspondance :

« Ma paroisse est ravagée par la petite vérole et je suis obligé d’aller voir tous les malades. Cette maladie est horrible et défigure entièrement ceux qu’elle atteint. La vaccine cependant est peu en honneur et les médecins à consulter sont à 20 et 22 kilomètres, et ils réclament 50 francs au moins pour venir ici dans la froide saison. Que ne fait-on une loi pour obliger les jeunes docteurs à faire un stage dans les cantons abandonnés, avant d’aller se fixer, les uns à côté des autres, dans une ville comme Le Puy, où il y a un médecin pour 1.000 âmes ? »

L’idée est juste, mais d’une application difficile avec nos idées incohérentes sur la liberté. Avouons cependant, que l’exercice médical obligatoire dans les régions déshéritées de la nature, ne serait pas plus antilibéral que le service militaire obligatoire imposé à tous les Français. Ne pourrait-on résoudre la question, en décidant que le premier tiendrait lieu du second pour les jeunes médecins ? L’idée d’organiser l’assistance médicale en faveur des indigents des campagnes a été traitée par le docteur Langlois et par le docteur Martel dans les Annales de la Société d’Agriculture du Puy vers 1861. Un préfet de la Haute-Loire, M. de Chèvremont, avait essayé de l’organiser au moyen d’un médecin cantonal. L’année dernière (juillet 1893), on a fait une loi sur l’assistance médicale gratuite, et des circulaires préfectorales ont été envoyées pour préparer sa mise à exécution. Elle contient certainement d’utiles dispositions, et on peut en espérer quelques bons effets, au moins dans les pays à communications faciles, mais on peut douter de son efficacité dans les hautes régions de l’Ardèche et de la Haute-Loire, où jamais ne montera volontiers un médecin, à moins d’une application plus ou moins mitigée de l’idée de l’abbé Payrard. Encore un de ces cas où apparaît dans toute sa nudité l’impuissance administrative, quand elle n’a pas le concours de la charité chrétienne.

A notre humble avis, les évêques pourraient en ceci rendre de bien plus grands services que les préfets, s’ils n’avaient pas à redouter des malentendus ou des malveillances qui rendent déjà si difficile l’accomplissement de leur tâche. Quel avantage, en effet, ne serait-ce pas, pour les pauvres gens des campagnes, si les curés étaient instruits à suppléer, au moins provisoirement, à l’absence du médecin ! Où serait le mal s’ils prêchaient en chaire l’hygiène en même temps que la morale, comme le faisait Riffardou, le légendaire curé de Burzet ? Que d’accidents leurs conseils pourraient ainsi faire éviter aux enfants ! Que d’estropiés, d’infirmes dans nos montagnes, qui le doivent à l’ignorance ou au défaut de soins des parents ou des nourrices ! Il serait aisé d’arrêter les bases d’un enseignement élémentaire de la médecine, borné aux notions les plus indispensables d’anatomie, de physiologie et surtout d’hygiène, qui serait donné dans les séminaires, et permettrait aux curés de donner les premiers soins en attendant l’arrivée de l’homme de l’art. Je sais bien que ces idées ne seront pas du goût de tout le monde. On conviendra, dans tous les cas, qu’il y a quelques chose à faire, et ceux qui les repoussent sont invités à trouver mieux… sans trop attendre cependant, car, tandis que l’on ergote dans les villes, une foule de pauvres gens continuent à mourir sans secours dans la montagne.

Heureusement pour les montagnards, l’air qu’ils respirent vaut mieux que le nôtre, et par suite la santé générale sur leurs plateaux est encore meilleure que dans les centres de populations gavés de médecins. La rareté de ceux-ci y est compensée par la simplicité d’une vie sobre et exempte de la plupart des excès moraux et physiques qui tuent ailleurs tant de monde. Les pleuro-pneumonies et les rhumatismes, suite habituelle d’imprudences, la fièvre typhoïde, provenant presque toujours de l’usage d’eaux infectées, résument, avec la variole, presque toutes les maladies de la montagne. C’est ainsi qu’en y regardant de près, on retrouve partout quelque compensation divine. Plus on va, plus on est disposé à considérer comme vrai au fond le système de M. Azaïs, malgré le ridicule qu’on a attaché à son nom ; seulement il faut, pour le bien juger, s’élever à certaines hauteurs où tout le monde ne peut pas atteindre, et il n’y aura pendant bien longtemps encore que les personnes entièrement désintéressées, c’est-à-dire suffisamment détachées des biens et des honneurs d’ici-bas, pour en reconnaître la justesse.

Une autre compensation de nos braves populations montagnardes est dans la prospérité des familles. Elles n’ont pas encore été perverties par les honteux calculs du malthusianisme. Dans tous les villages que nous traversons, les enfants pullulent. Tout cela court pieds nus et en guenilles, mal lavé et pas du tout peigné, mais les joues rosées et l’air vigoureux. On comprend à ce spectacle que Soulavie, et après lui, MM. Elie de Beaumont et Dufrénoy, aient constaté que les montagnes étaient les réservoirs naturels de l’espèce humaine (6).

Non loin de Cayres sont les souterrains de Chacornac, taillés, dit-on, par les Romains, habités par les routiers au XIVe siècle et plus récemment par la bande de Mandrin.

De Pradelles au Puy, il y a 33 kilomètres. Les voitures publiques mettent 4 heures pour monter du Puy à Pradelles, et 3 heures seulement pour redescendre au Puy.

Vers le septième kilomètre avant l’arrivée au Puy, on aperçoit sur la droite la masse imposante du château de Poinsac, se dressant fièrement sur une sorte de promontoire qui s’avance dans la vallée de la Loire. Sa vue évoque dans ma pensée le souvenir de la femme distinguée, qui nous en a appris l’histoire. Mme Lascombes a publié d’autres notices sur les familles historiques de nos contrées, dans les Revues du Puy, de Valence et de Privas. Elle habitait en été le château de la Tour à Saint-Pierreville (Ardèche), et en hiver, Etoile (Drôme) : c’est dans ce dernier endroit qu’elle est morte, le 29 novembre 1891, à l’âge de 57 ans, regrettée de tous ceux qui l’ont connue.

Depuis Cayres jusqu’à la descente du Puy, on a une vue superbe sur le Mezenc, le Gerbier-de-Jonc, le Mégal et d’autres montagnes dont le nom m’échappe.

Nous voici de nouveau dans la capitale du Velay. Quatre jours nous séparent encore du 15 août. Comment va se dénouer, ce jour-là, l’aventure si bizarrement commencée à Vals ?

  1. Histoire de Montélimar, II, 238 et André Lafaisse, p. 114.
  2. Lascombes, Répertoire des hommages de l’évêché du Puy. p. 4.
  3. Le lac du Bouchet – son histoire administrative. – Le Puy, Marchessou, 1893, in-12.
  4. Cartulaire de l’abbaye de Saint-Chaffre du Monastier. Paris, Picard, libraire, 1884. L’ouvrage n’a paru toutefois qu’en 1888 avec une Introduction de l’auteur qui se termine en constatant que MM. Peyrard, Lascombe et Rocher « ont généreusement assumé les frais de cette publication ».
  5. Annales de la Société d’Agriculture, 1890 (tome XXXIV).
  6. Soulavie, Histoire naturelle de la France méridionale, 1780, t. II, p.48. – Elie de Beaumont et Dufrénoy, Explication de la carte géologique de France (plateau central), 1841. – Voir aussi notre Histoire de Soulavie, t. II, p. 174.