Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XXXIII

Ponots et Ponotes

Livraison des poulains. – Bons diables et bons enfants. – Les Velayens dans l’armée. – Les femmes du Puy. – La dentelle. – Les Béates. – Les vignards. – La Société d’agriculture. – M. Chassaing. – La Société agricole. – Le Musée. – Les fresques de Léon Giron. – Le portrait de la comtesse d’Agrain. – Crozatier. – Gaston Eyssette. – Charles Dupuy. – Les francs-maçons.

Carnet de voyage :

On a fini ce matin l’affaire des poulains. Le Béat les a amenés à l’écurie de l’hôtel Garnier où ils ont semblé se reconnaître avec Noir et Blanc.

Branbran a voulu payer la somme entière, en remettant au 15 août le règlement entre lui et Bodin, si décidément on doit se partager les deux bêtes. En attendant, il les gardera, promettant de céder Jean et même Pierrot, si le mariage se fait ; car, dans le cas contraire, il ne suppose pas que Bodin veuille s’en embarrasser.

Le Béat nous a dit que ses nièces étaient au couvent de… où elles suivent une retraite qui sera terminée le 14 au soir. Le lendemain, il viendra à l’hôtel nous transmettre la réponse définitive de Mlle Tempier. Impossible de lire sur la figure ce cet homme ce qui doit arriver. Le sait-il lui-même ? Je me rappelle l’expression des traits et des yeux de la belle enfant à la rencontre de Costaros, et je m’associe, non sans quelque réserve, aux espérances de Bodin, M. Montaigne ne paraît pas douter que nous ne soyons bientôt de noce à Sainte-Eulalie. Il s’inquiète seulement de l’époque et fait observer que, si l’on ne vas pas rondement, le froid et le mauvais temps pourront contrarier la fête. Branbran se demande si on lui laissera les deux chevaux. C’est comme au quatrième acte des tragédies, où l’on ne sait jamais bien comment la chose tournera.


M. Montaigne est allé voir sa sœur au couvent, précisément le couvent où ces demoiselles font leur retraite.

Bodin a prétendu que le mouvement et le grand air lui étaient nécessaires – et il a enfourché Jean. – Cavalier et cheval ont disparu dans la direction de Polignac.

Nous arpentons avec Branbran les rues de la vieille cité pour échouer sur un banc du Fer-à-Cheval – car il fait bien chaud.

Que mettre sur mon carnet ?

Les Ponots sont de bons diables…

Branbran s’emporte en lisant ces mots.

– Mettons : de bons enfants.

– Qu’est-ce qu’on appelle « un bon diable », ou même « un bon enfant », ou bien encore « un gentil garçon » ? s’écrie Branbran. Est-ce qu’on ne dit pas cela, tous les jours, même de gens qui ne valent pas la corde pour les pendre ?

As-tu oublié le mot de Marot, terminant ainsi le portrait d’un fieffé coquin :

Au demeurant, le meilleur fils du monde ?

Notre ami a raison. Je voudrais autre chose qu’une de ces banalités. Mais quoi ?

Un vieux poète d’Espaly, cité par Hedde, a commis le vers suivant :

Tous ces Ponots crasseux sont de mauvais soldats.

Ce fils de muses peu polies est réfuté par le commandant Parron (tué à Gravelotte) : « Le portrait moral du Velayen (Ponot inclus) teint en deux mots : « batailleur et discoureur (1) ». C’est pourquoi, premier point, la Haute-Loire (comme l’Ardèche) a toujours tenu une place honorable dans l’armée. En 1866, elle avait plus de 200 officiers à l’armée ; il n’y avait pas de canton qui n’en comptât cinq ou six.

Quant au second point (discoureur), il explique peut-être pourquoi il y a tant de républicains dans le pays, la république étant par-dessus tout un régime de bavardage.

On a fait un peu aux Ponots la réputation de badauds, comme dans l’Ardèche, aux gens du Bourg-Saint-Andéol. Ce sont de ces niches de bons voisins, dont est prodigue la petite malignité humaine, et qui ne tirent pas à conséquence.

Mais on n’a jamais osé en dire autant de leurs femmes. Elles sont habiles, fines, expertes dans les affaires. Ce sont elles qui, de temps immémorial, sont l’âme du commerce local.

J’ai déjà dit, il y a bien longtemps, que les femmes valent généralement mieux que nous. Ce n’est pas au Puy que je pourrais changer d’avis, en voyant tant de femmes vaillantes à l’ouvrage, s’occupant sans trêve du soin de leur maison, de leurs enfants, ou de leur comptoir, tandis que trop souvent leurs maris passent tout ou partie de la journée au café. Il y a un dicton qui les honore :

Femmes du Puy, hommes de Lyon,
Ont toujours fait bonne maison.

Il n’est pas étonnant que les cafés soient les plus beaux établissements du Puy, nous disait une dame ; les femmes s’éreintent à gagner de l’argent pour que les hommes fassent prospérer MM. les limonadiers. A défaut de la galanterie française, qui est bien loin, la pauvre, est-ce que la simple équité, sans compter le soin de leur dignité d’homme, ne devrait pas rappeler au devoir ceux qui s’en écartent, au point de vue qui n’est ici qu’effleuré ?

Une de ces dames, qui parle un peu trop fort dans la rue, fournit à Clairon, qui s’est attaché à nos pas, l’occasion de lâcher un de ses proverbes :

Fenno mudo
Fugué djomaï botudo !

Il est clair que les femmes du Puy ne sont pas muettes ; j’aime à croire cependant qu’elles ne sont pas souvent battues. On dit que la plupart portent la culotte dans le ménage ; tant mieux, les choses n’en vont pas plus mal, en dépit de ce muletier de l’Aveyron qui avait mis sur l’œillère de ses bêtes :

Chétive est la maison où la poule chante et le coq se tait.

Pour être franc, les généralisations en cette matière, comme en tant d’autres, ne vont pas sans correctifs, et je suppose qu’il y a au Puy des hommes et des femmes de toute espèce. Toutefois, il me semble que, parmi les femmes des villes, celles du Puy ont droit à des éloges particuliers, dont une partie revient peut-être au caractère de leur principale industrie.


Cette industrie est la fabrication de la dentelle, et on sait qu’heureusement ce travail n’exige pas l’abandon du foyer domestique. Autant la vie des ateliers est corruptrice, autant le travail à la maison est moralisateur. Et si les dentellières se trouvent parfois réunies, soit au seuil de leurs portes en été, soit aux veillées en hiver, ce n’est jamais dans des conditions dangereuses pour la morale, vu la proportion des mères de famille qui y participent.

Les réunions de famille ou de voisines, aux veillées, étaient plus nombreuses autrefois. Elles étaient partagées entre la prière et le travail en commun. Les carreaux, sous les doigts des dentellières, rendaient un murmure assez semblable à celui que l’on entend dans les moulinages de soie. C’était comme la basse d’une musique, où les jaseries des vieilles faisaient le contralto et les rires argentins des jeunes le soprano. On y bavardait bien un peu, mais cette façon de se détendre les nerfs dans un pays où il n’y en a guère d’autres, est d’une innocence relative sur laquelle il est inutile d’insister. Que celui qui n’a jamais bavardé leur jette la première pierre ; en somme, distraction agréable, et économie de feu et de lumière.

Dans ce pays on met au carreau, c’est-à-dire au travail de la dentelle, les jeunes filles, dès l’âge de 8 ou 10 ans. Le carreau et la pelote, en gros carton habillé, où s’agitent les doigts féminins, dans la mêlée des épingles à grosse tête de perle et des fuseaux. C’est le piano des femmes du Velay – piano portatif et productif ; la dentelle, en effet, bien que déchue, est encore une précieuse ressource pour le pays.

Ombres de Joseph Seguin, d’Aubry, de Chevalier-Balme, de Charles Robert Faure, de Théodore Falcon, et autres génies du royaume des fins tissus, contez-nous son histoire.

Ce fut Branbran qui, s’improvisant leur interprète, me l’esquissa à grands traits dans la salle du Musée, où se trouve la belle collection de dentelles, donnée pour la plus grande partie par Falcon.

Quicherat croit que la bisette fut la première idée de la dentelle : c’était un réseau de fil d’argent ou soie tressée, employé par les femmes pour ceinture, du temps de Charles VI. Sous Charles VII, on trouve le développement de cette innovation dans la gorgerette, qui devait être un tissu transparent de fil ou de soie. Mais, sous Henri II seulement, cet usage prit de l’extension, comme en font foi tous les tableaux du temps.

Les dentelles apparaissent en Flandre de 1364 à 1380. Elles sont mentionnées dans un traité conclu entre l’Angleterre et la ville de Bruges en 1390. A la bataille de Granson (1464), Charles le Téméraire perdit tout, jusques à ses dentelles. Au XVIe siècle, apparut la guipure. Celle-ci fut battue au XVIIe siècle, par les dentelles de Bruxelles. Colbert créa la fabrique d’Alençon en 1665.

Mais, à cette époque, l’industrie de la dentelle existait au Puy, et probablement depuis bien longtemps. Aymard a peut-être raison quand il émet l’opinion que le Puy est le premier pays en France où cette industrie se soit établie. Les érudits du pays feront bien de scruter les vieux titres à ce point de pue. M. Béliben a constaté l’existence de dentelles fabriquées au Puy en 1408. Trois inventaires de l’Eglise du Puy (1410, 1432 et 1444) indiquent des ornements entourés de tissu à maille (cum reta rubra), qui pourraient bien être de la dentelle.

Un très curieux et très rare ouvrage, que nous avons vu chez M. Bonhomme, à Pradelles, et dont un autre exemplaire se trouve à la Bibliothèque du Puy, montre l’extension que la dentelle avait prise à la fin du XVIe siècle et fait présumer qu’elle existait dès lors dans le Velay. C’est un in-8 carré intitulé :

LES
SINGULIERS
ET NOUVEAUX POVR
TRAICTS, DU SEIGNEUR FEDERIC
de Vinciolo, Vénitien, pour toutes
Sortes d’ouvrages de Lingerie.
dédiéz a la royne :
derechef et povr la
quatrième fois augmentez,
outre le réseau premier et le point couppé
et lacis, de plusieurs beaux et différents
portraits de reseau, de point compté, avec
le nombre des mailles, choses non encore
Veuez ne inventées.
a thurin
Par Eleazaro Thomysi
--
1589

Il y a le portrait d’Henri III avec un quatrain au-dessous ; le portrait de la Reine, avec un autre quatrain ; une épître à la Reine ; un sonnet adressé aux Dames et Demoiselles et une cinquantaine de « modèles d’ouvrages de point couppés ».

Il a paru aux XVI et XVIIe siècles beaucoup d’ouvrages de ce genre, et ce Federigo Vinciolo est connu parmi les auteurs italiens les plus célèbres en cette partie. En France, des moines mêmes occupaient leurs loisirs à inventer de nouveaux modèles, tels que Antoine Belin, reclus de Saint Martial de Lyon, et Jehan Mayol, carme de la même ville.

L’existence de l’industrie dentellière au Puy est officiellement confirmée par l’ordonnance somptuaire du Parlement de Toulouse qui, en 1640, provoqua une crise dans le pays. Saint-Jean-François-Régis alla lui-même à Toulouse pour faire annuler la mesure, et il y parvint. De plus, les Jésuites contribuèrent à l’ouverture de débouchés extérieurs pour les dentelles du Velay. Aussi saint Régis n’a-t-il jamais cessé d’être en vénération parmi les dentellières du Puy, qui l’ont choisi pour patron.

En 1688, les dentelles du Puy et d’Aurillac étaient expédiées à Marseille, où il s’en vendait pour 350 000 livres : il en était consommé 10 % en Provence, 25 % en Italie, 25 % en Espagne, le reste un peu partout.

Au commencement du siècle dernier, l’industrie de la dentelle faisait vivre un quart de la population du Puy et des environs. La prospérité de la dentelle se maintint jusqu’à la Révolution. Depuis lors, la mécanique est venue faire une rude concurrence aux doigts des ouvrières.

Les dentelles noires et blanches dites imitations, fabriquées au métier dans le Nord, ont pénétré dans la consommation, et il en est résulté, pour la Haute-Loire, un grave préjudice qui cependant a été atténué par l’importation de la fabrication de guipure noire, résultat dû à Charles Robert Faure. Celui-ci retrouva, en 1850, dans une petite île du golfe de Gênes, cette industrie abandonnée depuis deux siècles chez nous, et son successeur, Théodore Falcon, sut approprier cette innovation à la fabrique de la Haute-Loire, où elle est depuis adoptée presque exclusivement. Espérons que les doigts des pauvres dentellières du plateau central lutteront encore longtemps contre les machines ; et si, comme il est probable, cette longue bataille se termine par un partage d’attributions, qu’il leur restera une part digne de leur courage.

Après 1870, il y eut quatre ou cinq ans de grande prospérité ; on gagna 3 ou 4 francs par jour. Aujourd’hui la femme ou la fille de carreau au Puy ne gagne guère que 75 centimes par jour ou même moins : c’est peu, mais c’est encore quelque chose pour un pays pauvre et simple, qui n’a pas heureusement les ambitions et les appétits qui troublent ailleurs tant de cervelles.

Louis Reybaud dit que, sur 240 000 ouvrières en dentelle en France, l’Auvergne (ou pour parler plus exactement la contrée productive dont le Puy est le centre, et qui comprend, avec la Haute-Loire, le Cantal, la Loire et le Puy-de Dôme) en a 130 000. Le reste de l’Europe n’en compte que 295 000.

Or, comme la Haute-Loire figure dans ces 130 000 pour 60 à 70 000 ouvrières, la fabrique du Puy est donc la plus considérable du monde.

Dans l’Ardèche, on ne fait de la dentelle que dans quelques communes limitrophes de la Haute-Loire : Lalouvesc, Saint-Agrève, Borée, le Béage, etc., et cette dentelle est envoyée aux maisons du Puy. Celles-ci font peu d’exportation directe. Elles envoient leurs produits à Paris, d’où ils se répandent à l’étranger.

Comme toute chose a un revers, il faut bien noter celui de l’industrie dentellière dans la Haute-Loire. Peut-être fait-il trop négliger parfois les soins du ménage, surtout les enfants. Combien de petits êtres ankylosés, par suite d’un trop long abandon dans des langes mouillés ! Combien de petits estropiés, boiteux et autres, qui, avec un peu plus d’attention de leurs mères ou nourrices, ne le seraient pas ! Mais, en somme, cet inconvénient n’est pas inhérent à l’industrie dentellière elle-même, et il n’y a rien dans le travail du carreau qui empêche une mère vigilante de soigner sa jeune famille (2).


De la fille de carreau à la Béate, il n’y a qu’un pas, et après avoir parlé de la dentelle, il est impossible de ne pas dire quelques mots de l’institution qui, non contente d’instruire les enfants et de soigner les malades, a si fort contribué au développement de l’industrie dentellière dans le Velay.

Quand, traversant un hameau de la Haute-Loire, on aperçoit une maisonnette dont la façade est surmontée d’un petit clocheton, où se balance une cloche, on a devant soi la demeure de la Béate, le local où se tient l’assemblée.

L’assemblée ! Celle-ci diffère fort des clubs urbains, où l’on ergote, où l’on se dispute, où l’on se bat. Ici rien de pareil : la séance s’ouvre par une prière que dit la Béate à haute voix, puis l’on s’assied, le carreau sur les genoux, et les doigts voltigent à qui mieux mieux, pour gagner le pain de la famille. La Béate fournit le local, le chauffage et l’éclairage, le tout à peu de frais, qui se soldent ordinairement en nature. Jules Vallès, dans l’Enfant, raconte l’ingénieux système d’éclairage employé dans ces veillées rustiques : « En hiver, les Béates travaillent à la boule ; elles plantent une chandelle entre quatre globes pleins d’eau, ce qui donne une lueur blanche, courte et dure, avec des reflets d’or. En été, les travailleuses portent leurs chaises dans la rue et les carreaux vont leur train ».

L’institution des Béates, qui a rendu depuis deux siècles tant de services dans le Velay, n’a pas été le fruit de savantes combinaisons, mais le simple résultat de la charité catholique s’adaptant aux nécessités locales. Dans un pays où la population est tellement disséminée qu’on peut compter dans certaines communes, comme Monistrol, Tence et Yssingeaux, de 100 à 200 agglomérations, toutes composées de gens plus ou moins pauvres, comment l’administration aurait-elle pu faire face aux nécessités de l’instruction et de l’hospitalité ? Ce qu’elle ne pouvait pas même tenter, s’opéra sous l’inspiration et avec le dévouement de l’esprit chrétien. L’œuvre commença au Puy vers 1665, et le premier mérite en revient à l’abbé Tronson, curé de Saint-Georges, et directeur du Séminaire des Sulpiciens – on retrouve ces affreux curés partout – avec l’assistance de Mlle Martel. Les jeunes filles associées à cette généreuse personne, se réunissaient par quartiers pour faire l’école et soigner les malades. Il y eut jusqu’à neuf assemblées. Une congrégation religieuse sortit de là, sous le nom de Demoiselles de l’Instruction. On multiplia les bonnes œuvres. La plus importante fut celle des ouvrières en dentelles. Les filles des campagnes environnantes venaient au Puy en hiver pour travailler en commun ; Mlle Martel s’introduisit dans leurs chambrées, et, tout en leur rendant une foule de petits services de ménage, jusqu’à se charger d’aller aux provisions et de leur apporter l’eau, les instruisait et les moralisait. Mlle Martel mourut à 28 ans, victime de son zèle ; sa vie a été écrite par M. Tronson.

Les Demoiselles de l’Instruction, trop peu nombreuses, formèrent de jeunes institutrices qu’elles établirent, sous la surveillance des curés, dans les villages dépouvus d’écoles. Les paysans leur donnèrent un témoignage naïf d’affection et de respect en les baptisant du nom de Béates.

Les paroisses fournissaient le local modeste que tout le monde connaît : deux pièces, une petite pour le logement particulier de la Béate, et l’autre plus grande servant à la fois d’école, d’ouvroir et quelquefois de salle d’asile et même d’hôpital. Les habitants assurent à la pauvre fille : cartons de grains (environ 2 hectolitres) et sa provision de bois. Dans certaines localités, on ajoute une livre de beurre par élève et quelques œufs. Chaque élève doit donner 50 centimes par mois, mais ceux qui ne payent pas ne sont pas renvoyés pour cela. Ce casuel ne revient pas pour bien des Béates à 30 F par mois. Toutes supportent sans plainte leur misère. Elles portent un costume religieux, assez semblable à celui des Sœurs de la Présentation, du Bourg-Saint-Andéol, et sont sous la direction de la supérieure des Demoiselles de l’Instruction qui les place et peut les déplacer, mais la plupart ne font pas partie de la Congrégation et peuvent entrer dans la société laïque, quand cela leur convient. Cette particularité explique un passage du rapport de M. Leysenne, inspecteur général, constatant avec étonnement, en 1881, qu’à côté de 669 Béates congréganistes de la Haute-Loire, il y en a 108 laïques, qui ne dépendent d’aucune congrégation et qui, ayant pris tout simplement un costume quasi-religieux, ont été agréées par le curé de la paroisse. Le rapport en question confond, du reste, les Béates avec les Sœurs de la Présentation.

La règle écrite des Béates ne date que de 1730. Pendant la Terreur, les tyrans locaux voulurent assujettir les Béates au serment, bien que n’ayant jamais vécu en communauté, et ne recevant aucun traitement de l’Etat ; on alla jusqu’à en dresser des listes de proscription, et quelques-unes furent emprisonnées, comme colporteuses d’œuvres fanatiques, mais la contre-révolution du 9 thermidor les sauva. Elles furent reconnues d’utilité publique en 1843. Vers 1850, elles étaient environ 1 100, dont 756 pour la Haute Loire (les autres dans le Cantal, la Loire et le Puy-de-Dôme). On comprend que la guerre inepte faite depuis vingt ans à tout ce qui a une couleur religieuse, ait diminué leur nombre. Elles se recrutent difficilement. M. Massardier, curé de Beaulieu, eut la bonne pensée, alors qu’il était vicaire à Yssingeaux, d’organiser pour elles une maison de retraite. Cette maison fut achetée et payée en 1874, et depuis lors, elle n’a pas cessé d’être habitée par douze et jusqu’à quinze Béates, maladives, infirmes ou âgées, qui y mènent ensemble presque une vie de communauté. Mais que peuvent quelques louables efforts individuels contre le torrent qui nous emporte ! Autres temps, autres mœurs. L’assemblée du village n’est plus aujourd’hui la modeste maisonnette, surmontée du clocheton qui appelait à la prière, à l’école et au travail : c’est le cabaret. A la place de la modeste et pieuse institutrice, on a des messieurs et des demoiselles qui, pour la plupart se piquent de ne pas aller à la messe, qui ne l’osent pas, quand tel est leur désir, et à qui, d’ailleurs, il est interdit de parler de Dieu à leurs élèves. Il faut décidément avoir le caractère mal fait pour n’être pas satisfait du progrès moderne.


Allons boire un quart ! dit un Ponot à un autre.

Dans l’Ardèche, on dit : Allons boire pinte !

Bien que la pinte fasse quatre fois le quart, m’est avis qu’au Puy on boit davantage, ce qui s’explique, d’ailleurs, par l’altitude.

Il y avait autrefois au Puy les vignards, c’est-à-dire les heureux propriétaires de vignes. La vigne dans le Velay est très ancienne. On peut voir un indice de ce fait dans plusieurs débris de monuments gallo-romains de la contrée, où sont figurés des raisins, notamment dans les couronnes des statuettes trouvées à Margeaix. Au moyen-âge, la vigne est cultivée dans tout le bassin du Puy. Un évêque vivarois, Just de Serres, en fit beaucoup planter. De là, ces vignes en terrasses, – dans l’Ardèche, on dit en faysses – qui couvrent le penchant des collines, et où l’arbuste de Bacchus est entremêlé d’arbres fruitiers. Comme il fallait des gardiens à ces précieuses récoltes, on imagina les chibotes, ces maisonnettes rondes, en forme de colombier, à murs et voûtes en pierre sèche, à couverture conique, n’ayant d’autre ouverture que la porte, que le père Aymard prétend avoir succédé à la hutte de l’homme primitif.

Pas n’est besoin d’ajouter qu’en dépit de la faveur dont jouissait la culture de la vigne au Puy, alors que les transports étaient difficiles, il n’y a jamais eu au Puy de bon vin que celui qu’apportaient les muletiers. Mais, bien que leur vin fut aigrelet, les vignards le préféraient, surtout le petit blanc, aux muscats les plus renommés du Languedoc. On comprend ces faiblesses quand on a planté le cep, qu’on l’a vu croître, fleurir et sourire en grappes vermeilles. Quel bonheur alors d’aller festoyer le dimanche, devant la chibote, en mangeant un gigot ou un nez de porc, arrosé de vin du cru !

Un nez de porc n’est point à dédaigner,
Quand on le mange en noble compagnie ;
Un nez de porc, un pâté savoureux,
Un vin du cru, dont la mousse pétille,
Vont engendrer quelques lazzis heureux…
…………………………………………………..

J’ai oublié la suite. C’était dans la vigne de Charles Rocher, il y a un quart de siècle, sur la route de Polignac. Il y avait là, avec l’amphytrion, la plupart des érudits du Velay : Paul le Blanc, Adrien Lascombes, l’abbé Payrard, etc. Les vers sont d’un Tirthée velayen, François Bernard, chef de division à la préfecture de la Haute-Loire.

Au commencement du siècle, on évaluait de 900 à 1.000 hectares les terrains cultivés en vigne dans le bassin du Puy. Pour la Haute-Loire, c’était un total d’un peu plus de 5.000 hectares, dont 4.000 au moins dans l’arrondissement de Brioude, où le vin est un produit, tandis qu’au chef-lieu du département la vigne est bien plus une affaire d’agrément que d’utilité, et ne peut que diminuer par suite de la facilité et du bon marché des transports.

Puisque les vignards nous ont ramené au sexe laid, il faut reconnaître que bien peu de capitales de provinces ou si l’on veut de chefs-lieux de départements, ont été, autant que Le Puy, de véritables foyers intellectuels. Les érudits de la région l’ont constaté depuis longtemps, pour les temps anciens ; – tout ce qui est antérieur à la Révolution est ancien maintenant. Pour ce siècle, la preuve en est dans les divers recueils publiés au Puy, mais surtout dans les Annales de l’ancienne Société d’agriculture, des sciences et des arts. Il y a là toute une encyclopédie des sciences humaines au point de vue de la contrée, qui fait le plus grand honneur à ceux qui en ont été les principaux collaborateurs ; pour ne pas faire de jaloux, je ne citerai qu’Aymard, parce qu’il les domine tous par l’universalité de ses connaissances autant que par son activité, mais il y a certainement dans le groupe nombreux qui lui fait cortège, beaucoup de personnalités remarquables, dans les diverses branches de la science, dont les noms resteront gravés à jamais dans l’histoire du Velay.

La première idée d’une Société d’agriculture au Puy remonte à l’année 1785 ; il en fut alors, paraît-il, créée une, car elle est citée dans l’almanach de 1787. Pendant la Révolution, ce fut une autre chanson, et il faut savoir gré à M. Albert Boudon d’avoir rappelé à ceux qui oublient trop facilement les leçons de l’histoire, les insanités et les horreurs dont Le Puy fut alors le théâtre et la victime. Quand l’ordre eut été un peu rétabli sous la main de Bonaparte, une autre Société d’agriculture fut instituée (en 1799), puis supprimée par le préfet comme s’occupant d’objets étrangers à son institution.

Enfin la vraie, la grande Société d’agriculture du Puy fut fondée en 1825. Le préfet d’alors, M. Armand de Bastard, prononça le discours d’ouverture le 20 août. Le premier président fut le docteur Arnaud, le consciencieux historien du Velay.

Un an après, le nouveau préfet, M. Mahul, félicitait la Société de ses premières publications en des termes que la suite a rendus encore plus vrais : « Vos annales sont l’encyclopédie de la contrée ! ». L’histoire locale, les sciences naturelles, l’agriculture y avaient de savants interprètes. C’est là que parurent pour la première fois une foule d’études devenues classiques pour l’histoire locale : les Guerres civiles, de Mandet ; la Biographie des officiers généraux de la Haute-Loire, par R. du Moulin ; les Titres et privilèges de la maison consulaire du Puy – Essai sur l’histoire municipale du Puy, par Ernest Vissaguet ; les études géologiques de Bertrand de Doue « qui couronna la vie d’un sage par la mort d’un chrétien » ; tant d’articles remarquables de M. Calemard de Lafayette, de M. de Vinols, etc., etc.

Le côté pratique n’était pas oublié. Dans chaque séance, on résumait les articles des Revues envoyées par les autres sociétés, en y relevant tout ce qui pouvait avoir une utilité directe pour la Haute-Loire.

Plusieurs de ses membres ont été à la fois des écrivains distingués et d’habiles agriculteurs. MM. de Macheco, de Brive, Charles de Lafayette ont donné par l’exemple de grandes et salutaires leçons à leurs concitoyens, travaillant ainsi mieux que par des paroles, à résoudre un des côtés de la question sociale.

A la Société revient aussi le principal honneur dans la fondation du Musée, ce qui n’a pas empêché une municipalité républicaine de l’expulser plus tard de cet établissement : c’est en 1855 qu’on construisit les nouveaux bâtiments en utilisant les anciens.

Les Annales de la Société d’agriculture forment 36 volumes et vont 1826 à 1873, avec un volume supplémentaire paru en 1879 et un volume de table. Les collections complètes de ce recueil sont assez rares. Il manque six volumes (du 7e au 12e), années 1841 à 1847, à celle de la Bibliothèque Nationale de Paris, et, comme indice significatif de la stagnation historiques du Velay, je note que les feuilles du tome 33 n’étaient pas encore coupées, quand je l’ai eu récemment en main. C’est à la Société que l’on doit la publication des chroniques de Médicis, de Jacmon et de Burel, du Journal de Baudoin et de tant d’autres manuscrits si importants pour l’histoire locale.

Etienne Médicis, marchand, né au Puy en 1475, est le type du chroniqueur observateur et consciencieux. Il rapporte, dans un premier volume, les anciennes chroniques du pays et les documents originaux. Quant aux faits contemporains, il les prend depuis les dernières années du XVe siècle et les conduit jusqu’en 1559. Il écrivit bien jusqu’en 1565, mais Burel a repris ces récits et est allé jusqu’à 1630. C’est dans Médicis et Burel que le P. Odo de Gissey, le Frère Théodore et le docteur Arnaud ont puisé les principaux éléments de leurs ouvrages. La chronique de Jacmon commence à 1610 et finit à 1645. C’est le plus faible des trois.

M. Chassaing, dans les notes et éclaircissements dont il a enrichi le texte des trois chroniques, a fait preuve d’une érudition remarquable, et l’on ne comprend guère qu’une œuvre pareille n’ait pas suffi à lui faire obtenir le titre de correspondant de l’Institut qu’il avait si bien mérité.

Parmi les nombreux documents que M. Chassaing a publiés dans divers recueils, je note une ordonnance du sénéchal de Beaucaire (vers 1426), portant défense aux officiers de la cour commune et aux notaires du Puy de faire des informations en matière de contraventions sans gravité et d’injures légères non visées par la loi Cornelia : il résulte de cette pièce, dont le parchemin original est aux archives municipales du Puy, que les notaires de l’endroit, désireux d’émolumenter, procédaient, à l’occasion de plaintes insignifiantes, à de formidables enquêtes, dont les écritures étaient fort coûteuses (3). On voit par là qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. L’acte est fort curieux au point de vue des injures qu’on s’adressait au XVe siècle dans la bonne ville du Puy.

M. Chassaing est mort en 1892. Il avait rassemblé les matériaux d’un dictionnaire topographique et biographique de la Haute-Loire. Espérons qu’un érudit compétent sera mis à même de profiter de ce travail et complètera l’œuvre, le Dictionnaire de Deribier de Cheyssac, qui remonte à 1820, étant devenu par trop insuffisant.

La Société d’agriculture vit toujours, bien que beaucoup la croient morte ; ses membres se réunissent encore quelque fois ; elle manifestait encore récemment son existence à propos des Chroniques de Médicis, de Burel et de Jacmon dont elle offre au public les derniers exemplaires. Nous ne croyons pas nous tromper en disant qu’il y a dans la Société agricole, qui lui a succédé, plus d’un sage esprit qui désirerait une fusion. Mais n’est-ce pas une chimère ? Les deux Sociétés répondent à deux ordres d’idées différents, à deux époques distinctes. La Société d’agriculture était une sorte d’aristocratie de l’intelligence : y être admis était un honneur, et on ne l’obtenait pas sans titres. La Société agricole, au contraire, est une Société ouverte à tous ceux qui payent une cotisation. La première était dans les lettres une sorte de société monarchique constitutionnelle. L’autre est une république.

Malgré ces petites agitations, inséparables de toute société humaine, Le Puy est littérairement et scientifiquement plus favorisé que l’Ardèche. A Privas, sous l’Empire, grâce surtout à la protection d’un préfet actif et intelligent, M. Levert, une Société des sciences naturelles se forma vers 1860, et un Musée dit Musée Malbos fut créé dans les bâtiments de la préfecture. Cette Société a publié six volumes de Bulletins qui vont de 1861 à 1886. A cette dernière date, un préfet républicain, nommé Fauré (le même qui, honteusement battu dans ses manœuvres électorales, en 1885, supprima d’un trait de plume le traitement de 32 ecclésiastiques sans les entendre), fit aussi retrancher la modique subvention ministérielle donnée à cette Société, dont quelques membres n’avaient pas eu l’heur de lui plaire. Quant au Musée Malbos, fruit des longues recherches de MM. de Malbos, Dalmas et Boursier, il n’existe plus, car les fossiles sont sans valeur quand on ne sait pas à quel horizon géologique ils appartiennent. Or, après avoir été longtemps à l’abandon, chacun pouvant y prendre ce qu’il voulait, et la plupart des étiquettes ayant disparu, ce Musée, dont M. Pictet, de Genève, avait offert 40.000 francs, a été un beau jour, sur l’ordre d’un préfet, plus républicain que savant, transporté, comme un tas de cailloux, à l’école normale, où il peut servir d’exemple des désorganisations opérées par le régime actuel. Combien d’autres malheureusement sont encore plus graves !


Nous fîmes plus d’une visite au Musée, et chacune fut pour nous l’objet de quelque découverte nouvelle.

Les antiquités gallo-romaines, la collection paléontologique, celle des dentelles, les deux belles cartes en relief de M. Malègue, attirèrent successivement notre attention.

Une œuvre, qui mérite une mention particulière, est celle de M. Léon Giron, membre non résident de l’Académie des Beaux-Arts, qui, à grands frais et à grand peine, a retrouvé, restitué, reproduit, en fac-simile, presque toutes les fresques religieuses ou civiles du département de la Haute-Loire. M. Viollet-Leduc avait été frappé de la nouveauté et de l’utilité de cette œuvre qui, généralisée dans toute la France, pouvait être le trésor de la peinture murale en France du XIe au XVIIe siècle. Quelques-unes de ces peintures ont figuré au Musée des Arts décoratifs. Depuis dix-sept ans, M. Léon Giron fait chaque année en Sorbonne des communications très intéressantes et très appréciées, imprimées d’ailleurs par le ministère. Il a reçu déjà pour ce travail les palmes d’officier d’Académie, la rosette d’officier de l’instruction publique. L’œuvre sera bientôt terminée. Elle forme, au Musée du Puy, une collection très importante, qui attire beaucoup d’artistes et d’archéologues, et dont nombre d’ouvrages spéciaux reproduisent des échantillons. C’est une œuvre à la fois patriotique et locale.

Dans la grande salle des tableaux, nous remarquons le portrait d’une dame en costume de cour, accompagnée d’un jeune enfant et d’une levrette. C’est l’œuvre d’un artiste belge représentant la dernière comtesse d’Agrain des Hubas et son fils. Le domaine des Hubas, entre Saint-Etienne-de Lugdarès et Saint-Laurent-les-Bains, était la résidence de la famille d’Agrain des Hubas, qui s’est éteinte en 1828, en la personne de Charles d’Agrain, sous-préfet de Belfort, ou plutôt de son fils unique, mort deux ans après lui aux Hubas. L’histoire de Charles d’Agrain, telle qu’elle ressort de ses papiers, acquis par l’abbé Payrard dans une vente publique faite au Puy en 1872, est un vrai roman que nous écrirons peut-être un jour, si Dieu nous prête vie. Sa veuve, Maria Blissett, une hollandaise qu’il avait épousée dans l’émigration, est morte dans la dernière misère à l’hôpital de Nice en 1853. Le portrait en question fut acheté à la vente post mortuaire de son mobilier, par M. Gustave Richond, avocat, qui l’offrit au Musée (4). Quant au fameux Eustache Garnerius, qui fut un moment vice-roi du royaume de Jérusalem pendant la captivité de Baudoin en 1229, nous avons eu déjà l’occasion de dire que rien ne prouve qu’il appartint à la famille d’Agrain des Hubas, pas plus qu’à celle des d’Agrain du Velay, et même qu’il s’appelât d’Agrain. Nous savons bien que le chanoine Sauzet et M. Aymard le disent né au Puy, mais personne, que nous sachions, n’a donné la preuve de cette assertion – qu’il convient par conséquent de mettre en quarantaine.

La fontaine Crozatier, remarquable par son cachet artistique, l’est encore plus par le souvenir de l’homme généreux et distingué qu’elle rappelle à ses concitoyens. Crozatier, mort à Paris le 8 février 1855, est le type de l’ouvrier qui s’élève du plus bas au plus haut, par son travail et son talent, jusqu’à la célébrité et la fortune. Il était né au faubourg d’Aiguilhe en 1794 et en était parti fort jeune. On lui doit, entr’autres bronzes célèbres, le Napoléon de la colonne Vendôme et le quadrige du Carroussel. Il a décoré de ses propres compositions presque tous les palais de l’Europe.

Crozatier légua au Puy 348.000 francs (dont 200 pour la fontaine, 100 pour la construction du Musée, 40 pour pensionner tous les ans un Ponot à l’école des Beaux-Arts de Paris, enfin 8.000 pour fonder aux hospices du Puy des lits pour les malades du village d’Aiguilhe). Il aurait, paraît-il, laissé toute sa fortune, c’est-à-dire 2 ou 3 millions, à sa ville natale, si celle-ci n’avait pas blessé son amour-propre, en préférant à son modèle de statue de Notre-Dame de France, le projet de Bonnassieux.

Différentes œuvres de sa composition figurent au Musée du Puy ; des statuettes en bronze d’Henri IV, de la Sainte Vierge et de l’Enfant-Jésus – et un magnifique vase en bronze qui orne le vestibule du Musée.

La Société d’agriculture décida, après sa mort, de placer son portrait dans la galerie du Musée consacrée aux illustrations de la Haute-Loire.


En traversant, le soir, la place du Martouret, où ont été exécutés tant de criminels, j’eus comme la vision d’un innocent, d’un martyr de la Révolution, un prêtre du diocèse de Viviers, Abeillon, prieur d’Arlempdes, – guillotiné sur cette place en 1794. Ce vénérable vieillard – il avait 75 ans – s’avança d’un pas ferme vers l’instrument du supplice, en chantant d’une voix retentissante le Miserere. C’est ainsi que moururent aussi les cinq prêtres qui furent exécutés à Privas, la même année, deux ou trois jours après la chute de Robespierre, et nous avons entendu des contemporains exprimer l’impression profonde que ces chants funèbres produisirent dans le chef-lieu de l’Ardèche, dont tous les habitants s’étaient claquemurés chez eux, fermant portes et fenêtres, pour protester contre ces sauvageries.

Un peu plus haut, le lycée me rappela le souvenir d’un ami et compatriote de l’Ardèche, prématurément enlevé à l’estime et à l’affection de tous ceux qui l’ont connu. Gaston Eyssette, né à Largentière en 1852, se destina au professorat dès ses études terminées. Il alla passer sa licence à Paris et professa par intérim au lycée Saint-Louis, où il avait débuté comme maître-répétiteur. Nommé professeur de septième au petit lycée de Vanves, il demanda, au bout de quelques années, à aller en province, et professa successivement la rhétorique au collège d’Aix-en-Provence, puis la troisième à Albi, où il se lia d’amitié avec le jeune professeur de philosophie, Jaurès, qui depuis… est entré dans le parti politique le moins philosophe du monde. Eyssette le suivit à Toulouse et y passa deux ans, pour aller de là à Auch, à Digne et enfin au Puy, où, comme partout ailleurs, son caractère original, gai, plein de franchise et d’exquise bonhomie, lui attirait toutes les sympathies. C’est à Aix qu’il écrivit ses premières chroniques, et il ne cessa guère d’en commettre, à partir de cette époque, soit à Albi, soit à Auch, soit au Puy. Qui ne se rappelle ses charmantes causeries dans la Haute-Loire sous le pseudonyme de Touchatout ? Il touchait, en effet, à tout, mais d’une façon aimable, spirituelle et sensée, ce qui est juste le contraire de tant de polémiques courantes.

Entre temps, il avait publié l’Histoire administrative de Beaucaire, œuvre d’un oncle, Alexandre Eyssette, un très curieux autant qu’érudit personnage.

Philippe Eyssette, le père de Gaston, avait aussi versé dans l’érudition, en écrivant sur l’histoire de Nîmes (5). Il était membre de l’Académie du Gard, lorsqu’il fut nommé maire de Nîmes, « périlleux honneur, est-il dit dans le discours prononcé sur sa tombe, qu’il n’hésita pas à accepter. Et il y demeura courageusement sur la brèche, alors que les passions politiques et religieuses agitaient constamment la place publique et que la société tout entière (comme aujourd’hui) semblait chanceler sur ses bases… ». Forcé par sa santé d’abandonner la vie politique, il se retira à Largentière, pays de sa femme ; il y devint successivement juge d’instruction et président du tribunal, et il y a laissé des souvenirs qui en ont fait, dans les annales judiciaires du pays, une sorte de personnification de la justice et de la vertu.

Nous rencontrions chaque année Gaston Eyssette, dans notre bonne ville de Largentière, pendant les vacances, et c’était plaisir de causer avec lui et son frère – un de ces magistrats de mérite qui, lors des fameux décrets, aimèrent mieux briser leur carrière que de désobéir à leur conscience.

Que de chroniques gaies et alertes on aurait pu faire à la suite de ces conversations, car l’esprit est héréditaire dans cette famille, et le magistrat démissionnaire a aussi publié un ouvrage, qui lui aurait fait honneur, s’il n’avait cru devoir garder l’anonymat.

Partout où passa Gaston Eyssette, il fut estimé de ses collègues et adoré de ses élèves. Plusieurs de ceux-ci restaient en correspondance avec lui, et il en recevait des lettres charmantes qu’il nous communiquait avec une douce joie.

Il avait fait au Puy la connaissance de M. Charles Dupuy, promu depuis à de si hautes destinées. Le futur président du conseil, dont il avait conquis toutes les sympathies, sachant que le climat du Velay lui était défavorable, avait sollicité et obtenu pour le jeune professeur, la chaire de 3e au lycée d’Avignon. Mais, hélas ! la mort ne lui laissa pas le temps de s’y rendre. Il mourut dans sa maison de campagne à Beaucaire, peu de temps après son retour du Puy, le 10 août 1891.

Gaston Eyssette avait avec M. Dupuy une certaine ressemblance au physique qui, plusieurs fois, au Puy même, l’avait fait prendre pour le député de la circonscription. Il s’en amusait et aimait à se promener sur la place du Breuil, les jours de marché, et à recevoir les confidences et sollicitations de braves électeurs, qu’il ne détrompait jamais qu’au dernier moment, et lorsqu’ils n’avaient plus rien à lui dire. Une aventure du même genre lui était arrivée à Marseille. Il aimait à raconter qu’un jour, se promenant sur la Canebière, en lisant son journal, il fut accosté par un indigène pur sang qui lui cria : Eh ! bonjour, M. Blanc ! – Je ne suis pas M. Blanc. – Comment ! M. Blanc, le marssant d’huile ! – Non. – Comme vous y donnez d’air ! (en marseillais : Comme vous lui ressemblez !). Que de fois, nous l’avons entendu raconter cette rencontre avec l’assent et les gestes qui donnaient un cachet particulier à ce rapide dialogue.


Puisque j’ai nommé M. Dupuy, comment ne pas tenter un croquis de touriste sur l’homme dont l’influence de la nature locale, ce qu’on a appelé l’empreinte auvergnate, aidée des circonstances, a fait une figure d’un certain relief sur la scène politique actuelle. On a souvent raillé M. Dupuy sur ses allures primitives et son éloquence trop pédagogique ; on lui a reproché, non sans raison, plus d’une maladresse ; mais, en somme, on ne peut lui refuser ce qui, au temps présent, vaut mieux que la pure éloquence et les finesses d’antan, c’est-à-dire une certaine dose de volonté, une répulsion native pour les roueries parlementaires, et enfin le vif désir de tirer son pays du gâchis sans nom où de soi-disant républicains, qui ne sont en réalité que des farceurs, l’ont jeté. La bombe de Vaillant montra que Dupuy était un homme, et le fit succéder au vieux Boissy-d’Anglas dans la légende parlementaire. Court, épais et fort, il représentait bien le lutteur décidé à résister enfin au mauvais génie du siècle. Quand il eut jeté au vent l’outre percée à jour de la concentration républicaine, ce système de mensonge et d’iniquité, dont le plus clair résultat a été de donner aux doctrines socialistes une importance que leur bêtise ne comportait pas, quelques espérances s’attachèrent à ce successeur des grands chefs de l’opportunisme, qui semblait attendre, le poing sur les hanches, le monstre qui fait tant de bruit et de menaces. La bête a-t-elle dévoré le dompteur, ou celui-ci n’a-t-il fait qu’une fausse retraite ? Ou bien encore est-ce un autre lutteur qui doit sortir de la coulisse pour mettre fin à l’épouvantable cauchemar qui pèse sur le cœur de la France ? Laissant à d’autres le métier de prophètes, nous nous contenterons de faire observer que la bataille n’est pas finie et que rien ne dit que l’empreinte auvergnate ne sera pas encore appelée à y jouer un rôle. Nous rappelant l’estime que notre ami Eyssette avait pour M. Dupuy, nous croyons ce personnage trop intelligent pour ne pas comprendre la conclusion à tirer de tant de crises successives, du coup de poignard de Caserio, comme de l’anarchie morale et financière dans laquelle nous nous débattons, c’est-à-dire la nécessité de rétablir le sentiment et l’enseignement religieux, car tout est là, et l’homme d’Etat, qui saura se mettre à la tête de ce mouvement réparateur, est assuré d’une gloire et même d’une popularité durables.

– Oh ! oh ! dit Branbran, pensez-vous qu’une œuvre pareille puisse jamais être effectuée par un franc-maçon ? car on raconte que M. Dupuy a été franc-maçon. On ajoute, il est vrai, qu’à un de ses amis désireux d’entrer dans le temple, il aurait conseillé de n’en rien faire.

– Le propos s’il est exact, répondis-je, est d’une explication aisée. La franc-maçonnerie n’a pas toujours été ce que nous la voyons aujourd’hui. Les anciennes loges du Velay : la Parfaite Union, qui remonte à 1770 ; la Parfaite Sincérité, créée en 1804 ; les Amis éprouvés, ouverts en 1808 ; la loge de Saint-Julien, de Brioude, qui date de 1774 ; les Vrais Amis, d’Yssingeaux, et l’Etroite Union, du Monastier, qui existaient vers 1809 (6), étaient, ainsi que les associations du même genre, plus rares dans l’Ardèche, des réunions de francs-viveurs beaucoup plus qu’autre chose ; ce que nous appellerions aujourd’hui des cercles fermés, où l’on faisait bombance, tout en épanchant ce besoin d’opposition et de désordre, qui existe au fond de chacun de nous, aux dépens surtout des autorités civiles et religieuses ; où la débauche tenait beaucoup plus de place que la politique ou même l’impiété. Et il en était de même généralement dans toutes les petites villes de province, que la secte avait infectées. A Paris, à Londres, et dans les grands centres, le niveau franc-maçonnique était peut-être un peu plus relevé, et les adeptes avaient la prétention de représenter un parti philosophique – fort peu philosophe, d’ailleurs, puisqu’en se déclarant l’ennemi déclaré du sentiment religieux, qui est inséparable de l’âme, et qui forme le plus solide lien social, il faisait preuve d’une profonde ignorance de notre nature et des conditions indispensables de toute société humaine.

Il y a aujourd’hui au Puy le Réveil anicien : il paraît que la bonne ville de Notre-Dame avait besoin d’être réveillée. Dans l’Ardèche, nous avons deux loges, l’une au Teil et l’autre à Annonay. Ne sachant pas au juste ce qui se passe dans les unes et les autres, nous n’en dirons rien, mais il est bien permis de constater qu’à l’est comme à l’ouest du Mezenc, leurs membres se cachent soigneusement, comme s’ils avaient le sentiment des méfaits moraux qu’ils commettent, et on ne les connaîtrait pas, si on n’était sûr de retrouver leurs noms en tête des comités électoraux des partis les plus avancés. Il en est de même partout. Quoi de plus singulier cependant que cette lutte entre deux grands partis, dans laquelle on combat, d’un côté, à visage découvert et avec des armes connues, tandis que, de l’autre, on persiste à se dérober dans les ténèbres, alors même qu’on est parvenu à occuper presque toutes les avenues du pouvoir ! Cela étant, nous ne voyons pas pourquoi les catholiques, perfidement combattus, n’useraient pas partout du système, qui a si bien réussi dans le Jura, où les marchands et industriels francs-maçons, démasqués par une feuille locale, ont vu leurs boutiques désertées par tous les clients honnêtes, si bien que les tribunaux, saisis de leur plainte, ont dû déclarer que la qualification de franc-maçon était une injure.

Laissant de côté toutes les loges de la région, et traitant la question d’une manière générale, nous ne craignons pas de nous tromper en disant que la franc-maçonnerie du jour, telle que l’ont faite les hommes et les circonstances, n’est plus qu’une immense fumisterie, sur laquelle le pays ne peut tarder à être complètement édifié et qu’il secouera, comme un arbre chargé de fruits pourris, en s’étonnant seulement d’avoir pu être si longtemps sa dupe. C’est une association de la courte échelle, qui se compose de deux parties fort distinctes : au sommet, les ambitieux, généralement sans scrupules, mêlés de quelques sectaires ; au-dessous, une foule de braves gens, ce qu’on pourrait appeler des instinctifs, qui ont cru entrer dans une société de bienfaisance, et ont aidé plus ou moins inconsciemment les habiles à accaparer les honneurs et les emplois, mais qui, reconnaissant enfin leur erreur, en sortent, tous les jours, sans tambour ni trompette. L’abus a été si grand qu’on a senti de toutes parts la nécessité d’y mettre un terme, et la proclamation de l’esprit nouveau, faite à la tribune par un ministre d’un républicanisme indéniable, n’a pas été autre chose qu’une sommation adressée aux sectaires de f… (nous allions dire le mot vrai), de rendre la paix au pays. Voilà comment la franc-maçonnerie, avec ses odieuses pratiques et ses ridicules allures, est considérée dans les hautes régions mêmes du parti républicain, et il n’y a plus que quelques coins reculés de la province où elle peut encore être prise au sérieux. Voilà pourquoi, vrai ou non, le mot prêté à M. Dupuy n’a pour nous rien d’invraisemblable.

  1. Annales de la Société d’Agriculture du Puy, 1867.
  2. Voir les Annales de la Société d’Agriculture du Puy, 1854, 1861, 1864 et 1875 ; l’Histoire de la Dentelle, par Chevallier-Balme ; La Dentelle, par Joseph Seguin ; la Galerie de la Dentelle, par Théodore Falcon ; le rapport de Louis Reybaud sur l’industrie du coton ; les ouvrages de Félix Aubry, de Lefébure, etc., etc.
  3. Voir Bulletin historique et philologique, 1887.
  4. Annales de la Société d’Agriculture, 1875.
  5. Il a publié une Notice historique sur les origines municipales de la ville de Nîmes, sur l’église primitive de Sainte-Marie et sur l’église nouvelle de Saint-Paul. Nîmes, 1853, in-8°.
  6. Annales de la Société d’Agriculture, 1871, p.400.