Voyage dans le midi de l’Ardèche

Docteur Francus

- Albin Mazon -

I

De Vals à Joyeuse

La place de l’Airette, à Aubenas. – Les fléaux naturels. – Les plaideurs. – Le vin de Vinezac. – Rosières. – L’abbé Monge et les églises du Bas-Vivarais au XVIIe siècle. – La dîme. – Prieurs et curés. – Notre-Dame de Chapias. – La fontaine minérale du pont de Joyeuse et ce qu’en dit Antoine Fabre. – Gaudiosa et l’ancienne baronnie de Joyeuse. – Un capucin maréchal de France. – Le massacre de la Placette. – Le Père Nicolas. – Le général Chabert. – Firmin Boissin. – Une ordonnance des seigneurs de Vernon. – Le château de la Saumès.

Je prenais tranquillement les eaux à Vals depuis une semaine, quand j’entendis un matin frapper à ma porte.

– Qui va là ?

– C’est moi.

Je reconnus la voix de Barbe. Il entra et me dit qu’il avait huit jours à me donner pour une nouvelle excursion. D’ailleurs, ajouta-t-il, quand on a commencé, il faut finir. Vous avez raconté vos voyages dans les pays volcaniques du Vivarais, autour de Valgorge et de Privas. On attend le Voyage dans le midi de l’Ardèche. Il est donc urgent de se mettre en route. Lève-toi, Juif errant, et marche !

Comment résister à de pareilles évocations, surtout quand on a déjà l’humeur vagabonde ? Une heure après, nous étions en voiture dans la direction de Joyeuse.

Nous fîmes une halte de quelques minutes sur la place de l’Airette, à Aubenas, pour contempler le magnifique panorama dont on jouit de ce point. Le bassin d’Aubenas est couronné d’un cercle bleu de montagnes où l’indigène aussi bien que l’étranger cherchera toujours avec intérêt la trace du passage des grandes routes. Voici, au levant, le col de l’Escrinet que les anciens actes appellent Scrignetus, rendu plus reconnaissable par la roche de Gourdon, son deuxième factionnaire à gauche, et, en allant vers le nord, voilà le col de Mézilhac où passa probablement César pour aller attaquer Vercingétorix. Supposons, en effet, le général romain arrivé par la route d’Alba Augusta au rocher de Jastres, qui doit le conduire en Auvergne : c’est le col de Mézilhac qui dut, le premier, frapper ses regards, et, comme les obstacles naturels n’y sont pas plus nombreux qu’à Montpezat, il est permis de supposer que c’est par là qu’il résolut d’aborder la crête des Cévennes.

Il y aurait beaucoup à dire sur Aubenas, mais cette ville mérite une étude à part ; nous avons compulsé une vingtaine de vieux registres de notaires qui la concernent, et nous nous proposons de ressusciter un jour sa physionomie, son personnel et ses mœurs au XVe et au XVIe siècle. Ce n’est donc pas adieu, mais au revoir, que nous lui disons ici.

D’Aubenas à la Chapelle, la route court comme un long serpent blanc à travers les vignes et les mûriers. Barbe me fait malicieusement remarquer la croix placée au sommet de la montagne de Saint-Sernin et me demande mon avis sur l’apparition et le miracle. Je réponds en lui faisant observer que c’est le clergé lui-même qui fut le premier à réagir contre ce produit de l’imagination populaire, et je lui rappelle notre conversation à Pramailhet (1).

Nous passons à un autre sujet : sujet triste, car il s’agit des fléaux naturels qui ont changé depuis trente ans la face de l’Ardèche. Cette fatale série commença avant 1848 par la maladie des pommes de terre. Ce fut une consternation générale. Qu’allait-on devenir si la pomme de terre continuait d’être malade ? Le précieux tubercule monta de deux à dix francs le quintal. On se rassura un peu quand on vit que, sur les deux récoltes de l’année, une seule était atteinte.

L’oïdium tuckeri vint faire oublier la maladie de la pomme de terre. Après avoir été, comme en 1848, à un sou le litre, le vin se vendit huit, dix et douze sous.

– Allez-vous dire, interrompit Barbe, que le bon Dieu voulait corriger les ivrognes ?

– Qui sait ?

Il paraît que les éducateurs de vers à soie, c’est-à-dire la masse de nos petits propriétaires et paysans, avaient besoin d’être corrigés, car on ne s’était pas encore remis des effets de l’oïdium, que la maladie des vers à soie vint restreindre ou tarir la source la plus productive de nos revenus. Ce n’était plus un simple malheur – c’était un désastre.

Depuis lors, toutes les fortunes ont été réduites ; les propriétaires aisés sont devenus pauvres et les pauvres sont tombés dans la détresse. S’il fallait faire une liquidation générale, bien peu de propriétaires échapperaient à la ruine. Et encore – ceci n’est nullement un paradoxe – faut-il se féliciter que cette catastrophe ait coïncidé avec le courant qui a porté tout d’un coup l’argent vers les valeurs mobilières, car, si les propriétaires avaient trouvé alors à emprunter comme ils l’auraient voulu, il n’en est pas un dont la position ne fût aujourd’hui irrémédiable. Heureusement pour eux, les écus se sauvèrent, et il fallut, bon gré mal gré, trouver dans l’économie, dans un emploi plus intelligent de ses ressources, quelquefois dans les privations, les moyens d’équilibrer son budget.

Je montrai à mon compagnon de voyage des champs de mûriers coupés d’autres plantations : vignes, blés, haricots, maïs. Du temps où le pays était riche, on n’eût pas osé gêner ainsi le seigneur mûrier ; il faut aujourd’hui qu’il se gêne comme les autres.

Du temps où le pays était riche, on plaidait aussi beaucoup plus. Les causes et l’argent pleuvaient chez les hommes d’affaires. On m’a montré, dans un canton de Joyeuse, un rocher qui a été, entre deux riches propriétaires, l’objet d’un procès mémorable qui n’est peut-être pas encore terminé. Aucun des deux n’eût estimé le roc en litige au dessus du prix d’un dîner d’auberge, ce qui ne les a pas empêchés d’y dépenser une dizaine de milliers de francs chacun pour en revendiquer la possession. Ceci se passait dans le calcaire, mais on n’était guère moins entêté dans le granit où, pour une poule échappée ou un mouton broutant une herbe illicite, on voyait plus d’une fois un brave padgel descendre de la montagne pour faire un procès à son voisin et donner à l’avoué un argent qui eût pu être employé d’une façon beaucoup plus sage et plus fructueuse.

Un ancien président du tribunal de Largentière nous racontait un jour à Vals que, du temps où il était avocat, il rappelait sans cesse à ses clients le sujet d’un tableau qu’il avait vu à Nîmes lorsqu’il y alla pour la première fois prêter serment. Ce tableau représentait deux hommes : l’un tout nu, et l’autre en chemise. C’étaient deux plaideurs. Le nu était le perdant. Le gagnant n’avait pu conserver que sa chemise.

Tout le monde peut se rappeler une race d’hommes, heureusement disparue ou à peu près, qui ne contribuait pas médiocrement à l’enfantement des procès et qu’on appelait les patrocineurs. Il y en avait au moins un par canton et plusieurs étaient d’une habilité rare. Malheureusement, ils aimaient la chicane qui les faisait vivre, et ils n’avaient guère pour habitude de prêcher à leurs clients la conciliation. Ils connaissaient à fond les affaires locales et dominaient avocats et avoués. Aujourd’hui, il faut des intérêts bien gravement engagés pour qu’on s’expose à s’égarer dans le dédale des lois : les études d’avoués en déshérence en disent assez à cet égard. De plus, la jurisprudence est maintenant fixée sur une foule de cas naguère douteux. Ainsi, sur la question des chemins, les paysans en savent autant que les avocats. Ils n’ignorent point, par exemple, que l’usage d’un passage ne constitue pas un droit, à moins qu’on ne soit enclavé. La misère a aussi eu sa part dans cette diminution des procès : preuve nouvelle du vieux proverbe qu’à quelque chose malheur est bon.


Nous voici sur la colline de Montredon, en face de Vinezac.

Vinezac ! C’était, avec Villeneuve-de-Berg, le pays prédestiné du vin. Les vignes qui poussaient dans ces collines pierreuses, pleines de coquillages pétrifiés, donnaient un nectar comparable à celui de la vallée du Rhône, au moins quand les vignerons savaient le faire. Je dois avouer que la plupart n’y entendaient rien ; leurs cuves et leurs tonneaux étaient généralement en mauvais état ; ils ne laissaient pas assez cuver leur vin et ne savaient pas pratiquer convenablement le collage et le soutirage. Si, malgré tout, leur vin était bon, c’était par la force des choses, parce qu’avec des vignobles pareils il était impossible de faire de la drogue, mais il sentait plus ou moins le tonneau et tournait invariablement vers la fin de l’été. C’était donc par leur faute que ces braves gens ne vendaient que trente ou quarante francs l’hectolitre, c’est-à-dire comme vin ordinaire, ce qui, dans des mains plus habiles, eût valu le double ou le triple.

– Je me souviens, dit Barbe, d’avoir bu du vin de Vinezac chez mon oncle Célestin. Ce digne parent n’en voulait pas d’autre et proclamait souvent qu’avec ce vin on devait vivre dix ans de plus ; il est de fait qu’il en a bu jusqu’à quatre-vingt-douze ans. Je le trouvais fort bon ; il avait dans le verre des pétillements de feu qui montaient au nez et, quand on avait bu, on sentait sur l’estomac comme un fumet de soleil.

– Celui de Fons, lui dis-je, était encore meilleur, parce que les vignerons de l’endroit avaient mieux profité des leçons de leurs confrères de Villeneuve-de-Berg. Le phylloxéra a mis au même niveau toutes ces riches communes vinicoles. Les Gras furent dévorés, les premiers, par le maudit insecte qui, pendant quelque temps, se borna au terrain calcaire, mais qui maintenant attaque aussi le savel, c’est-à-dire les terrains de grès.

– A propos de Gras, dit tout-à-coup Barbe, pourquoi les appelle-t-on ainsi ? Est-ce parce qu’ils sont si maigres ?

– Je pense, dis-je, que ce nom leur vient plutôt des gradins naturels que forment sur ces collines les couches calcaires. L’appellation latine de Gradus donnée par les vieux actes à la commune de Gras, située dans ces terrains, semble décisive en faveur de cette étymologie.

La route d’Aubenas à Joyeuse suit à peu près la ligne qui sépare la région des vignes de celle des châtaigniers. Sur toutes les collines à notre droite, le vent agite l’arbre à pain des Cévennes, tandis que les montagnes de gauche ne présentent qu’une surface aride où poussent à grand’peine quelques chênes au milieu des buis et des lavandes.


Nous traversons sans nous arrêter Uzer et Laurac. A Rosières, nous quittons la voiture pour visiter le village. D’après une tradition mentionnée par Ovide de Valgorge, les Sarrasins faisaient à Rosières la culture des roses, et l’Album du Vivarais remarque même qu’il y a dans cette région beaucoup de familles du nom de Guillen qui, en arabe, signifie rose. Il est bien probable que l’eau de roses et l’essence de roses, employées de temps immémorial dans les Indes et répandues seulement en Europe vers le Xe siècle, nous ont été apportées par les Sarrasins, mais une ressemblance de nom est une base bien fragile pour étayer le passé sarrasin de Rosières. On ajoute, il est vrai, que les infidèles furent battus en cet endroit par Charles Martel ou par un de ses lieutenants, et l’on rattache naturellement à ce fait le nom du pont de Martel qui est entre la Croisette d’Uzer et Laurac sur la rivière de Ligne. On dit enfin que l’ancienne église de Rosières n’était autre qu’une chapelle élevée par Charles Martel en l’honneur d’un de ses lieutenants morts pendant le combat. Malheureusement, les preuves d’un caractère positif font absolument défaut : ni armes, ni médailles, ni inscriptions et encore moins de témoignage historique. Il n’y a que des consonances, et franchement ce n’est pas assez.

Rosières, aujourd’hui éclipsée par Joyeuse, a été la paroisse mère dont le progrès des temps a détaché Joyeuse, Vernon et Balbiac. L’abbé Monge qui y passa le 17 décembre 1675, lors de sa visite générale des églises du Bas-Vivarais, en fait la description suivante :

« L’église est fort ancienne, bâtie en croix, dédiée à Notre-Dame ; elle a cinq pas de large et dix-sept de long, outre le presbytère (chœur) et cinq chapelles. Le presbytère est fermé par un balustre de noyer, élevé sur quatre degrés de pierre ; il est bien pavé et passablement blanchi, mais il y pleut. Il est éclairé par deux fenêtres qui sont vitrées, mais non grillées ni treillissées, quoique l’église soit fort exposée, étant seule sur le grand chemin… Le clocher est carré et terminé en pointe sur la croix ou dôme de l’église ; il y avait une croix de fer au sommet qui est tombée depuis quelque temps et est à présent dans la sacristie. Il y a trois cloches qui ne peuvent pas sonner à branle, à cause que les jougs ne valent rien… »

La flèche du clocher de Rosières était très élancée et toute en pierre de taille. Ce beau clocher, ébranlé dans ses fondements par d’imprudents maçons qui avaient percés les murs de soutènement, s’écroula le 4 novembre 1840 et écrasa dans sa chute la voûte de l’église. Celle-ci, d’après M. de St-Andéol, remontait au XIe siècle. Notre archéologue dit qu’on retrouve ailleurs des types du chœur, mais que la perte de la nef est irréparable. « Ainsi qu’à Cordoue, ajoute-t-il, les arcs doubleaux à plein-cintre ne supportaient pas la voûte en berceau. Un vide assez large les en séparait ; ils ne supportaient rien, comme on le remarque dans l’architecture mozarabe d’Espagne ».

L’église de Rosières fut reconstruite peu après, mais les habitants de Balbiac, partie haute de Rosières, profitèrent de l’occasion pour jeter les fondements d’une église chez eux, sans y être autorisés. On les obligea d’interrompre leurs travaux et de contribuer à la reconstruction de l’église de Rosières. Ce n’est que plus tard qu’ils obtinrent de former une succursale.

La ville de Joyeuse ne fut démembrée de la paroisse de Rosières qu’ai XVIIe siècle, en faveur des Pères de l’Oratoire. Jusque-là, les habitants de cette ville étaient obligés d’aller à Rosières non seulement pour les exercices du culte, mais même pour l’inhumation de leurs morts. La bulle de Pie V qui réunit à perpétuité la cure de Joyeuse à la congrégation de l’Oratoire est de 1620. On assure que le célèbre Malebranche a professé la philosophie au collège que les Oratoriens avaient à Joyeuse.

Les habitants du mandement de Vernon faisaient encore partie, en 1675, de la paroisse de Rosières ; mais ils avaient obtenu, dès l’année 1283, d’avoir un service particulier dans leur église, avec un vicaire autorisé à leur administrer les sacrements, sauf certaines conditions concernant spécialement les offices mortuaires que s’était réservés le curé de Rosières.


L’abbé Monge, dont le manuscrit nous fournira encore plus d’un renseignement intéressant, était prieur de Saint-Martin-d’Aps, et, comme délégué de l’évêque de Viviers, visita, du 15 au 18 septembre 1675, les églises de Borne, Loubaresse, Montselgues, Sainte-Marguerite, la Figère, Thines, Malarce et les Sallèles. Du 3 au 20 décembre de la même année, il visita les églises de la Bastide de Virac, Comps, Bessas, Banne, Courry, Malbosc, Brahic, les Assions, Saint-Genest-de-Bauzon, Payzac, Saint-Jean-de-Pourcharesse, Faugères, Planzolles, Saint-André-Lachamp, Vernon, Ribes, Beaumont, Saint-Mélany, Sablières, Dompnac, Valgorge, Rocles, Sanilhac, Rosières, Joyeuse, la Blachère, Chandolas, Sampzon et St-Alban. Enfin, dans une troisième tournée, effectuée du 28 janvier au 7 février 1676, Monge visita les églises d’Uzer, Laurac, Montréal, Largentière, Chassiers, Joannas, Prunet, la Souche, Vinezac et quelques autres.

Monge s’acquitta de sa mission, non pas en artiste et en archéologue, ce qui n’était pas sa spécialité, mais en prêtre consciencieux et soucieux de la bonne tenue des églises et de la bonne marche des affaires ecclésiastiques. Ses procès-verbaux, dont une copie nous a été obligeamment communiquée par M. Thomas, curé de Brahic, contiennent la description exacte des édifices religieux et l’inventaire détaillé des objets sacrés. C’est une véritable photographie de l’état du culte dans les campagnes vivaroises à la fin du XVIIe siècle, et l’on comprend sans peine l’intérêt d’un pareil document pour toutes les personnes qui s’intéressent à notre vieille histoire locale.

Monge nous montre presque toutes les églises mal pavées et mal couvertes, en sorte qu’il y pleut toujours quelque part, avec des murailles noires, des fenêtres sans grilles ni treillis et quelquefois même sans vitres, souvent dépourvues de chaires, de confessionnaux et de fonts-baptismaux ou n’en ayant qu’en mauvais état. Quant aux objets et ornements du culte, ils sont ordinairement de la plus maigre valeur, souvent empruntés à des particuliers, et le visiteur officiel se voit obligé de qualifier d’indécents bon nombre de devants d’autel, chasubles ou surplis. A Malbosc, il constate qu’on se servait d’une aube sans cordon ni amict, en chemise de femme, et en interdit formellement l’usage.

Monge ordonne la construction de sacristies, là où il n’y en a pas, avec armoires pour serrer les ornements. Il fait murer les portes mettant en communication directe l’église et la maison claustrale ou curiale, fait poser des barres de fer aux fenêtres de l’église pour empêcher les vols, des agenouilloirs et des grilles aux confessionnaux, des portes fermant à clef aux fonts-baptismaux, etc.

Les chapelles sont de sa part l’objet d’une attention spéciale. On sait que les chapelles avaient ordinairement des patrons qui les dotaient, c’est-à-dire pourvoyaient à leur entretien moyennant la fondation d’un certain nombre de messes. Le patron avait droit de banc et de sépulture dans la chapelle et en nommait le recteur. Ces patronages, vrais titres de gloire dans la paroisse, étaient par la suite fort recherchés. Mais il paraît que bon nombre de familles exerçaient le patronage, tantôt sans titres suffisants, et tantôt sans remplir les obligations stipulées par les fondateurs. D’autres obstruaient les chapelles et même l’église avec leurs bancs et endommageaient le pavé par des sépultures sans tombes bâties. Presque tous les procès-verbaux de Monge contiennent des prescriptions contre ces abus, déclarent vacantes les chapelles dont les patrons, ou prétendus tels, n’auront pas, dans un court délai, exhibé leurs titres et rempli les obligations convenues. Le visiteur officiel interdit aussi, de la façon la plus formelle, dans les chapelles aussi bien que dans le reste de l’église, toute inhumation qui n’aurait pas lieu dans des caveaux. Il résulte du procès-verbal concernant l’église de Joyeuse, alors en construction, qu’il était payé douze livres pour chaque caveau et huit livres pour chaque place de banc.

Les mêmes documents nous montrent la confrérie du Saint-Sacrement établie dans beaucoup d’églises, quelquefois celle du Rosaire, mais les autres confréries sont fort rares.

Les cimetières sont tout ouverts ou mal clos ; les trappes, placées aux entrées à défaut de portes, sont pleines, en sorte que le bétail peut y pénétrer ; quelques-uns servent de passage public, et d’autres reçoivent les immondices des maisons voisines. Chaque procès-verbal contient un paragraphe tendant à remédier à cet état de choses.

Monge indique la dîme levée dans chaque paroisse. Cette dîme varie du onzain au seizain, c’est-à-dire de la onzième à la seizième partie, sur les blés, les légumes et millets, le vin, le chanvre, les châtaignes ; pour le Carnelage (impôt sur la chair), elle est ordinairement d’un agneau sur huit, et, au-dessous de ce chiffre, d’un demi-agneau ou bien de un ou deux deniers par tête ; d’une poule pour chaque maison élevant de la volaille. Mais il n’y a pas de règle générale, et dans beaucoup de paroisses tel ou tel produit, ici les légumes, là les châtaignes, est exempt en vertu de transactions plus ou moins anciennes.

« On a fait, dit le baron de Coston (2), et on cherche encore à faire de la dîme un épouvantail politique et électoral. Dans le siècle dernier, elle se réduisait à bien peu de choses et ne comprenait que la quarante-huitième partie des grains seulement. Elle a été remplacée par une somme inscrite chaque année au budget des cultes. Elle est donc toujours payée par les propriétaires, mais on a changé son nom, ce qui a suffi pour contenter beaucoup de gens. Notons en passant que la dîme, ou dixième partie des fruits, avait été successivement diminuée et réduite au quarante-huitième, tandis que le décime ajouté à la plupart des impôts indirects a suivi une progression inverse et se compose aujourd’hui de deux décimes et demi. »

La dîme revenait au prieur, c’est-à-dire au bénéficier qui n’avait souvent aucun caractère ecclésiastique sérieux et ne rendait aucun service religieux. Le curé recevait sa congrue, c’est-à-dire un traitement jugé convenable qui ne pouvait être au-dessous de deux cents livres, et que plus tard (de 1629 à 1786) des édits royaux élevèrent successivement à trois cents, cinq cents et jusqu’à sept cents livres. Dans plusieurs de nos paroisses, à Sampzon par exemple, la dîme, ne rapportant pas plus que la congrue, était abandonnée au curé.

On peut voir par les procès-verbaux de Monge combien les bénéficiers se préoccupaient peu d’entretenir les églises dans un état décent. Partout le bâtiment, comme le mobilier et les ornements, tombent en ruines. Les habitants de la paroisse, suivant l’exemple du bénéficier, négligent aussi de remplir leurs obligations à l’égard du culte et de ses ministres. Aussi le visiteur officiel est-il obligé de rappeler les uns et les autres à l’observation de leurs devoirs. Monge désigne les parties de l’édifice à réparer, les objets et ornements à acquérir ou à renouveler. C’est au prieur qu’incombent la réparation du chœur et la fourniture des objets et ornements sacrés : dais, tabernacle, calice, ciboire, boîte d’argent pour porter le viatique, chasubles, etc., tandis que les habitants sont invités à réparer la voûte ou le pavé des nefs, à mettre des grilles ou treillis en fil d’archal aux fenêtres, à fournir la chaire, le confessionnal ou les fonts-baptismaux, à poser un balustre pour séparer le chœur de la nef, à loger convenablement le curé et clore le cimetière. Ils doivent partager avec le prieur la fourniture de l’huile destinée à la lampe du Saint-Sacrement, à raison de six mois chacun.

L’église a ordinairement un petit domaine formé de vignes, prés, terres labourables ou bois, dont le curé jouit ou dont il touche le revenu, tantôt à titre d’à-compte sur sa congrue et tantôt comme supplément de congrue. Ce revenu est généralement de peu d’importance, et il en est de même des legs pies qui sont attachés au service des paroisses et qui ne paraissent pas compter dans la congrue du curé. La plupart du temps, au reste, ces legs pies ne sont pas payés par les héritiers, et on voit par les procès-verbaux de Monge, la difficulté que les curés trouvent à faire exécuter la volonté des donateurs. On y voit aussi que beaucoup de biens d’église ont été usurpés par les seigneurs ou par les protestants.

Un certain nombre de prieurés, notamment ceux de Valgorge, la Blachère, les Assions, étaient unis à la manse épiscopale, laquelle percevait le tiers ou les deux tiers de la dîme, le prieur ayant le reste avec des charges. Or, il faut bien avouer que les paroisses dont la dîme allait à Viviers n’étaient pas mieux traitées que les autres, à quoi Monge cherchait à remédier impartialement en assignant le syndic du chapitre de la cathédrale tout comme les autres bénéficiers pour qu’il eût à remplir ses obligations.

Les abus du système des bénéfices que laisse assez entrevoir le manuscrit de Monge ne firent qu’aller en croissant. La commende, c’est-à-dire la faculté de donner à de simples tonsurés, qui n’avaient d’abbés que le nom, une partie des revenus destinés au service du culte, fut largement employée par les gouvernants politiques au détriment de l’Eglise et du clergé ayant charge d’âmes. Les curés et vicaires, laissés dans un état de misère indigne du sacerdoce, étaient naturellement fort mécontents, et ce sentiment se montre assez, quoique très discrètement manifesté, dans les réponses faites aux savants Bénédictins, auteurs de l’Histoire du Languedoc (3). Ce mécontentement, trop concevable quand on songe à la part de lion faite aux chefs d’ordre religieux comme curés primitifs et à quelques gros décimateurs, éclata au début de la Révolution française. La majorité du clergé inférieur se montra, en effet, ouvertement favorable aux idées de réforme, et il ne fallut rien moins que les horribles excès survenus bientôt après pour la rejeter dans le camp hostile au régime républicain. Les écrivains, prétendus démocrates, qui, de temps à autre, reprochent encore au clergé de vouloir rétablir la dîme, s’ils sont de bonne foi, font preuve d’une singulière ignorance, car, en supposant même ce rétablissement possible, le clergé serait certainement le premier à repousser un système qui faisait peser sur lui tout l’odieux d’un impôt dont le produit servait, pour la plus grosse part, à tout autre chose que l’entretien convenable du culte et de ses ministres.


Dans le quartier du Gadrel, sur la rive gauche de la rivière de Beaume, les travailleurs de terre rencontrent souvent des monnaies romaines et des ossements humains. Plusieurs tombeaux contenant des urnes et des fioles de verre y ont été découverts. Il y a sept ou huit ans, M. Dubois, ancien juge de paix à Thueyts, y releva l’inscription suivante sur un fragment de pierre tombale de deux mètres et demi de long sur cinquante centimètres d’épaisseur :

IRIA. NO. COS. PRA.
VRV. IORIOPIR.
VMPA. RIIII. CAI. IX.

Si nous reproduisons cette charade, c’est que la pierre, dont un tiers environ paraissant manquer du côté des lettres finales, fut détruite peu après par le propriétaire, lequel, offusqué de l’attention que lui prêtaient de rares curieux, en fit une auge à porcs.

De l’autre côté de Beaume, à Chastel-Bona, on trouve beaucoup de fragments de tuiles romaines à rebords.

Nous croisâmes aux abords de Rosières un assez grand nombre de pèlerins qui allaient à la chapelle de Chapias, située non loin de là dans la commune de la Beaume. Deux prêtres, les abbés Sevenier, oncle et neveu, s’étaient réfugiés à Chapias, leur pays natal, pendant la Révolution. Des soldats furent envoyés pour les saisir. Les deux prêtres s’étaient cachés sous un escalier, derrière une vieille armoire. Un soldat éventra l’armoire d’un coup de baïonnette, mais sans les atteindre et sans les voir. Les deux prêtres avaient fait vœu de bâtir une chapelle à la Vierge, s’ils échappaient au danger. Ils exécutèrent leurs promesses en 1814 par la construction d’un sanctuaire qui forme aujourd’hui le chœur de la nouvelle chapelle de Chapias derrière laquelle reposent leurs restes. On voyait dans le temps une curieuse gravure représentant les deux prêtres cachés et le pied de la sainte Vierge arrêtant la baïonnette du soldat qui va les atteindre. Telle est l’origine du pèlerinage de Notre-Dame de la Délivrance qui amène chaque année à Chapias quinze à vingt mille personnes. La plus grande affluence des pèlerins est à la fête du 8 septembre.

La rivière Beaume sépare Joyeuse de Rosières. C’est du côté de Rosières que se trouve la fontaine minérale dont l’ancienne importance est suffisamment indiquée par la notice que lui consacre Antoine Fabre, dans son livre sur les eaux de Vals, paru en 1656. Ce livre étant très rare, on nous saura gré, croyons-nous, de reproduire ici cette notice.


« On voit jaillir une fontaine un peu au-delà du pont de Joyeuse, et pousser une si grande quantité d’eau minérale, qu’elle en fourniroit à plus de deux mille personnes tous les matins, sans nulle sorte d’incommodité ny d’empressement. Le goust les trouve amères d’abord, sales ensuite et sur la fin, et après les avoir beües, un peu plus douces, moins amères, et moins picquantes. Ce qui nous oblige à croire, en premier lieu, qu’elles sont ferrées et empreintes d’un vitriol de Mars ou de fer, qui a quelque peu plus de cuitte que celuy que je dois monstrer en nostre fontaine Dominique. Le limon, la crasse et la boüe de cette source ; sa couleur, son goust, ses effets ; le fréquent vomissement qu’elles excitent, suivant la particulière disposition des corps, et la cacochymie qu’elles y rencontrent, nous en laissent persuadez et convaincus.

« La pointe d’un sel très adstringent qu’on y goûte ; la grande quantité des urines qu’elles font rendre, la prodigieuse sècheresse qu’elles causent, la faculté de dessécher les plus vilaines gales et les plus sordides ulcères, et d’arrester par la simple application extérieure les plus grandes hémorragies, les crachements de sang, les diarrhées et flux de ventre, nous obligent à y reconnaistre une considérable quantité d’alum.

« La douceur qu’on sent après les avoir beües ne se doit pas, à mon aduis, rapporter à l’or, comme le croyent quelques-uns, mais plutôt au soufre de ce vitriol, qui estant le plus oleagineux, le moins picquant et le plus visqueux, s’arreste plus longtemps et comme le dernier aux conduits du goust et adoucist par ce moyen l’amertume et la pointe de tous les autres minéraux : outre que, l’or estant fort dense et très compacte, ne laisse rien échapper de sa substance, que quelques petites écailles qui ont un goust, une odeur et une teinture différente de celle qu’on y establit suivant la variété des menstrües et dissoluants dont on se sert en ses diverses préparations.

XXXXXXXXXXXXXXX

« L’analyse et l’anatomie que nous en avons souvent fait ; les cendres, les chrystaux que nous en tirons nous ont confirmé tous nos sentiments sur ces eaux. Leur qualitez et leurs vertus sont admirables, et pour les maladies déjà remarquées, et surtout contre la plus part de celles que nous appelons chaudes et humides, parce qu’elles rafraîchissent beaucoup et desseichent encore davantage.

« Je ne voudrois pas les conseiller aux personnes maigres, pour ne les rendre pas plus sèches et décharnées que d’esquelets, moins encore à ceux qui ont le foye desséché par maladie ou de leur propre tempérament. J’en approuverois fort l’usage pour ceux qui abondent en serositez : qui sont trop chargez de cuisine et de corpulence, elle leur vaudroient une diete. Je les jugerois excellentes contre les trop grands flux d’urine et contre le perdre rouge et blanc des femmes ; contre le flux immodéré des hemeroïdes, contre les douleurs arthritiques, contre les enfleures de ratte, et contre les hydropisies. On peut les prendre depuis le printemps jusques en automne de la même façon qu’on doit prendre celles de Vals. »


La fontaine est située à une trentaine de mètres de l’ex-brasserie, et à une distance égale du pont, dans les terrains d’un nommé Couronne. Elle sort du rocher recouvert par une épaisse couche d’alluvions, sous une chapelette, c’est-à-dire une petite voûte en maçonnerie. Pour peu qu’il ait plu, elle est noyée par les eaux d’infiltration et – comme celle de Creysseilles avec laquelle elle paraît, du reste, avoir bien des points de ressemblance – il n’est possible de la goûter pure qu’après avoir épuisé toute l’eau croupissante, ce qui, ce jour-là, nous aurait pris une bonne heure.

Cette source est donc pour le moment hors d’usage, ce qui ne fait honneur ni à Joyeuse ni à Rosières. Je dis Joyeuse parce que cette ville paraît en être au moins co-propriétaire. On assure que d’anciennes délibérations du conseil municipal de Joyeuse (remontant à 1680) parlent de cette fontaine et que pendant longtemps une petite allocation fut votée pour la tenir en bon état. La chose serait on ne peut plus facile aujourd’hui, puisque son point d’émergence est encore plus élevé que le niveau de la rivière et qu’il suffirait pour la dégager de pratiquer une rigole d’écoulement à travers les terrains d’alluvion que les crues de Beaume ont notablement exhaussés depuis Antoine Fabre. Ce serait une dépense d’une cinquantaine de francs et l’on ne comprend pas que personne n’y ait encore songé. Les anciens du pays se rappellent le temps où la fontaine était très fréquentée par les habitants des environs. On y voyait jusqu’à deux cents personnes par jour qui venaient remplir des bouteilles ou des cruches. Ses eaux avaient une réputation d’efficacité toute spéciale contre la diarrhée, réputation mentionnée, comme on l’a vu, par Antoine Fabre. Les personnes qui ont eu la chance d’en boire nous ont dit qu’elles étaient astringentes et peu gazeuses. Vers 1867, M. Mesclon, pharmacien à Joyeuse, en envoya plusieurs bouteilles à un savant chimiste de Paris, mais nous ignorons l’issue de cette démarche.


Joyeuse a fort bon air sur son éminence d’où elle semble narguer Beaume et les villages environnants. Dans les anciens titres latins, on l’appelle Gaudiosa, ce qui semble indiquer qu’au moins dans la pensée du moyen-âge son nom lui viendrait plutôt de sa bonne humeur ou de sa riante position que de Jupiter ou de l’épée de Charlemagne, ou bien encore d’un ancien temple d’Isis, comme le pensait le président Gamon. Quoi qu’il en soit, Joyeuse jouit depuis bien longtemps du titre de ville. Une charte de Bernard d’Anduze de 1237, confirmée en 1261 par Randon, l’exempte des droits de leude et de péage. Une autre charte étendit encore ses immunités et privilèges en 1354.

Les seigneurs de Joyeuse relevaient, dit-on, des comtes de Toulouse auxquels succédèrent les rois de France. Joyeuse était échue à la maison d’Anduze en 1195 par le mariage de Bernard d’Anduze avec Vierne de Joyeuse. Elle fut portée dans la maison de Châteauneuf, en 1236, par le mariage de Guigon de Châteauneuf avec Randone de Joyeuse. Cette maison se trouva alors posséder à la fois les seigneuries d’Anduze, Portes, le Luc, Pradelles, Joyeuse, Laurac, Châteauvieux, Vernon et la Beaume, et partie de celles d’Alais et Genolhac.

Nous voyons en 1330 un Bernard de Joyeuse rendre hommage à l’évêque de Viviers. Ce Bernard était le petit-fils du Guigon et servit dans les guerres de Gascogne comme chevalier banneret, en 1341, avec dix écuyers.

Joyeuse formait une baronnie depuis 1379. Charles VII l’érigea en vicomté en 1432, pour récompenser les services de Louis II, de Joyeuse, fait prisonnier à la bataille de Crevant. Un autre Louis de Joyeuse fut tué à la bataille de Pavie, en 1525.

Le vicomté de Joyeuse comprenait :

Saint-André-de-Cruzières, Saint-Alban, Auzon, le haut et le Bas-Balbiac, la Beaume, Bec-de-Jun, la Blachère, Beaulieu, la Chapelle-de-la-Valdorelle, Charrués, Grospierre, Joyeuse, Lappe, Montselgues, le Petit-Paris, Rosières, Sault, Saint-Sauveur-de-Cruzières, Termes (Saint-Jean-de-Pourcharesse), le Viala (4).

Joyeuse monta au rang de duché-pairie en 1581, et par nouvelle érection en 1714. Cet honneur lui vint d’un caprice de la volonté royale. Henri III, ce roi de peu édifiante mémoire, avait tellement pris en affection le jeune Anne de Joyeuse qu’après l’avoir créé, à vingt ans, duc et pair et grand amiral, il lui fit épouser sa propre belle-sœur, Marguerite de Vaudemont-Lorraine, et paya lui-même les frais de la noce. On sait que ce personnage fut tué à la bataille de Coutras.

Les deux autres notabilités de la famille de Joyeuse sont le cardinal François, né en 1562, pour qui Henri III fit lui-même le voyage de Rome, afin de lui obtenir plus sûrement le chapeau, et le maréchal capucin Henri, né en 1567, qui, après avoir été un ardent ligueur, fut fait par Henri IV gouverneur du Languedoc et finit dans un cloître sous le nom de Père Ange. C’est de ce dernier que la Henriade dit :

Vicieux, pénitent, courtisan, solitaire,
Il prit, quitta, reprit la cuirasse et la haire.

Tous trois étaient fils de Guillaume, vicomte de Joyeuse.

Le duché de Joyeuse passa à la maison de Lorraine par le mariage de Catherine, dernière héritière des Joyeuse, avec Charles de Lorraine, puis à la maison de Rohan-Soubise. La seigneurie de Joyeuse, au milieu du siècle dernier, appartenait à Marie-Louise de Rohan-Soubise, comtesse de Marsan, gouvernante des enfants de France, qui la vendit en 1787, pour payer les dettes de son fils. C’est aujourd’hui un fief du député Vaschalde, autant du moins qu’il peut être question de fief sur le sable mouvant du suffrage universel.

Le siège judiciaire de Joyeuse, avant la Révolution, était composé d’un juge mage, d’un juge régent ou lieutenant principal, d’un avocat fiscal et d’un procureur fiscal. Sa juridiction s’étendait à toutes les localités indiquées plus haut comme faisant partie de la vicomté de Joyeuse. Nous avons lu quelque part une Lettre dogmatique adressée en 1723 aux habitants de Joyeuse à l’occasion du P. X., prêtre de l’Oratoire et leur curé, où l’on fait voir : 1° Que l’on ne doit point croire de foi divine ni écouter les opposants quoique curés ; 2° que l’on ne doit point recevoir les sacrements de leurs mains.

Les habitants de Joyeuse, heureusement pour eux, paraissent avoir peu cultivé la théologie à l’époque où on la discutait à coups de mousquets, et ils ont évité ainsi de voir leur ville prise et reprise et saccagée chaque fois, comme cela est arrivé à Annonay, le Pouzin, Chomérac et Privas.

L’histoire moderne de Joyeuse ne contient guère qu’un événement saillant et il n’est pas à son honneur. Le dimanche 13 juillet 1792, on amenait à Joyeuse deux personnes compromises dans les récents événements de Jalès : c’étaient le chevalier d’Entremeaux et l’abbé de la Bastide de la Molette, arrêtés la veille près de la Bastide (Lozère). A peine les prisonniers furent-ils arrivés sur la Placette qu’une bande de forcenés se précipita sur eux et les massacra. L’abbé de la Molette se mit à genoux et reçut la mort sans se plaindre, en se contentant de dire : Mon Dieu, recevez le sacrifice de ma vie en expiation de mes péchés ! Son sang ruissela jusqu’au bas de l’escalier de la Placette où le chevalier d’Entremeaux cherchait à se défendre, en parant avec ses mains déjà mutilées les coups de sabre qui pleuvaient sur sa tête. On raconte que, voyant les soldats républicains assister impassibles à cette horrible scène, le chevalier leur cria : Soldats, mes amis, je ne vous demande pas de me défendre, mais un soldat français a-t-il jamais refusé une épée à un homme d’honneur qui se défend contre vingt scélérats ?

Tout ceci se passa presque sous les yeux de Boissy-d’Anglas, impuissant à défendre les deux malheureux, dont les corps restèrent toute la journée à la place où ils étaient tombés.

– Je réprouve ces horreurs autant que vous, dit Barbe. Il faut toujours laisser la justice accomplir son œuvre régulièrement et librement. Heureusement, avec le progrès de nos jours, de pareils actes de sauvagerie sont impossibles.

– En êtes-vous bien sûr, ami Barbe ? Avez-vous oublié le massacre des otages et autres sanglants exploits de la Commune en 1871 ?

– Oh ! ce sont des exceptions.

– Dieu veuille qu’elles ne se renouvellent pas ! Je vous avoue qu’à entendre bien des choses, à en lire non moins d’autres, à voir la perversion générale du sens commun et de la moralité publique au moins dans les grands centres de population – sans parler des incidents de Lyon et de Montceau-les-Mines – je n’en suis pas si sûr que vous !

Le château de Joyeuse, confisqué en 1792, devint la propriété de la ville. On y brûla malheureusement une foule de papiers et de livres précieux. On peut voir dans la chapelle de l’église de Joyeuse un tableau de l’Annonciation, décoré des armes de Joyeuse, qui sont d’azur à trois pals d’or au chef de gueules chargé de trois hydres d’or. Je prie, une fois pour toutes, le lecteur d’excuser ce langage chinois : la science héraldique est une si belle chose !

Les études d’histoire locale ne comptent à Joyeuse qu’un amateur, M. de Montravel ; encore, nous dit-on, s’en occupe-t-il surtout au point de vue des généalogies. Il paraît qu’il possède à cet égard des dossiers fort intéressants qui, avec ceux de M. Deydier, d’Aubenas, complètent l’histoire de toutes les anciennes familles vivaroises de quelque importance.

Joyeuse a donné le jour à deux personnages d’un genre différent, qui méritent de trouver place dans nos chroniques.

Le premier est le Père Nicolas, curé de la Rochelle, dont le père, pharmacien à Joyeuse et propriétaire des eaux de Saint-Laurent, habitait près de l’église une maison dont la façade est ornée de sculptures. Une de ses sœurs avait épousé le docteur Pavin, originaire du Teil, dont un fils, également médecin, et longtemps maire de Joyeuse, est mort vers 1830. Le Père Nicolas fit ses études chez les Oratoriens de Joyeuse dont il devint plus tard le supérieur. C’était un orateur de mérite et un fécond écrivain. On raconte qu’il rédigeait à prix d’argent les sermons des prêtres de son temps qui ne voulaient pas ou ne pouvaient pas s’en occuper eux-mêmes. Il mourut curé de la Rochelle vers 1789.

L’autre est le général Chabert (Pierre), fils de François Chabert, boulanger, et de Marie Veau, né à Joyeuse le 30 septembre 1770. Ce futur baron de l’empire commença par être domestique chez le comte de Blou, à Thueyts, puis valet de chambre chez M. de Montravel, à Joyeuse, enfin employé dans la maison Chambon aux Vans. C’est là qu’il s’enrôla dans un corps de volontaires qui était de passage et où il fut admis comme sergent major. Chabert gagna le grade de capitaine à la campagne des Pyrénées et passa plus tard à l’armée d’Italie, où il fut attaché à l’adjudant-major Bacciochi, le parent de Bonaparte. Quand Jérôme fut créé roi de Westphalie, Chabert devint un des capitaines de sa garde. Il était maréchal de camp à la chute de l’empire. La restauration lui conserva son grade et l’employa successivement comme commandant des divisions militaires de Lons-le-Saunier et de Besançon où il mourut le 14 février 1839. Il était commandeur de la Légion d’Honneur et chevalier de Saint-Louis (5).


Nous aurions bien voulu visiter Saint-Alban et la Beaume, remarquables par leurs dolmens et réputées par l’excellence de leurs vins – quand il y avait du vin – mais le temps nous manquait. Nous allâmes seulement à Vernon serrer la main de notre ami Firmin Boissin, le vaillant rédacteur du Messager de Toulouse, qui était venu passer quelques jours au pays natal. Boissin travaille à l’histoire du Vivarais pendant la Révolution. Il a réuni dans ce but une foule de documents et de témoignages, et, avec le jugement et l’impartialité que nous lui connaissons, on peut être certain que son travail sera beaucoup plus sérieux que tout ce qui a été publié jusqu’ici.

Il semble résulter d’une convention passée en 1210 entre l’évêque de Viviers et le comte de Toulouse qu’une des tours de Montréal appartenait à Pierre de Vernon, et c’est l’acquisition de cette tour par le comte de Toulouse qui formait un des sujets de plainte de l’évêque, cette tour étant considérée comme un fief de l’église de Viviers.

En 1330, Odilon de Vernon rendit hommage à l’évêque de Viviers (6).

La seigneurie de Vernon a été successivement possédée par les Malet, les Montjoc, les d’Agrain, les Ginestoux et les Chanaleilles de la Saumès, mais n’a donné son nom à aucun des possesseurs. Les Chanaleilles de la Saumès, quelque temps avant la Révolution, la cédèrent, avec le fief du Sault, aux Dussargues de Planzolles. Ceux-ci sont morts sans laisser d’enfants mâles (7).

Une ordonnance concernant Vernon, en date du 29 septembre 1678, nous apprend que les seigneurs de Vernon étaient alors : « très haute, très puissante et très illustre princesse, mademoiselle Marie de Lorraine, duchesse de Joyeuse et de Guise, princesse de Joinville, dame dominante du château et mandement de Vernon ; messire Guillaume de Chanaleilles, seigneur du Sault, Jagonac et la Saumès ; messire Guillaume de Ginestoux, seigneur du Pièbre, le Castanet et Boziges ; les hoirs de noble Louis d’Agrain, sieur de Ubacs, co-seigneur du château et mandement de Vernon ».

Cette ordonnance est caractéristique des mœurs de l’époque par la nature des injonctions et défenses qu’elle notifie aux habitants, par exemple :

« De ne jurer ni blasphémer le nom de Dieu et d’user de détestables serments et mots diaboliques, à peine d’estre condamné à faire amende honorable pour la première foi et, y persévérant, d’avoir la langue percée, et autres peines et punitions exemplaires ;

De n’injurier ni battre les uns les autres ; de n’aller aux terres les uns des autres pour y prendre et dérober des fruits ; de ne couper les arbres, ni tomber les murailles les uns des autres ;

De garder ni mettre leur bétail gros et menu aux prés, vignes, jardins, olivettes et autres propriétés, quand les fruits y sont pendus, ni même après, attendu le dommage notable qu’ils y causeroient, notamment aux oliviers et vignes, à peine de confiscation du bétail, d’une amende de dix livres et autres peines ;

De ne jouer aux cartes et autres jeux de hasard publiquement ou dans les jours de dimanches et fêtes, aux heures qu’on célèbre le divin service, sous peine d’une amende de dix livres et autres peines de droit ;

Défense aux cabaretiers et hosteliers de recevoir personne pendant le service divin, et défense aux habitants de fréquenter alors les hostels et cabarets ;

Défense aux bouchers de vendre de la viande, et aux hosteliers d’en servir les jours de vendredi, samedi, Vigiles, Quatre-Temps, Caresme et autres jours défendus ;

Défense de jeter aucune coque, juscle, ni autres choses qui empoisonnent les poissons et la rivière de la Beaume, à peine de dix écus et autres punitions exemplaires ;

De ne passer aux terres les uns des autres et n’y faire chemins nouveaux ;

Défense aux couratiers de ne mesurer aucun vin dans ledit mandement sans au préalable avoir presté serment, pour éviter les abus, à peine de dix écus d’amende ; de porter aucun flacon pour se faire donner du vin par les vendeurs sous prétexte de la vente ; de mesurer aucun vin qu’à la coutumée ; ni du blé que les mulatiers bailleront, sans faire la poignée à chaque mesure, à peine de cinq livres d’amende ; ni lever aucune cosse de vin que de la grande dans l’entonnoir de la bouthe, sous les mêmes peines ;

Défense auxdits habitants de mettre l’eau au vin qui se vend, ni tramper, ni vendre la trampe pour vin ni pour trampe, sans au préalable en faire expresse déclaration aux mulatiers ou autres acheteurs, en présence de gens qui en puissent rendre témoignage, et à tous couratiers de la mesurer, sous peine de dix écus d’amende ;

De faire aucune assemblée illicite, porter fusils, albardes, bastons ferrés, ni faire battre aucun tambour sous quelque prétexte que ce soit, que de permission du Roy.

Est aussi enjoint auxdits habitants, quand on sonnera la cloche pour le conseil, d’y venir, sous peine de cinq livres d’amende ;

Défense aux habitants de recevoir aucun étranger pour demeurer dans le pays, qu’ils n’aient de bons certificats des consuls et curés de leurs paroisses de leur bonne vie et mœurs, et sans avoir communiqué lesdits certificats aux consuls et conseillers, à peine d’une amende de dix livres et d’être responsables de leurs malversations » (8).

Le château de Vernon appartient aujourd’hui au député Vielfaure.

Ribes, qui est en face de Vernon, était qualifié de baronnie. Son vieux château, doté d’une belle tour carrée, était déjà inhabitable au siècle dernier. On y voit aussi des tombes creusées dans le roc comme à Veyras et Creysseilles.

Le marquis de la Saumès était seigneur de la paroisse de Ribes et en avait la justice. O décadence des choses humaines ! Je me souviens d’avoir vu, il y a vingt ou trente ans, un membre de cette famille – fort brave homme d’ailleurs – employé des droits-réunis. Le château de la Saumès vient d’être acheté récemment par M. de Chanaleilles, ancien sous-préfet de Montélimar, et neveu du marquis de Chanaleilles, qui possède le beau château de Chambonas.

  1. Voyage autour de Privas, p. 204.
  2. Histoire de Montélimar, t. 1er, p. 185.
  3. Collection du Languedoc, t. 24 à 25 et 26 pour le Vivarais.
  4. Histoire de Nîmes, par Ménard, n. édit., t. 7, p. 701.
  5. Nous devons ces deux intéressantes notices à l’obligeance de M. Dubois, ancien juge de paix de Thueyts.
  6. Colombi, p. 113, 118 et 144.
  7. Le Vivarais et le Dauphiné aux Jeux floraux, par Firmin Boissin, p. 50.
  8. Communication de M. Dubois.