Cornillon. – Le château de Chassagnes. – La famille Isard de Villefort. – Hippolyte de Laforest. – Les Assions. – La montagne de Sainte-Apolline. – La chasse aux mythes. – Jules Baissac. – La partialité du Diable. – L’ermitage de Saint Eugène.
On voit tout de suite, à l’aspect des ruines de Cornillon, que cet endroit eut jadis une certaine importance. On y a trouvé des bracelets de bronze, des pointes de flèches métalliques et des monnaies romaines. Le lieu a donc été occupé par les Romains et probablement bien avant eux par les Helviens. Les Sarrasins s’en seraient emparés au moyen-âge et, d’après M. Marius Tallon, l’historiographe du canton, auraient fait cette conquête par un moyen qui tendrait à faire supposer que la garnison était plutôt composée de femmes curieuses que de guerriers disciplinés.
– Je voudrais bien savoir, dit Barbe, ce que firent les Sarrasins.
– Ils construisirent un monstre superbe – on ne dit pas s’il avait la figure d’un homme ou d’un animal – et le placèrent pendant la nuit sur un rocher entouré de flambeaux, en ayant soin de faire grand bruit pour attirer de ce côté l’attention des assiégés.
– Et puis ?
– Et puis les Cornillonnais – j’allais dire les Cornichonnais – ne purent résister au désir d’aller y voir de près, et pendant ce temps-là les Sarrasins, réalisant le jeu cher aux enfants,
Qui va à la chasse
Perd sa place,
s’emparèrent de la ville.
– Mon opinion, dit gravement Barbe, est qu’il faut savoir gré à M. Tallon d’avoir fait connaître cette légende… si réellement il l’a recueillie. Mais s’il l’avait inventée, comme j’en ai peur, ce serait un procédé condamnable ; il y a bien déjà assez d’obscurités dans notre histoire locale sans qu’il soit nécessaire de les accroître par des contes de bonnes femmes que de naïfs écrivains pourraient, dans quelques années, accepter comme argent comptant.
– Vous avez d’autant plus raison, ami Barbe, que j’ai rencontré récemment à la tour d’Oriol, près d’Ardoix, une brave femme qui, prenant au sérieux toutes les imaginations de Jules Mouchiroud, nous a fait voir le trou de l’ermite et le gouffre de la rivière d’Ay où Blanche d’Oriol se précipita !
Le plus clair en tout ceci, c’est que Cornillon est détruit depuis bien des siècles, puisque cet événement n’a pas laissé de traces dans l’histoire ; mais il paraît que le château-fort exista longtemps après. M. de Saint-Andéol dit que c’était une bonne construction gothique du VIIIe ou IXe siècle. « La chapelle, ajoute-t-il – chose rare qui fait supposer un dignitaire de la cour avec sa famille – est parfaitement dans le plan du style de cette époque. Son assiette en promontoire répond parfaitement aux exigences stratégiques de ces temps et enfin son nom, fréquent dans un grand nombre de départements, campé toujours sur pareille assiette, avec pareilles bâtisses et dispositions, m’a prouvé depuis longtemps et de reste un château-vicairie ».
Un Gaucelin de Cornillon figure, le 12 juillet 1208, dans l’acte, signé à Jaujac, par lequel les habitants de Largentière reconnurent solennellement l’autorité des évêques de Viviers. Nous retrouvons ce même Gaucelin en 1210, mais cette fois comme témoin du comte de Toulouse, dans l’acte de soumission que ce prince vint faire à la cathédrale de Viviers, en se présentant pour baiser l’autel de Saint-Vincent avec une chaîne au cou dont l’évêque tenait une extrémité.
En 1220, Alazaïs de Cornillon donna à l’évêque de Viviers le pagus de Cornillon et réitéra cet hommage en 1225. Le château devait être encore suffisamment conservé à la fin du XVIe siècle, puisque les réparations à y effectuer furent l’objet de démêlés assez sérieux entre l’évêque de Viviers, Jean de l’Hôtel, et un la Garde de Chambonas.
Nous trouvons dans les registres du notaire André, de Largentière, un acte du 7 mai 1519 concernant un Mathieu Plantier, de Payzac, qui avait été condamné à une assez forte amende pour blasphème et autres crimes, à la suite d’une enquête des officiers du mandement de Cornillon. Ce Plantier fut déféré à la Curie de Largentière où, après avoir prêté serment, il persévéra dans les aveux et réponses qu’il avait déjà faits, tant devant maître Laurent Corbier, lieutenant du châtelain de la juridiction du seigneur de Cornillon, que devant noble Bernardin de Merzelet, lieutenant de la curie ordinaire de Largentière pour le révérend seigneur évêque, en s’en remettant à la clémence de la curie. Finalement sa peine fut réduite à dix livres tournois, mais son père, qui était caution, dut rester en prison jusqu’au payement de la somme.
En 1524, noble Guillaume de Chalendar, baile de Prunet, était coseigneur de Cornillon.
Les registres du notaire Mourgues contiennent un acte assez curieux, du 19 juin 1617, où figure le nom de Cornillon. C’est ainsi que signait messire Louis de Chalendar de Cornillon, prêtre et prieur de Saint-Michel de Chabrillanoux, et official en la cour spirituelle de Largentière. Il paraît qu’un nommé Jean Gandiol de Gramaize (Payzac) et une nommé Marguerite Brahique, du Petit-Brahic (Banne), étant en bas âge, avaient passé contrat de pacte de mariage. Messire l’official Cornillon rend, le 23 mai 1617, une ordonnance qui leur permet « de se marier comme, avec et où bon leur semblera. En conséquence, les dites parties se donnent respectueusement congé l’une à l’autre par ce contrat et accord passé devant notaire… »
Le château de Chassagnes, aujourd’hui propriété du marquis de Chanaleilles, a appartenu à la famille de Montjeu (qu’il ne faut pas confondre avec les la Garde de Malbos-Montjeu), ensuite aux Isard de Coursoules et enfin aux Laforest. C’est à tort que les de Pierre et les Bernis ont été désignés comme anciens seigneurs de Chassagnes.
La maison de Montjoie ou Montjeu, qui tire son nom d’un fief qu’elle possédait sur un contrefort de Barre, en face de Malarce, a formé deux branches : celle des Montjoc, seigneurs de Maurines, et celle des Montjeux, seigneurs de Chassagnes et coseigneurs des mandements de Naves et de Cornillon.
La première s’éteignit vers 1557 avec noble Jean de Montjoc, de Maurines, qui n’eut que deux filles, dont l’une épousa un Malbec de Briges, et l’autre (Charlotte) Claude de la Garde de Malbos, du château de la Tour, à Gravières.
Quant aux Montjeu de Chassagnes, il résulte d’un acte du notaire Belon de 1647 que le dernier avait épousé Anne de Beaumont, sœur du Brave Brison. N’ayant pas d’enfant, il fit de son neveu Jacques d’Isard, seigneur de Coursoules, son héritier substitué. A dater de cette époque, les Isard, dont la famille est très ancienne, ajoutèrent à leurs autres noms et titres celui de Montjeu et habitèrent le château de Chassagnes, sous les noms d’Isard de Montjeu, seigneurs de Chassagnes, de Coursoules, coseigneurs des mandements de Naves et de Villefort, jusqu’au jour où ils vendirent leurs château, terre et seigneurie de Chassagnes au sieur de Laforest, de Joyeuse.
La famille d’Isard remonte à noble Raymond d’Isard, écuyer, qui vivait à Villefort en 1369, après avoir servi en Gascogne à la suite d’Arnaud de Vendôme. Ce Raymond, dit le généalogiste de la famille (1), eut pour fils noble Etienne qui épousa demoiselle Vierne de Gravières, de la maison de Gravières, dont les auteurs avaient été coseigneurs de la ville des Vans et mandement de Naves. Pierre, fils d’Etienne, était consul de la Garde-Guérin, en 1464, avec le comte du Roure. Le généalogiste appuie sur ce fait pour montrer que les Isard étaient de bonne noblesse, attendu que le titre de seigneur parier de la Garde-Guérin était fort recherché et qu’on n’y admettait que des gens de haute condition. Un autre Pierre Isard fut aussi consul de la Garde-Guérin en 1541 et épousa Antoinette de Montjoc. Son fils Jacques fut gouverneur de Villefort.
M. Marius Tallon dit que trois dames de la famille Isard se sont succédé, avant la Révolution, dans la charge de sous-gouvernante des enfants de France.
Les Laforest étaient seigneurs de Chassagnes, de Saint-Eugène, de Coussac, et coseigneurs de la ville des Vans et du mandement de Naves. On a parlé d’une lettre du roi Henri IV à un Laforest, seigneur de Chassagnes, dans laquelle le roi demandait une somme de quatre cent livres qu’il rendrait quand il pourrait. Remarquons, d’abord, que les Laforest ne sont devenus seigneurs de Chassagnes que bien longtemps après Henri IV. De plus, il résulte d’un acte de notaire du 7 février 1718 qu’une demoiselle Marie Barthélemy de Laforest, s’étant mariée à un notaire Martin, ne reçut en dot que seize cent cinquante livres. Si donc les Laforest prêtaient au roi de l’argent à fonds perdu, toujours est-il qu’ils ne faisaient pas des dots excessives à leurs filles.
Nous voyons par les lettres du marquis de Jovyac que le Laforest de 1760 était un homme fort considéré. Il était subdélégué de l’intendant du Languedoc. Le dernier des Laforest fut Hippolyte, né en 1803, dont la triste histoire n’est que trop connue dans l’Ardèche.
Hippolyte de Laforest avait été élevé au collège d’Annonay, où il montra les meilleures dispositions. Il fut perverti – faut-il le dire ? – par les leçons et l’exemple de son propre père qui ne cessait de se moquer de ses sentiments religieux et lui prêchait indirectement le libertinage en racontant avec complaisance ses propres folies de jeunesse. Sous cette triste influence, le jeune homme s’abandonna à ses passions. En 1829, dans une fête votive, une pauvre fille fut la victime de Laforest et d’un autre individu. La situation fut encore aggravée par l’attitude du père qui se vantait de séduire les juges et les jurés avec de l’argent. D’ailleurs, le courant de l’opinion n’était pas favorable à la noblesse, et les jurés d’alors étaient infiniment moins indulgents que ceux d’aujourd’hui. Laforest fut condamné aux travaux forcés à perpétuité. Le malheureux obtint des lettres de réhabilitation après avoir passé quelque temps au bagne. Nous le rencontrâmes un jour vers 1849, dans un lit de l’Hôtel-Dieu, où il était venu pour se faire opérer de la cataracte par le docteur Roux. L’opération ne réussit pas et il fut bientôt complètement aveugle.
Le hasard le mit encore sur notre chemin l’année d’après. Il habitait alors un réduit dans un hôtel d’étudiants sur la place de l’Ecole de médecine et nous fûmes un jour témoin d’une scène fort pénible entre lui et l’hôtelier qui voulait être payé. Nous l’avons vu quelquefois à cette époque, et l’intérêt que nous prenions à ses malheurs paraissait l’avoir beaucoup touché. C’était une nature aigrie, mais non pas foncièrement méchante. Grand, fort, plein d’énergie et d’une intelligence remarquable, cet homme avait tout ce qu’il fallait pour se faire une destinée brillante. Il pouvait être l’honneur de sa famille et de son pays : ses fautes et un funeste entourage changèrent tout cet or en un plomb vil, et c’est ainsi que le dernier rejeton d’une famille des plus considérées au siècle dernier vint échouer au bagne et n’en sortit que pour étonner ses compatriotes ^par l’excès de sa misère, en vendant pour ainsi dire des complaintes pour vivre. Ne serait-ce pas le cas de répéter le mot de Bossuet : Et nunc erudimini… ?
Laforest publia à Alais en 1843, sous le titre de Vengeur, un pamphlet plein de personnalités des plus transparentes contre les « usuriers » des Vans. Où commence l’usure ? Où finit-elle ? Il me semble qu’il y a là une question de conscience encore plus qu’une question de légalité. Il est sans doute infâme de spéculer sur la misère des autres, mais il est certain aussi que la location du capital argent a droit à une rémunération comme celle de la terre, des maisons et des autres moyens de travail. La force des choses autant que les arguments des économistes montrent, d’autre part, que le taux de cette location est essentiellement variable. Nous n’entendons pas bien entendu, juger des griefs personnels du poète aveugle, mais nous pensons d’une manière générale que, s’il y a des capitalistes rapaces, il y a aussi bien des prodigues et des imprévoyants, et que, s’il n’y avait plus de poules, les renards tireraient la langue. Voilà ce que le brave ermite, qui est le moraliste du livre, a oublié de dire au Vengeur !
En 1858, Hippolyte de Laforest vint s’installer à Privas et y publia quelques livraisons du Chemin poétique d’un aveugle. Ses vers sont corrects et ne manquent pas d’un certain mordant, mais, comme dit mon ami Barbe, en fait de poésie, tout ou rien ; si l’on n’est pas Lamartine, Hugo ou Musset, on n’est pas grand’chose, et mieux vaudrait tenir des comptes. A propos de Lamartine, je veux cependant en citer un extrait – un seul – parce qu’il peint encore plus la misère de l’ex-châtelain de Chassagnes que celle du chantre d’Elvire. C’était à l’époque où celui-ci se débattait avec ses créanciers et où tous les cœurs sensibles lui envoyaient des souscriptions. Laforest, en guise de souscription, lui envoya ces vers :
Je voudrais, unissant mon don aux dons nombreux,
Te porter un secours et riche et généreux ;
Mais j’ai des jours, hélas ! moins que les tiens prospères.
Des revers m’ont ravi tous les biens de mes pères.
Il ne me reste plus que cette vieille tour
Qui domine Joyeuse et les champs d’alentour,
Puis quelques parchemins, dont la poudre des âges
D’une teinte sacrée orne les nobles pages.
Voilà ce qui me reste. A cette adversité,
Pour comble de malheur se joint la cécité.
Poète, je te plains, mis vois si ta misère
Egale en ses douleurs celle de Belisaire.
N’y a-t-il pas un trait contre Lamartine dans les deux vers suivants ?
Vide d’ambition, ne voulant que le mien,
Je vis de mes travaux et ne demande rien.
Cette finale n’est pas, d’ailleurs, exacte, car il demandait une place à l’hospice des Quinze-Vingts. Il y fut admis peu après, et il y est mort vers 1863. Requiescat in pace !
La route laisse à droite la montagne des Assions où se trouve la chapelle de Sainte-Apolline, et à gauche Chassagnes et Cornillon. Toutes les années, le clergé et les habitants des Assions vont en procession solennelle, le jour de l’Ascension, à la chapelle de Sainte Apolline. J’ai assisté à une de ces cérémonies. On voyait à l’attitude des fidèles leur foi à la sainte qui passe dans le pays pour guérir les maux de dents. La procession se déroulait gracieusement avec ses confréries dans les lacets du chemin. J’entendais les litanies des Saints entremêlées de l’invocation toujours répétée : Sancta Apollonia, ora pro nobis ! qui s’accompagnaient si bien des sons éclatants de la petite cloche du sanctuaire.
Le bréviaire romain nous apprend que Sainte Apolline, vierge d’Alexandrie, subit le martyre sous la persécution de Déce. Ayant refusé d’adorer les faux dieux, on lui brisa et on lui arracha les dents, puis on la brûla sur un bûcher. Cette sainte a toujours été invoquée depuis pour la guérison des maux de dents. Saint François de Sales lui avait voué une dévotion spéciale. Son historien, M. Hamon, raconte qu’il fut guéri subitement un jour après avoir appliqué sa joue malade sur un linge qui avait touché les reliques de la sainte et que lui avait envoyé sainte Françoise de Chantal.
Barbe, qui était dans un de ses jours de mythologie, rappela qu’Apollon était pour les anciens Gaulois un dieu médecin et que le christianisme, dans le but d’avoir plus sûrement raison des divinités païennes, avait sûrement dû substituer Sainte-Apolline à Apollon.
M. Jules Baissac, lui, va plus loin que Barbe et considère la montagne de Sainte-Apolline comme indiquant par sa forme plutôt le culte de Vénus que celui d’Apollon. De plus, à Apolline il rattache Cornillon dont on aperçoit les ruines en face de l’entrée du défilé de Chassezac. Selon lui, Cornillon vient de Karn soleil et équivaut à Héliopolis, et il retrouve ou croit retrouver des traces du culte du soleil partout où il y a des monuments celtiques en Europe. Il cite notamment Carnac en Bretagne et le rocher Corneille au Puy. Pourquoi pas Cornas, Cornillac (près de Tournon) et une foule d’autres ? La chasse aux mythes est aujourd’hui très à la mode. On dirait que l’idée religieuse gagne dans le passé à mesure qu’elle perd, ou semble perdre, dans le présent. Il n’y a pas de vieille ruine ou quelque savant n’ait cru reconnaître le vestige d’un temple de Diane, Jupiter ou Saturne.
Les plus raisonnables ne sont pas exempts de ce travers qui, d’ailleurs, a son bon côté. Il est probable, en effet, que ces petites promenades dans l’inconnu doivent aboutir parfois à de véritables découvertes, surtout quand il s’agit d’hommes aussi érudits que M. Jules Baissac, mais il est clair aussi qu’on y est exposé à des mirages auprès desquels ceux du désert de Sahara ne sont rien.
Un brave savant, nommé Lefèvre, qui dépose ses rêveries dans la République française, n’a-t-il, pas essayé récemment de démontrer que tous les contes de Perrault sont des drames cosmiques ? Ainsi le petit chaperon rouge n’est autre que le carmin de l’aurore. Le gâteau et le pain de beurre qu’elle porte sont les pains sacrés et le beurre clarifié du sacrifice. La mère grand, c’est la personnification des vieilles aurores que chaque jeune aurore va rejoindre. Le loup astucieux, c’est le soleil dévorant ou bien le nuage et la nuit. Un italien, nommé Gubernatis, renchérit encore sur Lefèvre et voit partout des mythes lunaires ou solaires. Ainsi, l’Evangile dit que saint Joseph était charpentier et a demeuré en Egypte. Comment ! s’écrit ce savantas, vous ne comprenez pas que c’est un mythe solaire ? En effet, « le vieux soleil, caché dans la forêt nocturne et hivernale est le charpentier céleste. » Il paraît qu’Egypte signifie la région noire. Considéré comme père adoptif de Jésus-Christ, saint Joseph représente le vieux soleil caché dans la forêt, et J.-C. le jeune soleil qui sort de cette forêt. Un spirituel écrivain clérical de Rome a réfuté Gubernatis en lui prouvant qu’il n’était lui-même qu’un mythe solaire, et pour cela il n’a eu qu’à se servir des arguments fournis par cet excellent mythologue.
Toutes ces thèses à grand fracas scientifique, mais où l’imagination joue un plus grand rôle que la science, sont plus ou moins renouvelées des théories de Dupuis et Volney qui, séduits par l’étude des antiquités orientales et surtout égyptiennes, s’imaginèrent trouver dans l’astronomie l’explication complète de la mythologie grecque et même de toutes les religions.
M. Jules Baissac ne s’est guère moins fourvoyé que les divers personnages que nous venons de citer. Ses deux livres : l’Origine des religions et le Diable, montrent, le premier surtout, jusqu’où une intelligence, cependant très lucide, peut aller dans la chasse aux mythes, sous l’empire d’une idée préconçue. Notre compatriote a trouvé dans la plus vieille histoire de l’humanité quelques faits qui ne sont pas à l’honneur de la moralité de nos aïeux les plus primitifs et, à force d’érudition ou d’illusion – les quelques rares savants qui savent le sanskrit, l’hébreu et le chinois prononceront à cet égard – il a si bien généralisé ces fâcheuses divinations que l’excès même de la démonstration suffit à en démontrer l’inanité fondamentale.
Jules Baissac est d’une logique qui ne recule devant rien, et la doctrine de l’évolution, c’est-à-dire l’origine bestiale de l’homme, ne l’effraye pas. Il est certain que si cette origine était démontrée, le culte bestial qu’il attribue à l’homme primitif acquerrait un certain degré de vraisemblance. Nous avons certes pour la science et les savants le respect le plus profond, mais nous pensons que s’ils n’oubliaient pas si souvent ce guide indispensable qu’on appelle le sens commun, ils ne commettraient pas de ces bévues qui donnent aux ignorants eux-mêmes le droit de se moquer d’eux. La loi de l’évolution ou le transformisme, dont on fait aujourd’hui une sorte de brevet de science, n’est-elle pas de ce nombre ?
Un philosophe illustre, tout aussi libre-penseur que Jules Baissac, mais qui, étant plus âgé, a encore plus réfléchi que lui sur toutes les grandes questions qui touchent à la destinée humaine, nous disait, il n’y a pas longtemps : « Certes, le récit de la Genèse n’est pas facilement acceptable ; nous ne comprenons pas cette création de toutes pièces du premier homme et de la première femme ; mais le transformisme et les autres hypothèses du même genre sont bien plus inconciliables avec la raison humaine. Si donc il est absolument impossible à l’homme, comme je le crois, de percer le mystère de son origine, je comprends fort bien que la plus ancienne philosophie ait admis et transformé en dogme religieux une version qui était, et qui est encore aujourd’hui, la moins déraisonnable de toutes. »
M. Jules Baissac qui a des enfants, et qui, soit dit en passant, est le meilleur des pères de famille, comprendra encore mieux le raisonnement suivant :
Que l’on compare l’enfant nouveau-né à un nouveau-né quelconque de l’espèce animale. Celui-ci, à peine sorti de l’œuf ou du sein maternel, est prêt à vivre de sa propre vie, à se soutenir par sa propre force. L’enfant, au contraire, est pour de longues années incapable de vivre sans les soins et l’appui de ses parents. L’enfant, sans les générateurs adultes, est absolument incompréhensible.
Du Diable je ne dirai que deux mots. L’auteur s’est appesanti sur les plus tristes souvenirs du moyen-âge. Il a rappelé d’horribles actes de cruauté et d’intolérance que nous déplorons et condamnons autant que lui. Pourquoi, au lieu d’un calme exposé comme celui des présidents de cours d’assises, n’a-t-il fait qu’un réquisitoire passionné, plein de faits intéressants, mais incomplet ? En résumé, la torture et les bûchers étaient la moi du moyen-âge et s’employaient aussi bien contre les simples malfaiteurs que contre les hérétiques ; c’étaient des institutions ecclésiastiques. Voilà ce que le Diable aurait dû dire, pour être impartial, tandis que, d’un bout à l’autre, il laisse au moins supposer le contraire.
Un autre oubli non moins grave est celui-ci. L’auteur ne semble pas s’apercevoir que le procès qu’il fait au clergé du moyen-âge ne le concerne pas exclusivement, et que c’est le procès même de l’ignorance et de la bêtise humaines, et qu’il n’est pas juste d’en rendre responsable une institution et une classe d’hommes qui, à notre avis, lequel est aussi l’avis d’une foule de gens plus instruits que nous et meilleurs juges que l’auteur du Diable, on plutôt contribué à atténuer qu’à aggraver l’effet de l’ignorance et de la folie générales. On sait que le système qui consiste à faire du clergé une tête de Turc, dans le passé comme dans le présent, résume toute la tactique d’une école politique naguère fort influente, mais qui pourrait bien être morte avec son chef, le fameux Gambetta. Ces procédés se comprennent de la part d’hommes qui veulent à tout prix se distinguer et chez qui le talent est remplacé par l’amour du scandale mêlé à une certaine connaissance de la bêtise des masses, mais il faut regretter de voir un homme du talent et du caractère de M. Baissac céder à de pareils entraînements.
Au reste, en nous apprenant que le Diable avait été destiné primitivement à un journal républicain, l’auteur nous dit assez dans quel esprit il l’a écrit. Il est évident que, s’il eût été véritablement impartial, la feuille en question n’en eût pas voulu. Peut-être même l’a-t-elle trouvé trop modéré comme cela. Ah ! mon cher compatriote, ce n’est pas pour faire plaisir à personne, encore moins à la masse qu’aux individus, qu’il faut écrire, si l’on veut exercer autour de soi une influence salutaire. Je crois même que la vérité se trouve beaucoup plus souvent dans le dédain que dans la recherche des opinions dominantes. Avant tout, il faut mériter son propre suffrage, en se moquant au besoin de celui de la terre entière. C’est dans cet esprit que nous venons de parles des ouvrages de Jules Baissac, et il nous pardonnera, j’en suis certain, de ne l’avoir pas flatté, parce qu’il n’ignore pas que nous avons la plus grande estime pour ses qualités personnelles, que nous apprécions sa vaste érudition et que, même dans ses plus flagrantes erreurs, sa parfaite bonne foi est à nos yeux indubitable.
On peut voir, du côté de Chassagnes, sur les confins du bois de Païolive, les restes d’un ancien ermitage, réduit à l’état de grange, qui avait autrefois une certaine réputation. Cet ermitage, dédié à Saint-Eugène, fut fondé en 1652 par messire Jacques d’Isard de Montjeu. On y installa deux ermites, l’un, prêtre, du diocèse du Puy, appelé Mégère, et l’autre, frère-lai, appelé Hilarion Astruc. Ils avaient la possession d’une petite terre attenant à l’ermitage et une pension annuelle de trois livres. Le testament du frère Hilarion, en date du 12 mars 1712, contient un inventaire complet de l’ermitage comprenant, entr’autres objets, un fusil et un mousqueton, un âne avec sa barde, etc.
M. Marius Talon se moque des ermites. Il me semble que, si l’on se reporte aux temps et aux lieux, ils méritent la sympathie et le respect plutôt que la moquerie. Je suppose que tous n’étaient pas « de grotesques frocards, gras, ventrus, le nez rouge comme une pivoine » ; je les admets volontiers chantres au lutrin, sonneurs de cloches et quêteurs, mais les représenter en même temps comme « ménétriers aux fêtes de village, messagers joyeux des amoureux, agents matrimoniaux… » c’est peut-être pousser un peu loin la plaisanterie ; dans tous les cas, c’est mettre sur le compte de la masse ce qui n’a pu être le fait que d’un petit nombre. Un clergé régulier, discipliné et surveillé par l’autorité épiscopale, est sans doute préférable, mais, à ces époques lointaines, une foi plus grande permettait plus de liberté d’allures aux vocations religieuses. Il fallait peut-être des ermites comme il a fallu en Afrique des zouaves et des spahis. On n’a jamais entendu dire, d’ailleurs, que les ermites aient fait de mal à personne et l’on assure, au contraire, que leur influence a été des plus salutaires.
Il y a à Chassagnes un hameau de l’Estrade, dont le nom rappelle la voie romaine du camp de Jalès aux Vans et de là à Villefort par Naves (où se trouve encore un hameau de l’Estrade) et par Malons (où les traces de la voie sont, dit-on, restées apparentes).