Voyage dans le midi de l’Ardèche

Docteur Francus

- Albin Mazon -

IV

Chambonas et Chanaleilles

L’église de Chambonas. – La famille de Chanaleilles. – Les plus anciens seigneurs des environs de Largentière. – L’Etat social et politique des nations. – L’origine de la royauté. – Comment les peuples et les rois sont aussi sots les uns que les autres. – Les inégalités sociales sont la conséquence des inégalités naturelles. – L’organisation du travail. – Chacun est l’artisan de sa propre fortune. – L’émiettement des familles et des propriétés. – Apogée et déclin de la vie humaine. – L’indemnité parlementaire. – Politique et fumée.

Voici Chambonas dont le nom seul (campi boni) indique les excellents terrains. Il est à remarquer que, dans les vieux titres, Chambonas, au lieu d’être désigné par les mots latins de Campi-boni, est dit simplement de Cambonassia, de Cambonas ou de Camponaz, ce qui prouve que nos aïeux s’inquiétaient beaucoup moins que nous de l’étymologie. On peut remarquer aussi que dans le vieux latin du moyen-âge la syllabe ablatif pluriel is est souvent remplacée par la terminaison as. Ainsi, au lieu de de Navis (Naves), on lit parfois de Navas ; au lieu de de Chazalettis on trouve de Chazalettas ; au lieu de de Cente-Novis (Cente-Noves) on trouve de Centenovas, l’habitude patoise l’emportant sur la tradition latine, et de là sans doute vient le de Cambonas au lieu du de Campis bonis.

L’église de Chambonas est une de celles qui rappelaient à M. de Saint-Andéol le style riche et orné de Cluny, pour qui la maison de Dieu ne pouvait jamais être trop belle. L’épaisseur des murs rapprochée de l’étroitesse des ouvertures fait soupçonner une époque guerroyante. La frise extérieure du chœur étale, sculptée sur la bande, toute une collection de fleurs et de fruits, entremêlés d’outils de maçonnerie et d’instruments de musique. Cette frise est supportée par des modillons figurant des têtes d’hommes et d’animaux où la licence de l’artiste s’est librement déployée. Cette église appartient à l’époque romane par l’arc du chœur et à l’ogive par la voûte de la nef, ce qui caractérise l’époque de transition où elle a été bâtie. Elle est dédiée à Saint-Martin, évêque de Tours.

Un magnifique château, aux tours rondes, coiffées de briques étincelantes, marque la demeure du marquis de Chanaleilles. Une de ces tours, consacrées aux archives de la famille, renferme, dit-on, des richesses inestimables pour un archéologue, et l’on assure que personne n’y a encore pénétré. Les jardins du parc de Chambonas ont été dessinés par Lenôtre.

La terre de Chambonas a appartenu longtemps à la famille des la Garde de Chambonas, originaire de Ponteils (Lozère), dont un membre a été pendant quelques mois ministre des affaires étrangères avant la chute de Louis XVI. Elle appartient depuis 1806 à la famille de Chanaleilles. Celle-ci est une des plus anciennes de nos contrées. Ses armes sont à trois lévriers de sable, colletés d’argent, courant l’un sur l’autre. Devise : Fideliter et Alacriter. Tenant : deux anges. Couronne de marquis. Cimier à la tête de cheval. Légende : canes ligati (chiens liés. Armes parlantes.) Cri de guerre : Cana neleis. Chanaleilles, le berceau de cette famille, est un village du canton de Saugues (Haute-Loire), célèbre, dit un généalogiste, par ses autels druidiques.

« Ce nom, dit un autre généalogiste, rappelle celui de Cana Neleis (la Blanche Diane) et le souvenir de Nélée, fils de Codrus, banni d’Athènes qui avait institué des fêtes en l’honneur de cette déesse, et dont la postérité réfugiée en Germanie, parmi les Francs, se joignit aux conquérants de la Gaule, et adopta plus tard des lévriers pour armoiries, à l’époque des Croisades, comme attribut de cette déesse chasseresse. »

A cette érudition un peu risquée, nous préférons la note du Dictionnaire manuscrit des Etats du Languedoc, où il est dit simplement que la terre de Chanaleilles aurait été donnée par Charles-Martel à un de ses lieutenants pour le récompenser de ses services pendant la guerre contre les Sarrasins.

La généalogie de la maison de Chanaleilles a été publiée plusieurs fois dans des recueils nobiliaires. Elle est l’œuvre de l’abbé Chambron, de St-Agrève, qui a écrit vers le milieu du siècle dernier les généalogies des plus anciennes familles du Gévaudan, du Velay et du Vivarais, en huit volumes in-folio, manuscrits, dont six de généalogies et de deux pièces justificatives. L’abbé Chambron est mort en 1789, âgé de quatre-vingt-dix ans (1).

Mais toutes les notices sur la maison de Chanaleilles, jusqu’à ces derniers temps, s’étaient bornées à la filiation des trois branches existantes (Chanaleilles, le Villard, la Saumès), en négligeant les branches éteintes relatées cependant, dit-on, dans les manuscrits de l’abbé Chambron. Cette lacune a été comblée en 1880 par les _Annales historiques et nobiliaires (2) dont le quarante-neuvième volume a, pour la première fois, publié la généalogie complète des Chanaleilles.

La plus ancienne mention de cette famille se trouve dans un cartulaire de l’église du Puy. Audefroy de Chanaleilles (Aldafrigidus de Canehaliœ) y figure dans un acte de limitation des diocèses du Gévaudan et du Velay, qui remonte à l’an 811, mais c’est tout ce qu’on sait de lui. Son fils Hugues fut un des seigneurs du Gévaudan qui accompagnèrent à Naples Lothaire, fils de Louis le Débonnaire. Il fut tué en 841 à la bataille de Fontenay près d’Auxerre.

Un Guillaume de Chanaleilles prit part à la première croisade avec son frère Roger, son beau-frère Eustache d’Agrain, Adhémar de Monteil et mourut de la peste avec beaucoup d’autres en août 1098.

Bernard de Chanaleilles accompagna Saint-Louis à la troisième croisade. Il existe de lui une pièce curieuse.

Bernard reconnaît avoir reçu du trésorier de Philippe III six cent soixante livres tournois, résultant d’une convention passée par lui avec l’empereur de Constantinople, pour son voyage d’outre-mer, deux cent livres pour une indemnité d’un cheval et soixante livres pour ses effets. Cette quittance est donnée au camp près de Carthage, le samedi après la Toussaint.

Citons encore :

Béraud de Chanaleilles, premier bailli royal du Velay, en 1300 ;

Pons de Chanaleilles, qui mourut au siège de Châteauneuf-Randon, avec le connétable Bertrand Duguesclin, en 1380 ;

Valentin de Chanaleilles, qui fut de l’expédition de Naples en 1382 avec le duc d’Anjou ;

Pierre de Chanaleilles, seigneur de Vals, d’Ucel, du Pin et de la Valette, grand bailli d’épée du Vivarais et du Valentinois. Ce fut en récompense de son dévouement et de ses services que Charles VII réunit, en 1437, la charge de bailli d’épée du Valentinois à celle du Vivarais, dont il était déjà en possession depuis 1427. Il existe une lettre de Charles VII, du 6 décembre 1456, qui le remercie des services qu’il lui a rendus à la tête de ses vassaux ;

Jean-Claude Chanaleilles, tige de la branche des seigneurs de Villard, qui usa de son influence en Auvergne et en Vivarais en faveur de la cause d’Henri IV et qui reçut de ce prince plusieurs lettres imprimées dans le recueil de M. de Xivrey.

La maison de Chanaleilles a formé huit branches, dont trois ont encore des représentants vivants, savoir : celle de Chanaleilles, dans la Haute-Loire, dont nous n’avons pas à nous occuper ; celle de Villard, ainsi nommée de l’ancien château de la Valette ou du Villard, près de Jaujac, et enfin celle de la Saumès.

Le châtelain actuel de Chambonas, Sosthènes, marquis de Chanaleilles, ancien lieutenant-colonel du 4e chasseurs d’Afrique, est le représentant de la branche de Villard. C’est le fils de Charles de Chanaleilles, capitaine de vaisseau, qui fut nommé pair de France en 1837, siégea pendant quarante ans au conseil général de l’Ardèche et mourut vers 1846.

Ovide de Valgorge raconte qu’il aimait beaucoup sa montagne, c’est-à-dire l’Ardèche. « Un jour, me trouvant chez lui à Chambonas, il donna, en ma présence, dans des termes qui ne manquaient ni de dignité ni d’à-propos, une sévère leçon de convenance à un haut fonctionnaire public, nouvellement arrivé dans le département, qui se permettait à l’endroit du pays et de ses habitants des plaisanteries de très mauvais goût. Mon neveu, dit-il en me désignant du doigt, et moi, ne souffrirons pas plus longtemps que vous prodiguiez ainsi le ridicule et le mépris à des hommes qui, s’ils n’ont pas droit à vos sympathies, méritent au moins votre estime. »

Sosthènes de Chanaleilles a épousé une fille du duc de Crillon, dont il a eu deux enfants : un fils mort en 1853 à l’âge de dix-huit ans, et une fille mariée au marquis de Marcieu.

La branche de la Saumès ne date que du commencement du XVIIe siècle. Elle est représentée aujourd’hui par Roger, vicomte de Chanaleilles, ex-sous-préfet de Chateaudun, qui vient d’acheter le château de la Saumès.


Au point de vue de notre vieille histoire locale, la généalogie des branches éteintes de la famille de Chanaleilles, que contient le recueil nobiliaire de M. Tisseron, est plus intéressante que celle des branches existantes. Nous y voyons les Chanaleilles dominer du IXeau XII siècle dans plusieurs régions du Vivarais, notamment dans les environs de Largentière, et les actes qui les concernent constituent les documents les plus anciens que nous connaissions sur beaucoup de localités de notre pays. Toutes ces données recueillies par l’abbé Chambron ne paraissent pas sans doute d’une égale authenticité, mais faute de grives on mange des merles, faute de chartes authentiques, on se contente de traditions ou de témoignages du second degré où il y a toujours un fond de vérité (3).

La branche des Chanaleilles qui a joué un certain rôle dans la région de Largentière s’implanta à Chazeaux en 871 par le mariage de Guigon de Chanaleilles avec la dame de Blaunac (près de Joannas). Le fils aîné de ce Guigon, nommé Valain, épousa Berthe de Montréal.

D’après l’abbé Chambron, cette dame aurait péri avec son père et sa mère en 914 à Montréal, par la suite de l’éruption de plusieurs volcans qui détruisirent le château et l’église. « Les habitants de cette paroisse qui avaient survécu s’étaient enfuis de leur village et réfugiés dans les bois des environs. La destruction fut terrible et se répandit à plusieurs lieues à la ronde, mais ce fut le dernier malheur produit en Vivarais par les volcans. »

L’histoire, en ces termes, est évidemment erronée. Il n’y a jamais eu d’éruption volcanique à Montréal. Le volcan le moins éloigné est celui de Jaujac, qui est à dix kilomètres environ à vol d’oiseau. Mais on peut à rigueur admettre que les tremblements de terre, produits par les dernières éruptions de Jaujac (bien que personne n’eût osé les supposer si récentes), eurent à Montréal un contre-coup spécialement fâcheux.

L’abbé Chambron ajoute que Guigon II, fils de Valain, ramena à Montréal la population qui s’était enfuie, en lui offrant des terres pour cultiver, des pierres et des bois pour reconstruire les maisons, avec exemption de charges pendant cinquante ans. Le village de Montréal serait resté abandonné jusqu’en 927. Le seigneur fit rebâtir l’église et le château sur d’autres emplacements plus commodes pour les habitants. La nouvelle église fut bénie, en 934, avec la chapelle du château neuf à Réal par Pierre Ier, évêque de Viviers.

Une autre de ces branches éteintes, dont la tige fut Raoul, co-seigneur de Joannas, a longtemps possédé les fiefs de Fanjaux, le Ginestet, le Prat, Chaderon, (près Largentière), les Andrieux, les Gerbaux, la Tourette, Saint-Amans (Laurac), Vinezac, le Monteil et Méjannes, Chauzon, etc. Gilonne de Chanaleilles, dame de Laurac, fonda en cet endroit, de concert avec son fils aîné, un couvent, lequel forme aujourd’hui, dit Chambron, le lieu de la Chartreuse. Ce couvent fut destiné aux pauvres filles de la contrée qui n’avaient pu se marier faute de dot. Gillonne fut enterrée dans la chapelle Saint-Jean de ce couvent. Elle était fille de Pons, seigneur de Laurac en 940 et d’Ida, fille de René, seigneur de Sanilhac. Gillon Ier, son fils, fit reconstruire l’église de Chazeaux qui avait été détruite par la foudre en 1004. Cette église fut consacrée en 1014 par Hermann, évêque de Viviers.

Valentin, fils de Gillon, ajouta à ses seigneuries celles de Caseneuve, le Monteil et Méjannes, par son mariage avec Otheline de Joannas, fille de Thierry II, seigneur et comtour de Joannas. Ce nom de comtour, qui revient souvent dans l’histoire du Gévaudan, équivalait à celui de comte et signifiait qu’on possédait la haute justice dans sa terre. Il désignait aussi un grand seigneur possédant une dizaine de fiefs seigneuriaux ou de terres paroissiales avec clochers. Valentin fut châtelain de Largentière après son beau-père en 1021. Il mourut en 1046.

Roger II fut, comme son père, châtelain du château de Largentière. Il était seigneur de Chazeaux, Montréal, Réal et Saint-Amans et co-seigneur de Joannas. Son frère Thierry eut les terres de Caseneuve et le Monteil. Un autre de ses frères, Siméon, fut chanoine de Viviers puis archidiacre à Mende en 1066. Sa sœur Otheline, dame de la Tourette, épousa Hugues, seigneur de Chauzon. Celui-ci prit le nom de la Tourette. Sa postérité s’est éteinte par la mort d’Hugues III de la Tourette, capitaine de cinquante hommes d’armes, tué en 1214 à la bataille de Bouvines. Marguerite, sa plus jeune sœur, mourut abbesse de Soyons en 1070.

Un Chanaleilles d’une autre branche, Pons, seigneur de Joannas, Blaunac et châtelain de Largentière, partit pour la première croisade en 1096 et fut tué à la bataille de Nicée. Nous voyons d’autres membres de cette maison seigneurs de Coucouron, la Chapelle-Graillouse, Pradelles, Gourdon, les Sagnes, Goudoulet, etc.


Le hasard nous fit rencontrer, il y a quelques années, chez un bouquiniste, un livre dont l’origine ardéchoise attira notre attention : c’est l’Etat social et politique des nations, publié en 1852 par Sosthènes, marquis de Chanaleilles. Nous ne savons pas si beaucoup de nos compatriotes ont lu ce travail, et nous sommes assez disposé à croire que les quatre-vingt-dix-neuf centièmes, même parmi les plus instruits et les plus intelligents, en ignoraient même l’existence. Quoi qu’il en soit, nous sommes de ceux qui l’ont lu, et nous devons dire que cette lecture nous a donné une haute idée de l’intelligence et du caractère de l’auteur. On voit que le marquis de Chanaleilles a étudié et compris l’histoire de son pays ; on voit qu’il connaît le cœur humain, et si l’on sent, dans quelques pages, l’influence d’une éducation et d’un milieu aristocratiques, il n’est que juste de constater que l’auteur comprend dans le sens le plus élevé les droits et les devoirs de l’aristocratie. Si l’ancienne noblesse française, qui a formé jadis un intermédiaire utile entre la bourgeoisie et la royauté, avait été animée du même esprit, elle aurait probablement, comme l’aristocratie anglaise, maintenu son existence.

Le marquis de Chanaleilles avait commencé son livre avant 1848, et il ne le publia qu’en 1852. On peut supposer que les événements survenus dans cette période n’avaient pas peu contribué à la maturité de ses jugements. Nous allons, dans tous les cas, donner un bref aperçu de ce travail auquel les circonstances actuelles apportent un regain d’actualité. Il nous semble, d’ailleurs, assez piquant de constater qu’il y a parfois beaucoup plus de jugement, d’instruction, de bon sens, et même de libéralisme chez les gens de l’ancien régime que chez une infinité de prétendus démocrates de nos jours.

L’auteur de l’Etat social et politique des nations reconnaît que les trois formes de gouvernement (démocratique, aristocratique et monarchique) ont chacun des avantages et des inconvénients. Le meilleur à ses yeux, c’est le plus stable, de même que le plus mauvais est celui que les révolutions atteignent le plus facilement. Ceci est une vérité de sens commun. C’est pour cela sans doute qu’on la chercherait vainement dans toutes les professions de foi publiées depuis quinze ans.

Le marquis de Chanaleilles consacre son premier chapitre à Dieu, à la religion et au clergé comme aux principes primordiaux de toute bonne organisation politique et sociale. (Encore un article à éviter dans toute profession de foi dont l’auteur visera le succès avant tout).

En montrant l’existence de Dieu, M. de Chanaleilles fait observer, avec beaucoup de justesse, à ceux qui font du monde un produit du Hasard que dans ce cas, vu que le monde est une œuvre des plus intelligentes, il n’y a qu’un nom à changer et que le Hasard est Dieu. Il proclame la supériorité de la religion chrétienne qui seule apprend à l’homme son histoire et le secret de sa destinée. Il montre que la religion est non seulement la meilleure garantie du bonheur individuel, mais aussi la sauvegarde des Etats et des gouvernements. Il prêche le respect du clergé et regrette que l’état ecclésiastique, qui devrait être considéré comme le plus noble de tous, soit moins recherché qu’autrefois par les classes supérieures. Il déclare fort nettement, du reste, que les ministres de la religion ne doivent pas se mêler des affaires temporelles et qu’il est indispensable qu’ils gardent leur influence pour les choses spirituelles. En montrant l’importance de l’éducation religieuse du peuple, il donne au clergé des conseils qui méritent d’être reproduits.

« La religion n’est point assez honorée et pratiquée, et même il semble que ses ministres ne soient pas tous à la hauteur de leur noble mission et ne puissent accomplir dignement la tâche immense qui leur est confiée. Presque jamais, en effet, l’Eglise ne développe convenablement à ses enfants le précepte de rendre à César ce qui appartient à César, en même temps qu’il faut rendre à Dieu ce qui appartient à Dieu. Jamais les prêtres n’expliquent avec assez de détail ce que signifie le commandement de ne point faire au prochain ce que l’on ne voudrait pas que le prochain vous fît. Jamais les prédicateurs modernes n’osent traiter les hautes questions de la métaphysique et de la véritable philosophie et les appliquer à la vie réelle et matérielle de l’homme sur la terre. Jamais, enfin, ils n’instruisent les enfants du peuple de leurs devoirs comme citoyens et comme membres de la grande famille de la nation ».

Peut-être y a-t-il ici quelque exagération. Dans tous les cas, les critiques loyales, même injustes, sont souvent utiles et il n’est pas mauvais que les intéressés les entendent.

Le marquis de Chanaleilles rappelle les grands services rendus autrefois par les ordres religieux à l’agriculture et à la science, mais il n’aime pas les Jésuites et verrait avec plaisir que le pape les supprimât.

– Voilà, dit Barbe, le seul point sur lequel nous serions d’accord avec le vieux bonhomme dont vous parlez !

– Peut-être, lui répondis-je, ne serait-il pas très flatté de cette approbation. Et, depuis l’exécution des décrets, qui sait s’il a persisté dans sa manière de voir ? Que de gens, qui n’aimaient pas les Jésuites, se sont sentis pris de respect et de sympathie pour eux, depuis les vexations dont ils ont été l’objet ! Mais continuons l’examen du livre.

Le marquis de Chanaleilles montre l’origine de la royauté dans le consentement public dicté par l’intérêt général, « et c’est ainsi que Dieu a fait les rois par l’entremise et la volonté des hommes ». Un roi « n’a de pouvoir que pour en faire un usage utile à ses inférieurs ; et il n’est que le premier de ses égaux, car tous les hommes sont hommes comme lui, et ont droit à sa reconnaissance et à sa bienveillance ». Malheureusement, les rois méconnaissent souvent leurs devoirs. Le pouvoir les enivre, et ils font… ce que nous avons vu. Mais les peuples, après les avoir renversés, font aussi… ce que nous voyons. L’auteur marque fort bien cette folie réciproque et le remède à y apporter quand il dit :

« Mais si ce sentiment (de l’absolutisme) est naturel chez les rois, il existe aussi chez les peuples un sentiment opposé, qui les porte à vouloir s’affranchir de toute soumission à une autorité supérieure. Il faut donc que la réflexion et la raison viennent cimenter le contrat tacite ou écrit formé entre les peuples et les rois, car ce n’est que par l’exécution réciproque des préceptes de la sagesse et de l’expérience que les rois peuvent maintenir leur autorité sur les peuples, en même temps que les peuples peuvent reconnaître volontairement cette autorité des rois et l’accepter sans opposition ».

Encore une vérité de sens commun, mais il paraît que ce genre de vérités est le plus difficile à comprendre, car, si l’on trouve une infinité de gens prêts à reconnaître et même à amplifier les torts des gouvernants, qu’ils s’appellent rois, présidents ou ministres, on n’en trouve presque pas pour avouer les folies des peuples, lesquelles ne le cèdent cependant en rien à celles des gouvernants.

L’Etat social et politique des nations contient un petit cours d’histoire de France dont quelques points peuvent être contestés, mais qui, dans son ensemble, est plus juste que ce qu’on enseigne dans beaucoup de livres et de journaux. Il nous montre l’ancienne noblesse tempérant le pouvoir royal et protégeant les classes inférieures. Mais les rois s’allièrent à celles-ci pour briser, et ils furent brisés à leur tour par leurs nouveaux alliés, quand ils n’eurent plus la noblesse pour les défendre. L’erreur la plus flagrante de nos libéraux modernes est de croire que la liberté date du 4 septembre, tout au plus de 1789, tandis que l’histoire nous la montre se développant graduellement à toutes les époques, même à celles que l’on accuse le plus d’ignorance et de despotisme. Il n’y avait pas sans doute, aux débuts de la monarchie française, des Chambres et des Sénats, mais la volonté nationale n’en avait pas moins le moyen de se manifester et d’influer peut-être autant qu’aujourd’hui sur le gouvernement. Le marquis de Chanaleilles nous montre le germe de nos assemblées parlementaires dans les anciennes assemblées du Champ de Mars et du Champ de Mai, puis dans la Cour des Pairs instituée par Charlemagne, enfin dans les Etats-Généraux, dont les rois eurent le grand tort de négliger l’appui constant et régulier.

Le marquis expose les grandes lois sociales, aussi méconnues et contestées à l’époque où il écrivait qu’elles le sont aujourd’hui. La première de ces lois est le travail dont la conséquence nécessaire est le droit de propriété. Il fait vigoureusement ressortir que l’inégalité sociale est la conséquence forcée de l’inégalité physique et morale que Dieu a mise parmi les hommes.

« C’est par suite de cette inégalité positive que quelques-uns, en petit nombre, parviennent à s’élever au-dessus de leurs semblables et deviennent plus riches, plus puissants et plus considérés, utilisant leurs facultés éminentes et les dons particuliers qu’ils ont reçus du ciel pour sortir de la misère générale qui est le partage de l’espèce humaine. D’abord, ils réussissent à se procurer un commencement de bien-être, qui s’augmente chaque jour par des économies et des progrès de tout genre ; et ils transmettent ensuite ce bien-être à leurs descendants qui, profitant à leur tour de leurs leçons et de leur expérience, et doués eux-mêmes de qualités supérieures, parviennent peu à peu à une certaine aisance et finissent par posséder une grande richesse, après plusieurs générations. C’est aussi par suite de cette inégalité qui existe entre tous les hommes qu’un certain nombre, un peu plus considérable, parvient à posséder de l’aisance seulement, sans pouvoir jamais acquérir de la richesse. C’est encore par suite de cette inégalité générale et universelle que la grande masse des autres hommes ne peut pas même atteindre cette aisance et végète toujours dans la gêne ou dans la misère…

« Ainsi demander pourquoi, dans tous les pays et dans tous les temps, un très petit nombre d’individus privilégiés regorgent de biens, et pourquoi un certain nombre d’autres ont aussi de l’aisance, tandis que la foule est plongée dans la pauvreté, c’est la même chose que si l’on demandait pourquoi la perfection du corps et les qualités de l’esprit ne sont le partage que de quelques rares exceptions… C’est demander pourquoi Dieu n’a pas voulu que l’égalité existât sur terre, puisque c’est de la que proviennent toutes les inégalités sociales. »

Or, si Dieu ne l’a pas fait, c’est que cela ne devait pas être autrement, « car il est évident que tout ce que Dieu a fait est bien fait, que tout ce qu’il a ordonné dans ses conseils l’a été avec une sagesse divine, et qu’il ne pouvait ni ne devait agir autrement ni mieux qu’il n’a agi. »

Le marquis va plus loin et complète ainsi sa pensée :

« L’inégalité est le plus grand bienfait que Dieu ait pu accorder à l’homme, car c’est précisément elle qui est le lien essentiel de toutes les sociétés. En effet, il en est de l’humanité comme de tous les engrenages mécaniques quels qu’ils soient ; et ce n’est que par des inégalités ou des différences plus ou moins grandes que les divers rouages peuvent s’adapter et s’agencer les uns dans les autres… Si tous les hommes avaient la même intelligence et les mêmes qualités physiques et morales, ils ne pourraient pas vivre ensemble et seraient privés de la perfectibilité qui les distingue essentiellement des animaux, parce que chacun voulant exécuter la même chose, chacun le pouvant et le devant, d’après la loi de l’égalité, il faudrait que chacun pût se suffire entièrement à lui-même, sans avoir besoin de son semblable et en se renfermant complètement dans les limites de l’égoïsme individuel le plus absolu… »

Une démonstration du même genre vient d’être faite à un autre point de vue par un écrivain protestant dont le nom est célèbre en Angleterre et aux Etats-Unis. Dans son livre de l’Egalité sociale, M. Mallock fait ressortir l’erreur profonde de nos théoriciens politiques sur ce grave sujet. Il démontre fort clairement, en effet, que l’homme ne fait naturellement que ce qui est nécessaire à ses besoins pressants et que le supplément de travail, d’où sont sortis tous les progrès, toutes les découvertes, n’est dû qu’au désir de s’élever par la fortune ou la réputation au-dessus des autres, c’est-à-dire à ce mobile si anathématisé de l’inégalité sociale. Toute révolution tendant à supprimer les inégalités sociales tend donc à supprimer ou à amoindrir la civilisation. Heureusement, c’est une entreprise impossible ; les inégalités supprimées reparaîtraient plus vivaces le lendemain. Mais de ce que ces inégalités sont une loi providentielle, il ne faut pas en conclure que les pauvres soient nécessairement plus malheureux que les riches. C’est encore là une des grosses erreurs de nos démocrates. Il est évident, dit Mallock, que parmi les plus riches beaucoup ont vécu et sont morts pleins d’amertume et de déceptions, tandis que bien des pauvres, au contraire, ont vécu satisfaits et sont morts de même. Les riches et les pauvres sont portés à envisager sous un jour très faux leur situation réciproque. Les premiers considèrent trop le pauvre comme un riche qui se serait ruiné et se le représentent comme sentant la privation d’un confortable dont il n’a pas même entendu parler. Les pauvres, de leur côté, voient le riche à travers les chimères de leur imagination, et de même que celui-ci leur attribue une fortune imaginaire, ainsi le revêtent-ils, à leur tour, d’une félicité de pure fantaisie. Il ne faut donc pas désespérer du monde parce que l’inégalité sociale est une loi providentielle – et (ce que Mallock et le marquis de Chanaleilles ont peut-être trop laissé dans l’ombre) il faut se rappeler que la religion n’a pas été faite pour rien, et que c’est à elle surtout qu’il appartient d’atténuer les rigueurs de la loi en rappelant aux riches comme aux pauvres leurs devoirs respectifs.

Je ne sais si Louis Blanc, à qui l’on a fait l’année dernière de si belles funérailles, a lu l’ouvrage de M. de Chanaleilles. Il est certain que l’Organisation du travail a fait plus de bruit que l’Etat social et politique des nations. Mais il est non moins certain qu’il y a beaucoup moins de bon sens et de connaissance de la nature humaine dans le premier de ces ouvrages que dans le second, et les quelques lignes du marquis au futur sénateur sont une réfutation complète de sa dangereuse utopie. Ecoutez :

« Le droit au travail n’est proprement point un droit ; c’est un devoir et une nécessité imposés par Dieu à l’homme, puisque ce n’est qu’à la condition de travailler qu’il peut vivre… Tous les hommes doivent donc travailler et c’est une obligation pour eux qui n’admet aucune exception. Mais chacun ne doit et ne peut le faire que selon ses facultés et selon ses moyens ; et c’est là surtout que l’on remarque le plus la conséquence de l’inégalité que Dieu a mise entre les hommes. Ainsi le travail manuel est nécessairement une loi pour les uns, tandis que les autres peuvent ne se livrer qu’au travail de l’esprit ; et chacun usant de tous les dons et de tous les avantages qu’il possède, il en résulte que les uns doivent servir les autres et leur obéir, et que la société doit être gouvernée par ceux qui se distinguent le plus par leur supériorité individuelle, leur génie, leur richesse, leur considération et leur influence… La prétendue organisation du travail a démontré d’une façon évidente l’impuissance de l’homme en pareille matière, et les ouvriers eux-mêmes ont été les premiers à reconnaître que c’était précisément depuis cette soi-disant organisation que le travail avait été désorganisé. »

Le marquis démontre fort bien que, si l’on veut changer l’ordre naturel des choses qui veut que le bon ouvrier gagne plus que le mauvais, on décourage et on arrête le travail, au profit des autres nations qui sauront mieux résister aux folles utopies. N’est-ce pas cette prévision qui se réalise aujourd’hui et, si tant d’industries françaises succombent sous la concurrence étrangère qui vient nous battre jusque chez nous, ne le doit-on pas aux exigences croissantes des ouvriers français grisés par les promesses chimériques qu’on leur corne depuis si longtemps aux oreilles ?

On reproche souvent aux nobles de n’avoir rien appris, ni rien oublié. En voilà un, du moins, qui a bien appris quelque chose, car tout ce que nous venons de lire est inspiré par les plus saines doctrines économiques, tandis que ceux qu’il combat prouvent encore aujourd’hui, par leurs doctrines insensées, qu’ils ne savent pas le premier mot ni de la nature humaine ni des lois fondamentales de toute société. En résumé, si l’on veut bien considérer non pas seulement l’individu mais ses ascendants, c’est-à-dire la famille, il semble que la richesse et le bonheur (du moins ce qui paraît tel en ce monde) soient au concours plutôt que laissés à la discrétion d’un sort aveugle. De tout temps – et aujourd’hui plus que jamais – l’homme a pu améliorer sa position par le travail et la vertu. Les classes supérieures ne sont pas autre chose que le produit de cette sève d’en bas s’élevant graduellement au sommet de la société pour y fleurir et déchoir ensuite. Dieu n’a donc condamné personne à la misère et au malheur, mais il a laissé l’homme libre de s’y condamner lui-même et ses descendants. Voilà encore un point que le marquis a eu le tort de négliger et qui eût admirablement complété sa démonstration. Quoi qu’il en soit du dessein divin qui a fait de l’inégalité physique et morale parmi les hommes une condition essentielle de leur destinée, s’il est fort difficile à notre raison d’en pénétrer les causes, il est encore plus difficile d’en contester l’existence, et enfin il est absolument impossible de n’en pas tenir compte sans tomber dans les utopies les plus dangereuses.

Une autre grosse question traitée par l’auteur de l’Etat social et politique des nations est celle des conséquences politiques résultant de l’émiettement des familles et du morcellement infini des propriétés qui résultent du partage égal des héritages. Le marquis regrette l’abolition du droit d’aînesse.

« Il est, dit-il, dans l’intérêt général du pays et dans l’intérêt particulier des familles qu’elles puissent se conserver et se soutenir, en évitant de se diviser et de se détruire, et ce n’est que par le droit d’aînesse que ce résultat peut être obtenu. » Partant de ce principe que la société est fondée sur le sacrifice des petits intérêts aux grands, il établit que le droit d’aînesse est « l’impôt des cadets dans la famille au profit d’un grand intérêt social ». Il reconnaît, d’ailleurs, que l’impôt doit être contenu dans de sages et justes limites. Il veut que les chefs et les aînés de famille vivent habituellement sur leurs terres pour y maintenir leur influence, tandis que les cadets iront embrasser d’autres carrières, pour se rendre également utiles au pays et pour illustrer leur nom. Il blâme énergiquement ceux qui, parce qu’ils sont nobles et riches, se croient le droit de vivre sans rien faire. Il croit à la nécessité d’une aristocratie, mais il veut qu’elle soit ouverte à tous. Il veut surtout que les membres de cette aristocratie donnent au reste de la nation l’exemple de toutes les vertus. C’est surtout chez eux que « la vertu doit être honorée et pratiquée, car leur exemple influe extrêmement sur les autres classes de la société, qu’il importe de moraliser d’autant plus qu’elles sont moins instruites et moins élevées. »

Il reconnaît que l’immoralité de la noblesse, dont l’exemple des rois et le séjour des cours amenèrent surtout la corruption, a été une des principales causes de sa ruine. Désormais la noblesse et l’aristocratie doivent pour toujours adopter cette devise : Fais ton devoir fidèlement et promptement – ce qui est la devise des familles de Crillon et de Chanaleilles réunies. – Les Crillons : Fais ton devoir. Les Chanaleilles : Fideliter et alacriter.

Il me semble que voilà une façon assez libérale et démocratique d’entendre l’aristocratie. Relativement au droit d’aînesse, tout en reconnaissant le bien-fondé des préoccupations de notre auteur, nous nous bornerons à faire observer ici, comme nous l’avons déjà fait dans un autre opuscule (4), que la sagesse et la prévoyance des pères de famille peuvent presque toujours prévenir, ou tout au moins atténuer les fâcheuses conséquences de certaines dispositions légales dont l’abrogation, en la supposant possible, pourrait avoir des inconvénients encore plus graves que ceux qu’il s’agit de conjurer.

Le marquis de Chanaleilles fait suivre son travail d’un projet de constitution où figurent deux Chambres législatives, l’une représentant ce qu’il appelle les pairs de France, c’est-à-dire la classe supérieure, et l’autre le suffrage universel. Les membres de la première devraient avoir au moins quarante ans et ceux de la seconde trente, et il appuie cette proposition sur cette considération fort juste :

« La durée ordinaire de la vie d’un homme bien constitué, sain de corps et d’esprit, assez riche et assez sobre pour se procurer tout ce qui est utile à sa santé, sans en abuser jamais, et n’ayant à souffrir, en aucun temps, ni de la faim, ni de la soif, ni du manque du sommeil, ni du froid ni du chaud, doit être de quatre-vingts ans et suivre la progression suivante :

« De un à quarante ans, il ne cesse de gagner en force physique et en vigueur et, de quarante à quatre-vingts, il décline sans s’arrêter jusqu’à la mort. Ainsi, de quarante à cinquante ans, il est, en sens inverse, ce qu’il était de quarante a trente ; de cinquante à soixante, ce qu’il était de trente à vingt, etc. »

Le marquis proteste avec raison contre l’indemnité de vingt-cinq francs par jour allouée alors comme aujourd’hui aux représentants du peuple. Ne dirait-on pas qu’il apercevait dans l’avenir les ombres des législateurs inexpérimentés et besogneux que devait improviser le caprice populaire, quand il écrivait les lignes suivantes :

« Ce n’est qu’en étudiant l’histoire du monde et celle des peuples, ce n’est qu’en réfléchissant et méditant dans la solitude sur les causes des révolutions, des troubles et des bouleversements des empires, que l’on peut former son jugement et son esprit, et devenir capable de diriger ou guider ses concitoyens et de prendre utilement part aux affaires publiques de son pays. Mais combien de législateurs modernes ne peuvent recevoir une éducation qui les mette à la hauteur d’une position aussi élevée ! Combien ignorent jusqu’à l’histoire de leur patrie, ou ne la connaissent que superficiellement, par les faits et par les dates, sans avoir jamais réfléchi sur les causes des événements importants, que les historiens ne peuvent pas toujours non plus approfondir ni faire ressortir convenablement ! Combien ont d’autres occupations particulières, qui les empêchent de trouver seulement le temps d’ouvrir un livre écrit par les sages de l’antiquité ou par les penseurs modernes ! Cependant si, parmi le grand nombre de citoyens sans fortune, quelques-uns méritent réellement, par un talent exceptionnel ou par un génie rare et supérieur, d’être élus législateurs, ne pourrait-on pas laisser aux électeurs eux-mêmes qui les auraient choisis le soin de soutenir les élus de leur choix par une cotisation, ou une souscription volontaire, comme on a vu les Irlandais le faire pour O’Connel ? »

Le marquis s’occupe de la bourgeoisie qui lui paraît trop souvent se laisser égarer par la jalousie et l’envie et lui prédit… ce qui arrive aujourd’hui. « Si la bourgeoisie pouvait détruire l’aristocratie, contre laquelle se tournent sans cesse ses regards jaloux, inquiets et malveillants, les classes ouvrières, à leur tour, ne manqueraient pas de renverser de même cette classe intermédiaire qui les domine immédiatement et contre laquelle leurs propres sentiments d’envie et de jalousie sont encore plus vifs et plus violents qu’ils ne peuvent l’être contre l’aristocratie… »

Les nouvelles couches sociales ne sont-elles pas en train d’accomplir cette prophétie pour laquelle, d’ailleurs, il ne fallait pas un excès de perspicacité ?

Le marquis est pour l’inamovibilité de la magistrature et même des conseillers de préfecture. Il expose les effets sociaux de la richesse et montre qu’il est beaucoup plus rare et plus difficile de savoir conserver la fortune dont on a hérité que d’en acquérir une soi-même. Il montre la nécessité de l’économie. Il constate que, si l’on ne veut pas déchoir, l’économie doit toujours être du tiers du revenu net, et que tout propriétaire qui emprunte est ruiné.

Il blâme vivement la prodigalité dans les finances de l’Etat, et sa théorie est juste l’opposé de celles qui ont trop prévalu depuis quelques années et ont motivé les récentes protestations de Léon Say. Il veut qu’au lieu d’emprunter sans cesse et de se dépenser sans compter, on amortisse la dette de l’Etat, afin de pouvoir diminuer les impôts, et surtout l’impôt foncier. Pour lui, le véritable impôt, le plus juste et le plus légitime, c’est l’impôt de consommation, c’est-à-dire les contributions indirectes. Ce n’est pas notre faute si le passage suivant, écrit il y a trente ans, semble une satire de l’administration financière actuelle :

« Il faudrait commencer par faire, au sujet de la fortune de l’Etat, ce que tout homme sage et tout bon père de famille fait au sujet de sa fortune privée : c’est-à-dire qu’il faudrait d’abord établir le budget des recettes publiques, avant de s’occuper du budget des dépenses. Il faudrait ensuite se renfermer strictement dans les bornes de ces recettes… Il faudrait même rester au-dessous et réserver des économies assurées et certaines pour les cas imprévus. Il faudrait diminuer extrêmement le nombre des employés de l’Etat et restreindre leurs émoluments au nécessaire le plus strict, ne rétribuant aucune des places dont l’honneur seul suffit pour dédommager des peines et des fatigues qu’elles occasionnent… »

Diable ! Diable ! le marquis de Chanaleilles n’aurait pas de succès auprès de nos démocrates du jour qui veulent rétribuer jusqu’aux conseillers municipaux. Le marquis se préoccupe de l’augmentation croissante des enfants trouvés et abandonnés, dans laquelle il voit une menace permanente contre la société. Il conseille précisément cette loi contre les récidivistes, à laquelle on n’a pas encore pu arriver. Il s’occupe de l’organisation de l’armée et de la marine, d’une façon qui prouve que ces questions sont loin de lui être étrangères. Il comprend la nécessité et les avantages de l’émigration et, à la façon dont il parle de l’Algérie et du nord de l’Afrique, on voit qu’il avait pressenti les événements du temps présent.

Finissons par un petit trait qui paraîtra peut-être bien singulier aujourd’hui. Le marquis n’aime pas les fumeurs. Il constate que l’usage de fumer était considéré par l’ancienne politesse française comme incompatible avec une bonne éducation. Il paraît que la fumerie s’est étendue surtout après 1830, et le marquis regrette que l’Etat l’ait favorisée dans un but fiscal. Le vieux marquis peut voir aujourd’hui que la politique et la politesse sont également en décadence, et qu’en fait de fumée, celle qui se dégage des discours parlementaires est encore plus vaine et plus légère que celle du tabac et des cigares de la régie.

  1. Voir note page 91.
  2. Publiées par M. Tisseron, 5, rue d’Assas, à Paris.
  3. L’abbé Chambron est un mythe. Un farceur nommé Cuviller a raconté sous son nom une foule de faussetés. Ce chapitre serait donc à refaire.
  4. Le Voyage autour de Valgorge, p. 248.