Voyage dans le midi de l’Ardèche

Docteur Francus

- Albin Mazon -

V

Les Vans

L’ancienneté des Vans. – Le cardinal Maillesec. – Une miraculeuse conversion. – Comment d’évêque on devient meunier. – Une église et un temple détruits en musique. – La construction de la nouvelle église. – La vision du chemin de Damas. – L’abbé de la Salle aux Vans. – L’abbé de Saint-Jean d’Elze du Roure. – Les Frères de la doctrine chrétienne aux Vans pendant la Révolution. – Un mariage vendéen aux Vans. – Une fête sur la place du massacre. – Claude Allier. – Réflexions impartiales sur les blancs et les bleus. – Gaillard le formier.

La rivière de Chassezac, sortant des montagnes de Malarce et de la Figère, semble s’épanouir de joie au dessous de Chambonas, comme un prisonnier qu’on vient de rendre momentanément à la liberté et qui veut en profiter avant de s’engager dans le long défilé dont on aperçoit l’entrée au dessous de Cornillon. Quand on a passé le pont de Chassezac, on monte encore un peu, puis on arrive aux Vans. C’est un gros bourg, une ville si l’on veut, où il n’y a rien de rare, et dont l’histoire ne rappelle guère qu’un horrible massacre. Autrefois, il y poussait, dit-on, des banquiers et l’on s’y endormait au son des écus. Aujourd’hui on y est aussi pauvre qu’ailleurs, et il n’y pousse guère, comme dans les autres petites villes de l’Ardèche, avec les petits cancans locaux, que de sottes discussions sur les affaires du jour.

La ville des Vans est assez ancienne, puisque son église (Sti Petri de Vannis) se trouve mentionnée, avec celles des Assions (de Acione), de Malbosc, de Saint-André de Cruzières et de Chambonas (de Camponas) dans une bulle du pape Innocent III, du 12 novembre 1208, comme dépendant de la célèbre abbaye de Saint-Gilles, fondée au VIIe siècle. Elle est encore mentionnée, mais seule cette fois, dans la bulle du pape Paul III (17 août 1538) portant sécularisation de l’abbaye de Saint-Gilles, d’où l’on peut conclure que les quatre autres avaient cessé de dépendre de cette abbaye. Il résulte enfin d’une bulle d’Innocent X, conservée aux archives du château de Chambonas, et datée du 8 décembre 1644, qu’à cette époque le prieuré de Saint-Pierre des Vans était depuis longtemps sécularisé.

La ville des Vans était autrefois très forte et ceinte de murailles larges de sept à huit pieds, avec quatorze tours et un fort qui a laissé au quartier où il était situé le nom de Fort-Vieux. Dans un cadastre de 1377, ces forts sont nommés en latin Fortalicia. C’est, dit-on, un cardinal, prieur des Vans, qui aurait fait fortifier cette ville.

Quel est ce prince de l’Eglise ? D’après une reconnaissance féodale, datée de 1393, signalée par M. Tallon, le titulaire du prieuré des Vans à cette époque était un cardinal Guidon, évêque penestrinus. Le savant abbé Canaud, curé de Gravières, a tiré au clair l’énigme posée par cette pièce, et ses recherches, dont le manuscrit se trouve aux archives de l’église de Gravières, ont démontré que penestrinus est ici pour prenestinus et que le cardinal en question n’est autre que Guy de Maillesec, ou Malsec de Chalus, d’une noble famille du Limousin, évêque de Poitiers, créé cardinal par Grégoire XI en 1375, évêque de Préneste et légat en Angleterre. Ce prince de l’Eglise mourut à Paris le 8 mars 1412.

Le prieuré des Vans percevait sur les habitants certaines taxes qui, bien que fort modestes en comparaison de nos impôts modernes, n’en durent pas moins contribuer à l’attitude hostile de la population à l’époque de la Réforme. Nous voyons par une transaction de 1349 que le prieur d’alors, noble Jean Descoudiers, avait un droit de fournage sur tout le pain blanc sédat (1) et autre qui se cuisait annuellement, lequel droit avait été fixé à un quarantain, c’est-à-dire à un pain, libre de tous frais, sur quarante.

Deux autres transactions furent passées avec les habitants des Vans, l’une par Martin Félix, prieur en 1448, et l’autre par Claude du Roure, en 1557. Cette dernière porte que le prieur aura droit au quarantième de tout pain cuit vendable, exempt de toute charge autre que celle de le faire prendre chez le boulanger (le petit pain blanc qui ne se pèse pas excepté)… Le prieur et le curé pourront faire cuire le pain nécessaire à leurs maisons respectives sans abus et les autres fourniers devront indemniser celui qui aura cette charge. Il sera permis et loisible aux dits fourniers et à leurs fermiers d’aller prendre chez ledit prieur les repas aux jours convenus suivant la transaction de 1448.

La bulle d’Innocent X, de 1644, nous apprend que le prieuré des Vans possédait un droit de cartelage. Ce droit équivalait au fermage des poids publics et au mesurage des grains. Les vieillards des Vans, comme ceux de Joyeuse, de Largentière et ailleurs, se souviennent fort bien des auges en pierre, dont le fond formait un plan incliné, percées au bas, qui servaient à ce mesurage. Le prieur donnait à un particulier le monopole annuel de ce mesurage ou cartelage public.

Le prieur avait aussi un droit de lod sur les boutiques, de langues de bœufs et autres bêtes à cornes. Il percevait enfin une taxe sur les habitants qui voulaient avoir un appendice en pierre ou en bois (probablement un banc) devant leurs maisons. La dîme était d’un quinzième pour le blé, le vin, le foin et les olives. Elle n’était pas applicable à la laine, aux agneaux, chevaux, poulets, châtaignes, oignons, chanvre ni autres grains.

Les habitants des Vans embrassèrent la Réforme. On prétend que Théodore de Bèze lui-même vint aux Vans et convertit tous les catholiques ; l’Eglise n’avait pas encore condamné les doctrines nouvelles. Quoiqu’il en soit, la lumière, paraît-il, éclata d’une manière soudaine et miraculeuse dans leur cerveau, puisqu’ils se firent tous protestants le même jour, avec leur prieur en tête, ce même Claude du Roure qui figure dans la transaction de 1557. L’ancienne église romane fut alors détruite. La population dansa sur ses ruines, au son du fifre, ayant toujours son prieur en tête. Les débris en furent dispersés et bon nombre de sculptures grimaçantes, encastrées dans les murs des maisons modernes, semblent mises là pour témoigner que, si le fanatisme et la bêtise de l’homme changent parfois de nom et d’objet, le fond en est éternel et inépuisable.

Le prieur apostat, Claude de Roure, n’avait fait que suivre l’exemple de son évêque, Jean de Saint-Gelais, évêque d’Uzès, lequel s’était séparé de l’Eglise dès 1546 avec tous ses chanoines, à l’exception d’un seul. Ce malheureux prélat, qui épousa peu après une abbesse, et fut excommunié par le prévôt de son chapitre, Gabriel Froment, qui avait seul résisté à l’entraînement général, fut déposé en 1570 et on lui accorda, comme fiche de consolation, un moulin sur la fontaine d’Eure, ce qui donna naissance au dicton populaire que d’évêque on devient quelquefois meunier. Il revint du reste au catholicisme avant sa mort qui eut lieu en 1574. On ignore si Claude du Roure, qui l’avait imité dans son apostasie, l’imita dans sa pénitence.

Les protestants dominèrent aux Vans depuis 1564 jusqu’à la prise de Privas. Ils bâtirent un temple sur les débris de l’église. Néanmoins, ils furent maintenus dans l’obéissance au roi par le capitaine Hilaire, le père d’Hilaire de Jovyac dont nous avons parlé dans le Voyage autour de Privas.

M. Marius Tallon a publié dans le Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français (août 1883) une étude sur les origines de l’église protestante des Vans. Il s’attache à démontrer que la conversion des habitants des Vans n’a pas été aussi subite qu’on l’a dit et qu’elle avait été préparée depuis quelques années à passer à la foi nouvelle par l’exemple de « presque tous les nobles des environs », par celui « de toute l’élite intellectuelle de sa population », enfin par l’exemple de son propre évêque, Jean de Saint-Gelais. Pour démontrer cette quasi unanimité des nobles et cette élite intellectuelle, notre compatriote cite une douzaine de noms, mais il est permis de trouver que ce n’est pas là une base suffisante, et il nous semble évident que les passions politiques et les ambitions locales ont joué, aux débuts de la Réforme, un rôle bien autrement important que l’intelligence pure et les convictions religieuses. M. Marius Tallon donne la liste des ministres de l’église réformée des Vans. Nous y voyons que Daniel Chamier fut pasteur aux Vans en 1587 et passa de là à Aubenas.

La nouvelle église des Vans fut bâtie par les soins de Claude du Roure, prieur des Vans, de Gravières, de Naves, des Salelles et de Malons, qui mit le plus grand zèle à réparer les dommages commis dans ces diverses paroisses par les protestants. On raconte qu’en expiation de la faute de son parent et homonyme du siècle précédent Claude du Roure fit abattre le temple protestant juste cent ans après la destruction de l’église, au son des mêmes instruments qui avaient célébré le triomphe de l’hérésie, afin d’élever sur ses ruines la nouvelle église.

L’année suivante (24 juin 1664), Claude du Roure passa un premier prix fait avec six maîtres maçons des Vans pour la construction de l’édifice. L’acte est plein de détails intéressants pour les maçons du pays. La dépense est de quinze cents livres tournois. Le 3 novembre 1668, autre prix fait pour le pavage de l’église et du chœur, la construction d’autels, l’établissement de balustres aux tribunes, les fonts-baptismaux, etc., au prix de six cent soixante livres. D’autres travaux furent adjugés en 1675. Dans l’intervalle, Claude du Roure mourut et les délais apportés par ses héritiers à la continuation des travaux donnèrent lieu à des difficultés judiciaires. Le couvert en pyramide du clocher coûta seize cents livres. Il fut exécuté en 1728-29 par Guibal, architecte d’Alais.

Les boiseries du chœur de l’église des Vans sont très remarquables. Le retable est l’œuvre d’un artiste nommé Tichi, originaire du Gévaudan, dont les Tichi, perruquiers-coiffeurs aux Vans, sont issus. Les stalles viennent de la chapelle de l’ancienne abbaye des Chambons. Ces boiseries, d’un travail très fin, encadrent deux belles statues des apôtres St-Pierre et St-Paul, surmontant deux bas-reliefs qui représentent l’un la pêche miraculeuse, et l’autre la vision du chemin de Damas.

Il est certain que ce dernier sujet n’était nulle part mieux à sa place que dans une ville dont les habitants, après s’être convertis tous au protestantisme le même jour, paraissent être revenus tout aussi rondement à la religion de leurs pères. Peut-être l’artiste malin avait-il prévu que deux siècles plus tard les fils des catholiques et des protestants du XVIe siècle se convertiraient non moins brusquement et non moins spontanément au culte de la Raison, ou du moins y prendaient un certain plaisir, ainsi que nous l’apprend M. Marius Tallon, qui a tracé complaisamment, dans une feuille locale, le tableau de la procession jacobine et des quatre déesses en jupons qui y étalaient leurs grâces. Qui sait encore si ce diable d’artiste, qui décidément était sorcier, n’avait pas aperçu dans un lointain avenir la nouvelle vision du chemin de Damas réservée à la future génération des Vans qu’on a vue aussi royaliste avant 1870 que républicaine au lendemain du 4 Septembre ? Il est vrai que ce miracle ne s’est pas produit seulement aux Vans. J’en conclus que, s’il n’y a pas pour les peuples de vision de Damas, il y a dans la mobilité de leurs sentiments et de leurs impressions une sorte de grâce d’état qui en tient lieu, puisqu’on les voit opérer du jour au lendemain des changements de conduite et d’opinion qui, chez un philosophe, exigeraient des années d’études et de méditations.

Il existe au ministère de la guerre à Paris (voir les archives des places abandonnées) un plan des Vans en 1687. Les armes de la ville des Vans étaient d’azur au soleil d’or.

L’extrait suivant d’une note de la Collection du Languedoc donne la physionomie des Vans au milieu du siècle dernier :

« A quelques pas de la porte de la Grande-Fontaine, sort de terre une très belle fontaine, qui traverse toute la ville, y fait même tourner un moulin et passe devant l’église. Une autre fontaine arrose aussi une partie de la ville et coule le long de la place qui est fort grande et très belle et où se tiennent tous les samedis des marchés considérables, et dans le cours de l’année deux grandes foires, l’une le jour de la fête de St-Privat, le 22 août, et l’autre le jour de St-Thomas, le 21 décembre. On prétend qu’il y a dans cette ville trois cent cinquante maisons dont plusieurs contiennent plus d’une famille. L’église paroissiale est belle et a un beau clocher. Dehors la ville et auprès de la porte de l’Auche est un hôpital avec une chapelle où l’on dit la messe tous les lundis ».

La chapelle de l’hôpital extra muros, près de la porte de l’Auche, existe encore, mais transformée en étable. Cette chapelle fut fondée et dotée, le 2 octobre 1660, par Jean Chabaud, de Brahic, lequel était un frère de Joachim Chabaud, seigneur de Bournet, de Grospierres (famille des de Bournet actuels), dont la fille, Jeanne Chabaud de Bournet, épousa Henri de Sorbière, fils unique du fameux Samuel Sorbière. Les registres de Mourgues, notaire, contiennent un acte du 1er mars 1666 relatif à cette chapelle. On y voit que la dotation était de huit livres, que la construction en avait coûté deux cents et que le recteur de la chapelle était tenu d’y dire la messe tous les lundis.

La chapelle en question est située juste en face de la porte principale du couvent des religieuses de St-Joseph, et, comme l’hôpital des Vans abrita les premières religieuses qui se groupèrent autour de Mme Castanier, la première fondatrice de l’œuvre, il est évident que le petit sanctuaire de Notre-Dame de l’hôpital vit aussi les premiers exercices de piété de la communauté naissante. Ce souvenir ne mériterait-il pas qu’il fût relevé de l’état d’abaissement où il est aujourd’hui ?


L’un des premiers établissements des Frères des Ecoles chrétiennes fondés dans le Midi de la France du vivant même du vénérable fondateur, l’abbé J. B. de la Salle, fut celui des Vans. L’abbé de la Salle le visita au printemps de 1712. Ses biographes racontent qu’il alla d’Uzès aux Vans en passant par Gravières, où le prieur, Pierre Meynier, le reçut avec respect et vénération et voulut lui-même lui servir la messe en surplis. Des Vans, l’abbé de la Salle se rendit à Mende. Il revint ensuite à Uzès en passant encore par les Vans. Son portrait, qui se trouvait autrefois à l’Institut des Frères des Vans, a été récemment découvert par l’abbé Canaud dans le galetas d’une maison des Vans et se trouve actuellement au presbytère de Gravières où nous l’avons vu. En le plaçant dans un certain jour, on distingue l’inscription suivante en lettres majuscules tracées sur la peinture même :

LE PORTRAIT DE JEAN BAPTISTE DE LA SALLE PRÊTRE EN THÉOLOGIE ANCIEN CHANOINE DE N. D. DE REIMS E..F….D…. D.. ÉCOLES CHRÉTIENNES.

Les mots effacés signifient évidemment et fondateur directeur des… Ce portrait doit être placé dans la sacristie de Gravières, mais, après la canonisation de l’abbé de la Salle, il sera placé dans l’église même au-dessus de la plaque commémorative de la messe qu’y a célébrée ce saint homme en 1712.

Le prieur de Gravières, Pierre Meynier, contribua puissamment à l’organisation de l’établissement des Frères des Vans, mais un autre saint personnage, l’abbé Scipion Vincent de St-Jean d’Elze du Roure, y contribua encore plus, car il donna tous ses biens pour cette fondation. L’abbé Scipion habitait le château que sa famille possédait dans la paroisse de Brahic. Son testament se trouve dans les registres des délibérations de la mairie des Vans et aussi dans les archives de Gravières. Le Dictionnaire Moreri en parle en ces termes :

« Scipion, dit l’abbé de St-Jean du Roure, dont l’humanité et le détachement de ce monde lui ayant fait refuser des bénéfices qui lui étaient offerts, a toujours vécu dans les exercices d’une piété édifiante, et en même temps la plus pénitente, ayant été trouvé après sa mort revêtu de la haire et du cilice qu’il avait toujours portés depuis plus de vingt ans qu’il était engagé dans l’état ecclésiastique. Son zèle, enfin, pour l’instruction de la jeunesse lui fit donner tous ses biens pour fonder les écoles chrétiennes de la ville des Vans, voulant par son testament que, si cette fondation ne pouvait pas réussir, son bien allât à l’hôpital général à Lyon (2) ».

Les Frères des Vans n’en ont pas moins rencontré, autrefois comme aujourd’hui, des pierres sur leur chemin. En 1720, un pétition, dirigée contre eux, fut adressée par les nouveaux convertis à l’Intendant de la province. Le Frère Philippe, directeur, se défendit par une contre-requête admirable de vigueur et de raison. Toutes les mentions qui en sont faites depuis lors dans les délibérations du conseil municipal des Vans témoignent de l’estime et des sympathies qu’ils avaient su acquérir dans le pays. Nous voyons par une délibération du 1er décembre 1787 qu’ils avaient alors un revenu de cinq cents livres : deux cent quatre-vingt-dix payés par la ville et deux cent dix provenant de la rente annuelle léguée par l’abbé de St-Jean d’Elze. Le conseil municipal des Vans leur vota ce jour-là une augmentation annuelle de cent livres.

Les Frères des Vans purent continuer leur enseignement pendant une partie de la Révolution. Le jour même où on massacrait sur la place de Grave les prêtres arrêtés, les Frères faisaient paisiblement leur classe. Le massacre, en effet, est du 14 juillet 1792. L’établissement des Frères fut fermé le 5 novembre suivant. Cette mesure ne fut prise qu’à la dernière extrémité, sous les tristes influences du moment, et fut exécutée avec tous les ménagements possibles.

Mon ami Barbe paraît confondu en apprenant que, même au plus fort de la Terreur, on appréciait mieux que beaucoup de gens ne le font aujourd’hui les services rendus par les Frères de la Doctrine chrétienne. Il me supplie de laisser de côté toute comparaison désobligeante pour nos laïcisateurs modernes. Je me rends d’autant plus aisément à sa prière que les faits parlent d’eux-mêmes et que tout commentaire ne pourrait qu’en affaiblir l’éloquence.


Le temps était très beau ce soir-là, et nous fîmes après dîner une longue promenade avec Barbe et deux ou trois républicains de ses amis. L’un d’eux nous raconta une charmante idylle d’avant la Révolution. Il y avait alors une garnison aux Vans. Un jour, trois officiers, se promenant dans la ville, aperçurent trois jeunes filles dont la beauté les frappa. Par une sorte de gageure, ils résolurent de les épouser, et le plus singulier – ce qui sort tout-à-fait des mœurs de notre siècle d’argent – ils firent comme ils avaient dit. Or, l’un des trois n’était autre que le père de Charette, le fameux général vendéen.

On peut lire, en effet, ceci dans les registres curiaux à la mairie des Vans :

« 13 janvier 1750, mariage par Chalmeton, curé des Vans, de noble Louis-Michel de Charette, lieutenant au régiment de Bressac, âgé d’environ trente ans, originaire de la paroisse de St-Vincent-de-Nantes, domicilié aux Vans, avec noble demoiselle Marie-Anne de la Garde de Montjeu, âgée d’environ dix-huit ans ».

Marie-Anne était fille de noble Jacques-Joseph de la Garde de Malbos, sieur de Montjeu, et de dame Jeanne du Faget de Ponsonnen. Le contrat de mariage se trouve dans les actes du notaire Martin, des Salelles, à la date du 3 janvier. On y voit figurer Escalier de la Devèze, cousin germain de la mariée et bisaïeul de M. Escalier de la Devèze, l’ex-conseiller à la cour de Nîmes.

Mme de Charette eut trois enfants :

François Athanase, décédé sans postérité le 15 mars 1796 ;

Marie, décédée à Nantes ;

Louis-Marie de Charette, né à Coussé le 21 avril 1763, fusillé à Nantes le 19 mars 1796 (c’est le général vendéen).

Ce dernier avait épousé le 23 novembre 1790 Jeanne Loysel dont il eut :

Ludovic, décédé sans enfants en 1814 ;

Charles Athanase, né à Nantes le 24 nivôse an IV, décédé à Coussé le 15 mars 1848.

Il avait épousé Louise Charlotte-Marie, comtesse de Vierzon, une des deux filles que le duc de Berry avait eu de son union avec une Anglaise et qui, après sa mort, furent mariées par la duchesse de Berry, sa veuve. Charles Athanase de Charette, colonel de cavalerie sous la Restauration, suivit la duchesse de Berry dans son expédition en France en 1833 et fut mêlé aux événements de l’époque. On trouve de lui divers actes de quittance dans les minutes de Me Baissac, notaire aux Vans, relatif à des arrérages de pensions provenant de son aïeul de la Garde de Malbos Montjeu.

Notons ici que la noble famille de la Garde de Malbos Montjeu est encore représentée aux Vans par une parenté des plus honorables : celle des Escalier de la Devèze et celle des du Faget de Casteljau. M. de la Devèze, l’ex-conseiller à Nîmes, possède le Livre de raison de Jacques Joseph, le père de Mme de Charette.


Un autre de nos compagnons raconta que la fête du 14 juillet avait été célébrée cette année aux Vans avec une solennité toute particulière. – On avait décoré la place de Grave qui fut toute la nuit le théâtre de jeux, danses et festins.

– Cela fait honneur, dis-je, au tact des organisateurs de la fête et à la philosophie de la population toute entière, car c’est sur cette même place, et à pareille date, qu’eurent lieu en 1792 les horribles massacres dont la ville des Vans n’a guère le droit de s’enorgueillir.

Or, puisque ses édiles oublient si aisément le passé, nous nous permettrons de leur rappeler les faits suivants :

Le 12 juillet 1792, la populace des Vans massacra : le comte de Saillans avec un de ses domestiques ; l’abbé Boissin, du Puech (Chambonas) ; l’abbé Pradon, curé de Banne, et Nadal, de Banne, ancien carabinier ;

Le lendemain 13 juillet, ce fut le tour de Jean-Pierre Terron, entreposeur des tabacs et d’Etienne Rivière, dit Dragon, cordonnier.

Enfin, le 14 juillet, eut lieu le troisième et le plus terrible massacre. Les victimes furent :

Victor-Pierre Lejeune, d’Orléans, directeur du grand séminaire de St-Charles, à Avignon ;

Claude Bravards, d’Arlenc (Puy-de-Dôme), sulpicien, supérieur du même séminaire ;

Jean Laurent Drome, de Vers, district d’Uzès, vicaire de St-Victor-la-Coste ;

Michel Faure, de St-Martial (Ardèche), curé de Mons, district d’Alais ;

Henri-Claude Clémenceau de la Bouillerie, de Rennes, curé de la cathédrale de Nîmes ;

Jacques Montagnon, de Genolhac, curé de Valabri ;

Jean Bonijol, de Nîmes, chanoine d’Uzès ;

Victor Nadal, de Banne, curé d’Apailhargues, district d’Uzès, frère du carabinier massacré le 12;

Jean Mathieu Novi, des Vans, vicaire d’Auzac.

En tout neuf prêtres. Les sept premiers avaient été arrêtés, le 9, à Naves et conduits aux Vans, où ils restèrent en prison à l’hôtel-de-ville jusqu’au jour du massacre. L’abbé Nadal avait été arrêté sur le territoire de Banne et l’abbé Novi dans le presbytère des Vans.

Barbe invoqua les circonstances atténuantes pour les assassins et pour les autorités qui ne surent ou ne voulurent les empêcher. Il rappela que l’affaire se passait au lendemain du camp de Jalès et de l’incident du château de Banne, et soutint que la surexcitation politique, poussée au paroxysme par ces événements, rendait en quelque sorte irresponsables les auteurs du crime. Il chercha aussi à démontrer que la marche progressive de l’humanité, pour être sujette à de tristes remous, n’en était pas moins réelle et qu’on n’avait pas à redouter le retour des tristes scènes de la Révolution.

– Hélas ! lui répondis-je, de même qu’en grattant le Russe on trouve le Tartare, soyez sûr qu’en grattant l’homme, on trouvera toujours la bête féroce. Platon, du reste, l’avait observé, il y a bien des siècles, et les événements de l’histoire sont loin de lui avoir donné un démenti. Cela prouve au moins, ami Barbe, qu’il ne faut gratter personne, pas plus les Russes que les Français, ce qui veut dire que ce n’est jamais impunément qu’on enivre la masse d’idées fausses et dangereuses, et qu’on excite les instincts grossiers et sanguinaires qui sont malheureusement au fond de la nature humaine.

La place de Grave tire son nom des graviers que le Bourdaric non canalisé lui apportait en abondance à chacun de ses débordements. Depuis lors, le torrent a été mis à la raison et se contente de grogner, dans ses jours de colère, sous la voûte où ses flots roulent prisonniers. La place du massacre a donc disparu, en réalité, sous le terrain exhaussé qui forme la place moderne. Il est fâcheux qu’on ne puisse pas aussi bien canaliser les passions brutales et exhausser les âmes. L’expérience nous apprend qu’il y a bien un moyen cependant pour cela, mais c’est justement celui dont nos prétendus progressistes ne veulent pas, et tandis que l’exemple des peuples les plus puissants et les plus prospères, qui sont aussi les plus religieux, comme l’Angleterre et les Etats-Unis, semble fait exprès pour révéler aux plus aveugles le secret de la grandeur des nations, notre folie politique semble providentiellement destinée à faire la contre-épreuve et à prouver une fois de plus que, sans religion et sans esprit de conduite, les peuples les plus heureusement dotés sont condamnés à une décadence irrémédiable.

L’âme de la conspiration royaliste du Midi en 1792 était un prêtre d’Orange nommé Claude Allier, prieur de Chambonas. Claude Allier était en correspondance suivie avec les princes réfugiés à Coblentz, et c’est son propre frère, Dominique Allier, qualifié dans le rapport officiel fait à la Convention « d’homme audacieux et féroce, tour à tour soldat et contrebandier », qui était le porteur ordinaire des messages échangés entre Coblentz et les chefs royalistes du Vivarais et des provinces voisines. Dominique Allier participa aussi à la tentative du comte Lamothe et du marquis de Surville et fut guillotiné à Lyon en 1798. Son frère avait été exécuté cinq ans auparavant à Mende, le 5 septembre 1793 (3).

Claude Allier était un homme d’un caractère fortement trempé et d’une intelligence supérieure. Son plan d’insurrection du Gard et du Bas-Vivarais dont les forces réunies devaient marcher sur Lyon, par Mende et le Puy, en recrutant sur leur passage les nombreux éléments contre-révolutionnaires de ces contrées, pour de là donner la main à la Vendée, était habilement conçu et peut-être représentait-il tout ce qui pouvait être tenté humainement pour arrêter le torrent révolutionnaire. Mais il est trop évident pour nous, qui voyons mieux la réalité que ne pouvait la voir le prieur de Chambonas, que le courant créé par les fautes accumulées de la royauté et du peuple français était invincible ou du moins ne pouvait être vaincu que par l’immensité même de ses dévastations. Claude Allier croyait de bonne foi servir le bien du pays en défendant la religion et la monarchie, et la preuve qu’il n’avait pas tout-à-fait tort, c’est qu’on a été obligé d’y revenir, mais on comprend aussi fort bien l’appui donné à la Révolution par la masse de la nation irritée des abus séculaires de l’ancien régime. Ah ! si, de part et d’autre, on eût été raisonnable ; si la cour eût saisi parfaitement la mesure des concessions à faire, et le peuple celle des exigences à ne pas dépasser ; – si les chefs du mouvement se fussent bornés à l’extirpation des abus cléricaux, sans s’attaquer à la religion elle-même, que de crimes eussent été évités, que de sang eût été épargné ! mais les hommes ne sont pas des êtres parfaitement raisonnables – en politique surtout – et, en les voyant rivaliser constamment de sottise et d’aveuglement, on ne comprendrait guère que le progrès résultât du gâchis qu’ils opèrent, si l’on oubliait qu’il existe une puissance supérieure qui sait faire sortir le bien du mal, comme elle sait faire succéder le jour à la nuit, le printemps à l’hiver et les plus beaux jours aux plus sombres tempêtes.

En d’autres termes – et c’est toujours là qu’il faut en revenir – l’homme s’agite et Dieu le mène. Les fédérés de Jalès et les gardes nationaux de la fin du siècle dernier, les blancs et les bleus, le reconnaissent certainement aujourd’hui dans l’autre monde, et il est vraiment fâcheux qu’ils ne puissent pas venir donner quelques conseils à leurs descendants. Il est vrai qu’il n’y aurait pas grand mérite alors à être sage. Notre lot dans ce monde est de patauger, de chercher la vérité et de ne la dénicher que rarement. Voilà pourquoi il ne faut ni s’étonner ni s’indigner outre mesure des folies modernes. Voilà aussi pourquoi le vrai philosophe a plus de compassion que de blâme pour tous les braves gens qui ont soutenu ou combattu la Révolution, et si, pour notre part, nous sympathisons un peu plus avec Claude Allier qu’avec beaucoup d’autres, c’est d’abord parce qu’il a été victime et non bourreau ; c’est ensuite parce que la plupart des écrivains qui se sont occupés des événements de Jalès ont, peut-être à leur insu, manqué d’équité à l’égard des conspirateurs royalistes. Nous ne prétendons pas que Claude Allier ait fait preuve d’une clairvoyance extraordinaire, mais nous trouvons beaucoup plus honorable pour sa mémoire d’avoir rempli consciencieusement le rôle qui lui était dévolu par son éducation et par ses idées que s’il avait figuré, par exemple, parmi les massacreurs de Joyeuse ou des Vans.

Je me rappelle une autre soirée passée aux Vans vers 1849 – c’est presque une histoire antédiluvienne – avec un peintre et un brave garçon qui était venu s’installer dans le pays et y fabriquait des formes de souliers. On l’appelait Gaillard. C’était un véritable ouvrier, puisqu’il faisait des formes, mais c’était aussi un homme intelligent et instruit, s’occupant d’art et de magnétisme autant que de politique. Son socialisme était raisonnable et son républicanisme désintéressé, puisqu’il refusa, aux élections de 1849, de se laisser porter sur la liste des candidats républicains qui furent tous élus. Le trait est si rare qu’il mérite de passer à la postérité. J’ai revu Gaillard à Turin en 1857, exerçant son métier de formier dans une petite boutique de la via Santa Teresa. Peut-être est-il mort depuis. Je suppose que, s’il revenait aux Vans, il serait quelque peu désappointé de ne plus trouver personne pour causer d’art ou de magnétisme, et qu’il considérerait comme profondément ennuyeuses les discussions entre Barrotistes et Vaschaldistes qu’il lui faudrait subir. Car il y a deux grands partis aux Vans, dont l’un tient pour l’ex-conseiller général et l’autre pour le député ; tous ces braves gens se croient plus républicains les uns que les autres, et aucun ne se doute que la première condition pour être républicain, c’est de n’être inféodé à personne. Le chef de l’un des deux partis, M. Odilon Barrot, un neveu du grand orateur, ne mérite cependant pas d’être confondu avec le vulgum pecus, ne fût-ce qu’à cause de la part qu’il a prise à la fondation de la Société archéologique des Vans. Il a, de plus, fait l’acquisition du terrain du Mas-Dieu à Gravières, où sont les substructions romaines dont nous parlerons plus loin, et cela doit lui faire pardonner bien des fantaisies politiques. Si M. Odilon Barrot qui, me dit-on, est un homme d’esprit, voulait méditer l’exemple de l’ouvrier Gaillard ; s’il avait le bon esprit et la force d’âme d’envoyer promener le suffrage universel et de concentrer son activité dans l’étude, il serait étonné lui-même de l’allègement qui se produirait sur ses épaules ; il se sentirait réellement libre, ce qui est juste l’antipode de la destinée de tout candidat, et il pourrait alors reconnaître et publier sur les toits, comme je le fais ici, que tous ceux qui cherchent la liberté dans les formes gouvernementales, au lieu de la chercher en eux-mêmes, sont des imbéciles et méritent bien les déceptions qu’ils rencontrent et qui ne sont pas finies. Que si mes conseils déplaisent à M. Barrot, je le prie simplement de les tenir pour non avenus, et je monte, non au Capitole – où je risquerais d’éveiller les oies –, mais simplement à Naves, où il n’y a que des dindons et où mon ami Barbe a commandé le plus gros de tous à la meilleure auberge du village.

  1. Le pain sédat est celui qui est fait avec du seigle, mais passé au tamis de soie, d’où son nom de sédat – soie en patois se dit sède. – Le tamis en soie retient tout le son. Le pain sédat de Villefort était autrefois renommé. On appelle pain dans son tout celui où l’on laisse non seulement la farine mais aussi le son.
  2. Dictionnaire de Moreri – Généalogie de Grimoard de Beauvoir du Roure.
  3. Un autre frère, Charles, attaché à l’intendant de Jalès (Perruchon) était allé, après l’échec de Saillans, rejoindre les royalistes de Lyon, où il fut pris et exécuté.