Voyage dans le midi de l’Ardèche

Docteur Francus

- Albin Mazon -

VI

Le notaire Pélican

Un village mouvant. – La baoumo bostido. – Le dindon rôti. – Le pariage de Naves. – Les succès d’un conférencier. – Le bassin de Chassezac. – Une excursion d’autrefois. – Une rencontre fantastique. – Une vente de propriété. – Les droits d’enregistrement. – La folie humaine. – Le Coudoulas. – La chapelle de quartz. – Comment Pélican alluma son cigare.

Naves est à deux kilomètres des Vans ; de son ancien château (castrum de Navis) il ne reste plus qu’une tour carrée fort lézardée, la citerne et quelques pans de vieux murs envahis par les lierres ; le village a perdu jusqu’aux derniers vestiges de ses fortifications, et sa petite église romane n’a rien de remarquable : voilà ce qu’on dit aux Vans à tous les touristes qui s’informent de Naves et voilà sans doute ce qui en a empêché bon nombre de faire cette intéressante excursion. On a tort. Naves est, après le bois de Païolive, le site le plus intéressant de la contrée.

Si l’on monte un peu au-dessus de Naves, dans la direction du nord-ouest, on se trouve en présence d’immenses crevasses et convulsions de terrain, résultat des écroulements de la montagne. Le spectacle est grandiose et mérite à lui seul l’excursion de Naves. La montagne, en s’en allant par morceaux, a formé des espèces de mamelons, et c’est sur un de ces mamelons glissants que le village s’est installé.

Cet écroulement de la montagne est d’autant plus singulier que, si l’on considère le point d’où les morceaux se sont détachés, on n’aperçoit que des couches calcaires parfaitement horizontales, d’une largeur uniforme et qui, coupées à pic par les travaux des carriers, font l’effet d’une maçonnerie. On peut supposer que ces couches se sont formées sur les versants argileux d’un ancien lac éventré plus tard vers les Vans, et c’est sans doute l’infiltration des eaux de pluie qui donne parfois à ce plan incliné une mobilité dangereuse.

Quoi qu’il en soit de la cause, ses effets désastreux ne sont malheureusement que trop certains. Au Xe siècle et à d’autres époques, notamment en 1827, on a eu à déplorer à Naves de véritables catastrophes occasionnées par le glissement du terrain. En 1827, la secousse fut violente et brusque au point de faire crouler bon nombre de maisons. Il est probable, du reste, que ce fut là un accident dans le cours d’un phénomène géologique plus général et qu’avant la catastrophe le château, le village et les habitants avaient longtemps glissé d’une manière insensible et sans s’en douter avec la masse du terrain. Ne serait-ce pas cette traversée d’un nouveau genre qui aurait fait donner au village le nom de Navis ? Notons ici qu’un quartier de la commune porte le nom de Poppio (poupe ?).

L’église de Naves a subi un peu le sort du couteau de Jeannot. C’est une antiquité, comme l’indique le mur du nord, mais tellement remaniée qu’il n’en reste presque plus rien, et cependant c’est toujours la vieille église de Naves. On dit qu’elle a été en partie détruite par les protestants à l’époque des guerres religieuses.

Le ruisseau de Bourdaric, qui passe aux Vans, prend sa source à Naves dans deux petites vallées qui s’ouvrent à gauche et à droite du château. Si l’on veut les visiter, on est bientôt obligé de revenir sur ses pas, car on se trouve arrêté par un barrage de même hauteur que les collines latérales. Ce sont deux culs-de-sac, au bout desquels, en temps de pluie, on peut admirer deux splendides cascades et qui, en temps de sécheresse, font l’effet d’immenses cirques munis des gradins en fer à cheval d’un théâtre antique. Le plus remarquable des deux cirques, par son élévation comme par la régularité de ses gradins, est celui du nord-ouest où l’on peut arriver en voiture par la nouvelle route des Vans à Naves.

En face du château de Naves, sur la rive opposée de Bourdaric, on aperçoit la grotte de Peyrache plus connue sous le nom de baoumo bostido, à cause des murs qui en défendent l’accès. L’entrée de cette grotte s’ouvre à une hauteur vertigineuse, au milieu de roches calcaires semblables à celles de Païolive. On y arrive par des sentiers étroits et dissimulés, si toutefois on peut donner ce nom à des passages que fréquentent seulement les renards et où l’on ne peut se diriger sans un guide, et surtout sans s’accrocher fortement à chaque instant aux branches et aux broussailles pour ne pas rouler au fond du précipice. C’est là certainement un des lieux de refuge les plus sûrs qui existent dans nos pays, et l’on comprend qu’il ait eu constamment des habitués aux époques troublées de notre histoire. Les constructions crénelées qui y furent jadis élevées sont encore parfaitement intactes. Même de nos jours, il serait difficile d’en déloger cinq à six hommes déterminés qui seraient abondamment pourvus d’eau, de vivres et de munitions.

Le nom de grotte des protestants que porte aussi cette grotte indique la catégorie de réfugiés auxquels elle a servi le plus longtemps. Le mur qui en défend l’accès paraît être leur ouvrage. Beaucoup de prêtres proscrits ont enfin cherché là un asile pendant la Révolution, et ceux qui furent massacrés sur la place des Vans y avaient passé de longues journées avant le jour où ils furent arrêtés dans l’église de Naves.

C’est dans cet endroit que, sans égard pour tant de souvenirs historiques, Barbe avait voulu que fût mangé le dindon. La pauvre bête fut rôtie dans la grotte même, et, grâce à la course, au bon air et à l’étrangeté du site, encore plus qu’à sa valeur intrinsèque, chacun la trouva excellente. Elle fut, d’ailleurs, arrosée d’un fort bon vin que produisait autrefois le pays et, la gaîté suppléant à l’absence de confortable, on félicita Barbe d’avoir préféré cette salle à manger à celle de l’auberge. Malheureusement, la grotte étant dépourvue de fontaine, tout le monde fut obligé de boire du vin pur et il me semble que, la chaleur aidant, le jus de la treille avait un peu échauffé Barbe et ses amis des Vans. Je vis le moment où ils allaient chanter la Marseillaise, ce qui aurait détruit toute la poésie de la situation et courait le risque de nous faire prendre pour de vulgaires ivrognes.

Pour conjurer l’orage, je rassemblai mes souvenirs et commençai une petite conférence sur Naves, dont la grotte où nous étions fut sans doute le berceau préhistorique, et qu’on peut considérer comme le grand aïeul de la contrée, puisqu’il était autrefois le siège d’un mandement qui comprenait les Vans, Brahic, Gravières, les Salelles, Malons et Chambonas. Les Vans ont bien pu le détrôner, mais ils n’ont pu détruire son passé. Le fait le plus important de son histoire est un pariage de ses seigneurs avec le Roi, c’est-à-dire l’introduction du pouvoir royal dans la justice seigneuriale de la contrée. On sait qu’une fois la justice royale introduite dans un pays, le peuple s’adressait à elle de préférence pour trouver une protection efficace contre la tyrannie des seigneurs. C’est ainsi que le pariage de l’abbé de Mazan avec saint Louis et l’institution d’un juge royal à Villeneuve-de-Berg furent, pour le Vivarais, une émancipation comparable à la Révolution de 1789.

Le pariage de Naves est de 1273. Les contractants furent nobles Regourdan de Naves et Jaucelin de Naves, sieurs de Châteauvieux, et Bertrand de Payre, damoiseau, lesquels mirent le Roi en pariage pour un quint en la juridiction et autres droits seigneuriaux du mandement de Naves. Il fut convenu que le roi et lesdits seigneurs choisiraient le bayle chargé de rendre la justice. Mais, pour prévenir toutes difficultés « à cause de la multiplicité des seigneurs qui pourroient survenir audit mandement par moyen de diverses ventes et aliénations qui pourroient estre faictes par les dicts conseigneurs – à raison de quoy chacun d’yceulx vouldroit avoir sa voix et nomination – et le moindre d’yceulx présupposer avoir aultant de faict que le plus grand – auroyent par ce mesme contract accordé que où et quant l’ung des dicts conseigneurs ou les leurs à l’advenir viendront à vendre sa portion, le Roy ne pourroyt prendre icelle pour lui tout seul mais seulement à proportion de son cinquain avec les autres conseigneurs – et où et quant l’ung d’yceulx voudroyt renoncer à lad. acquisition, en ce cas seroyt permys aux aultres de l’acquérir – et en refus de tous, le Roy la pourroyt prendre et retenir pour luy seul – lequel pacte n’estant que pour empescher la pluralité des seigneurs au dict mandement… »

Nous voyons figurer, dans un acte du notaire Guillaume Pierre, de 1405, comme coseigneurs du mandement de Naves : Jaucelin de Naves, chevalier ; Aymeric de Naves, coseigneur de Laurac, damoiseau ; Guiraud de Sampzon, damoiseau ; Garin de Naves, damoiseau, agissant au nom de son père, Pierre de Naves ; Guigon, seigneur et parier du château de Naves, agissant au nom de noble Gilbert de Pierre ; Pierre et Raymond de Châteauvieux, damoiseaux et pariers dudit château et mandement. Il s’agit d’un accord et échange relatifs à certains droits seigneuriaux, passé avec religieux homme, messire Pierre Regis, maire de Saint-Gilles, prieur des Vans (1).

Le pariage de Naves est curieux au point de vue de la division à l’infini qu’éprouvèrent les droits juridictionnels des coseigneurs. Il résulte d’un document écrit en 1616 par Claude de Compaing, bailli du mandement de Naves, qu’à cette époque :

1° La part de Jaucelin de Naves, seigneur de Châteauvieux, était subdivisée entre quatre fractions, l’une aux la Garde de Malbos (Gravières) qui prétendaient au quart d’un seizain, ce qui faisait un soixante-quatrième ; l’autre à Pierre Robert, sieur de Châteauvieux ; la troisième à Jacques de Montjeu, seigneur de Chassagnes, et la quatrième au comte du Roure ;

2° La part du sieur de Payre était échue à noble Pierre de la Garde, seigneur de Chambonas ;

3° La part de Regourdan de Naves, après avoir été très subdivisée, avait fini par se réunir pour plus de la moitié entre les mains des Mirandol de Naves. En 1664, l’héroïne de M. Vedel, la fameuse Jacqueline de la Borie, héritière des droits des Mirandol, les revendit à son second mari, le comte du Roure.

En 1721, le roi céda, de son côté, son cinquième au duc d’Uzès, en échange de sa terre de Lévi, située près du parc de Versailles (2). Les terres du domaine d’Uzès cédées alors par le roi comprenaient, pour le Vivarais, non-seulement le mandement ou terroir de Naves, mais Chassagnes, Banne, Salces, Touls et Chansonnaresse, fiefs situés entre Berrias et Casteljau.

Dans un autre dénombrement de terres ressortant de la justice du duc d’Uzès, cité par Ménard à la date de 1740, nous voyons figurer, outre les terres ci-dessus indiquées : La Bastide-de-Virac, la Beaume, Berrias, Chandolas, Grospierres, Malbosc, Pazanan, Salavas et Vagnas.

De 1737 à 1742, Scipion Joseph de la Garde de Chambonas, le même qui fit restaurer le château et le parc de Chambonas, sur les plans de Lenôtre, acquit successivement presque toutes les parts qui avaient fait l’objet du pariage de 1273. Elles lui furent cédées par François du Faget, sieur de Vernés (3), Louis d’Isard de Montjeu, le comte du Roure, la baronne Louise de Beauvoir du Roure, héritière de la branche d’Elze, et enfin le comte Emmanuel de Crussol, duc d’Uzès, qui se défit à son tour du cinquième que lui avait vendu le Roi. Quelques portions minimes de ces droits juridictionnels restèrent seuls entre les mains des la Garde de Malbos, des sieurs de Faget du Vernés et de la Saumès, coseigneurs de Casteljau, et enfin du baron d’Agrain des Hubas, que nous voyons tous, à ce titre, jusqu’en 1789, dans des reconnaissances féodales, prendre le titre de coseigneur du mandement de Naves.

Il résulte d’une délibération de la communauté de Naves, datée du 25 juillet 1771, que les gens de Naves avaient l’habitude, de temps immémorial, de faire un petit tonneau de muscat pur ou mêlé avec du vin blanc, sur lequel ils ne payaient pas la dîme. Malgré cela, les prieurs de Naves et de Chambonas, qui percevaient la dîme, firent assigner devant le sénéchal de Nîmes trois habitants de Naves qui avaient profité de ce vieil usage. La communauté de Naves prit fait et cause pour eux dans le procès. Elle demanda, en outre, que les décimateurs fussent tenus de prendre la dîme sur les terres et vignes, au moment des récoltes, pour ne pas obliger les habitants au transport et au logement de la dîme dans leurs maisons. Le Bas-Vivarais du 13 avril 1872, qui signale cet incident, explique qu’en vertu d’une ancienne tradition le vin muscat pur était exempt de la dîme, parce que les vignerons de Naves en faisaient assez communément don aux prieurs pour qu’il servît à la messe les jours de fête. Plus tard, les vignerons s’avisèrent de passer du vin blanc commun sur la grappe du muscat pour avoir du muscat à leur propre usage. Cette pratique se serait généralisée et propagée au point que les prieurs s’alarmèrent devant l’augmentation du muscat et la diminudion du blanc ordinaire, ce qui donna lieu au procès dont il s’agit et dont nous ignorons l’issue.

Je m’arrêtai, car je m’aperçus que Barbe et les autres convives s’étaient endormis. Un peu froissé dans mon amour-propre de conférencier, et désireux de gagner du temps, je les quittai sans bruit, en laissant à Barbe un billet où je lui donnai rendez-vous à Gravières.


La route des Vans à Villefort, qui laisse à gauche la vallée de Naves, s’élève hardiment sur la montagne de Barre, dont les roches schisteuses, qui revêtent sous certain jour une teinte rouge-violette, sont çà et là striées de vert par une maigre végétation. A deux kilomètres des Vans, s’ouvre à droite le chemin de Gravières. Je m’arrêtai un moment à cet endroit, qu’on appelle la Croix du Pradal, tant dans l’espoir de voir arriver Barbe que pour admirer le magnifique spectacle que présente le bassin de Chassezac. La belle église des Salelles se prélasse, comme un berger au repos, sur les hautes falaises de la presqu’île que forme en cet endroit la rivière, dont les eaux, accrues par une pluie récente, roulent sonores à travers les galets de schiste et de granit. Au delà trône Gravières au milieu d’une riante forêt de châtaigniers, avec le joli plateau du château de la Tour, à sa droite, les lointains vaporeux de Thines et de Malarce à sa gauche. L’horizon est fermé au nord par le contrefort montagneux sur lequel court la route des Vans à Payre et par la ligne du Tanargue qui complète de ce côté l’immense amphithéâtre semi-circulaire du Bas-Vivarais.

La route des Vans à Villefort, appelée autrefois la route à travers Barre, reproduit en partie l’ancienne voie romaine dont l’existence est démontrée non-seulement par les nécessités topographiques, mais encore par certaines appellations locales. Les cartes du XVIIe siècle donnent le nom de l’Estrade à un endroit placé sur le passage de la voie du côté de Naves. D’autre part, une foule de vieilles chartes et surtout de reconnaissances féodales, en désignant les propriétés limitrophes, disent qu’elles confrontent avec l’Estrade ou cum strata publica ou encore avec le chemin ferrat ou l’estrade ferrade. Ces deux dernières dénominations servent encore à désigner la partie de ce chemin existant sur le territoire de Naves qui a été abandonnée par suite des rectifications modernes.

Si, comme l’a prétendu M. de Chapelain au congrès scientifique du Puy en 1855, Jules César, allant surprendre Vercingétorix, a remonté la vallée de Chassezac et franchi les Cévennes près de Villefort, c’est par la route à travers Barre qu’a dû nécessairement passer le gros des légions romaines, tandis que l’autre partie prenait sans doute l’autre voie romaine dont Payre et Saint-Laurent-les-Bains étaient les principaux jalons. La route à travers Barre, à rampes très irrégulières et très raides, était entièrement pavée sur toute la longueur de son parcours comme le sont les rues des villes. Vers 1840, elle a été rectifiée des Vans à Villefort, et présentement c’est la route classée n° 101 du Pont-Saint-Esprit à Mende.

Un remords me vint en contemplant la route de Barre et le majestueux sommet de la montagne. Je me rappelai une excursion faite autrefois dans ces parages avec un ancien camarade de collège qu’à cause de ses longues jambes nous appelions Pélican. On m’avait dit qu’il s’était fait notaire, mais que ses excentricités éloignaient de lui les clients. C’est tout ce que j’en savais. Comment avais-je pu passer aux Vans sans m’informer de ce qu’il était devenu ?

A ce moment, j’entendis dans le lointain le son du cor. Cela me fit penser encore davantage à Pélican dont le cor était l’instrument favori. Mais la musique de Robin des Bois était-elle compatible avec la gravité d’un tabellion et mon ami Pélican avait-il pu continuer de cultiver son talent de corniste ? Le fait est qu’il en jouait admirablement, lors de l’excursion dont je parle. C’était au sortir du collège, nous avions grimpé Jusqu’au sommet de Barre où le cor de Pélican avait pu se faire entendre de plusieurs cantons à la fois. Le sommet de Barre sert de limite aux trois communes de Brahic, Malons et Gravières. En cet endroit qu’on appelle le Chastelas, existent quelques ruines où l’on a trouvé récemment le gond d’une porte. La position est trop abrupte et trop élevée pour avoir servi d’habitation seigneuriale, mais il y a eu là très probablement une ancienne tour d’observation. Une autre tour d’observation, dont les assises sont encore visibles, existait plus bas au Serre du Coucou qui sépare Naves de Gravières.

Pélican avait la manie de considérer la contrée de Chassezac comme son domaine. « Vous voyez bien tout cela, m’avait-il dit du sommet de Barre, en me montrant toute la partie nord et sud du canton des Vans, tout cela est à moi ». Mais comme il avait là-dessus joué un air fort gai dans son cor, autant en avait emporté le vent.

Le lendemain, nous avions visité les mines de fer de Chaussi-de-la-Rousse, puis les filons de plomb argentifère situés non loin de la route sur le territoire de Malons. Nous avions traversé non sans peine le fameux passage du Mas de l’Air, qui forme la séparation des bassins de Chassezac et Cèze. La violence des courants atmosphériques au Mas de l’Air est pire qu’à l’Escrinet ou au col de la Fayolle, et le chapelier qui aurait à coiffer tous ceux qui y font des saluts forcés ferait certainement une prompte fortune. On y a vu le vent renverser non seulement des piétons et cavaliers, mais même des charrettes lourdement chargées. La traversée du Mas de l’Air est d’environ deux cents mètres. Dès qu’on l’a franchi, on se trouve dans un pays nouveau avec un horizon tout différent. Le mont Lozère se dresse majestueux à l’ouest, tandis que vers le sud, dans la direction de la Cèze et du Gardon, le paysage, s’étendant à perte de vue, présente des groupes successifs d’innombrables collines, d’où s’élancent çà et là des colonnes de fumée. C’est le pays de la houille et du fer. Nous nous étions séparés à Villefort. Pélican allait à Saint-Laurent-les-Bains et je descendais vers Nîmes. Mais cette excursion sur Barre, au son du cor et à travers mille originalités en paroles et en actions, m’avait laissé un souvenir ineffaçable.


Je m’étais assis au bord du chemin pour consigner sur mon carnet quelques-uns des anciens souvenirs relatifs à la montagne de Barre. Dans l’intervalle, le crépuscule avait commencé de remplacer le jour, et l’ombre qui s’allongeait dans les vallées me donnait des inquiétudes pour Barbe. Je pensais que, si sa sieste s’était prolongée, il risquait d’être fait prisonnier dans sa baume par les ténèbres. J’aurais quasi voulu être à sa place, car il me semble qu’on doit joliment philosopher la nuit dans les rochers ; je le plaignais toutefois, sachant qu’il aimerait mieux dormir dans un lit d’auberge que de méditer sur la destinée humaine dans une grotte.

Le soir donnait aux arbres des proportions extraordinaires. Un coin de l’horizon, au sud, s’était obscurci. On ne sentait pas le vent, mais on entendait des bruits dans le feuillage, comme à l’approche d’une tempête. L’air semblait parcouru par des courants fantastiques – et je me surpris fredonnant la chanson :

Un soir, le long de la rivière,
A l’ombre des noirs peupliers,
Près du moulin de la meunière,
Passait un homme de six pieds…

En me retournant pour voir si Barbe n’arrivait pas, j’avisai un individu d’un aspect singulier qui venait des Vans. Son costume n’était ni d’un ouvrier, ni d’un bourgeois, ni d’un chasseur, mais se rattachait par un bout à toutes les positions sociales. Il portait une sorte de veston, un chapeau tromblon en feutre et des pantalons trop courts. Avec cela, un cor de chasse et un long bâton semblable à une houlette de berger ou une canne de tambour-major. Le personnage était grand et maigre et tout en lui, grâce à l’influence du moment, faisait penser instinctivement au personnage de la chanson. C’était bien un homme de six pieds. Je le regardai attentivement quand il passa près de moi :

Il avait la moustache grise,
Le chapeau rond, le manteau bleu ;
Dans ses cheveux soufflait la bise…

En effet, un vent, précurseur d’orage, s’était levé. Mais le dernier vers :

C’était le diable ou le bon Dieu

ne pouvait pas s’adapter à notre voyageur, car je reconnus bien vite en lui le vieux camarade de collège à qui je pensais tout-à-l’heure.

– Pélican ! criai-je quand il passa près de moi.

Il se retourna d’un air offusqué et, m’abordant, chapeau à la main, avec une politesse ironique, il me dit :

– A qui dois-je l’honneur de cette haute qualification d’échassier ?

Mais presqu’en même temps, m’ayant reconnu, il me sauta au cou en disant :

– Vrai ! mon cher, vous avez plus grisonné que moi et j’avais le droit de ne pas vous reconnaître !

– Eh bien ! lui dis-je en riant, vous voyez que je viens visiter votre royaume ! Mais, au fait, il y a eu bien des révolutions depuis que nous ne nous sommes vus. Etes-vous parmi les monarques restés en place ?

– Soyez tranquille, me répondit-il, comme je n’ai ni électeurs à tromper, ni Chambre à diriger, ni emploi à donner, mon trône n’est pas de ceux qui font la culbute. D’ailleurs, pour le quart d’heure, je suis beaucoup moins souverain que notaire, attendu que je vais non en tournée royale, mais simplement passer un testament et une vente de propriété à Gravières.

Il me parut assez singulier qu’on allât faire les testaments avec un cor et une houlette, sans parler du chapeau tromblon que je trouvais non moins contradictoire avec la gravité d’un officier ministériel. Je ne cachai pas cette impression à Pélican qui, loin de s’en offusquer, répondit qu’il espérait bien, en effet, être le seul notaire de France ayant cette liberté d’allures ; que rien ne l’humilierait autant que de ressembler à tout le monde ; qu’il suivait sa nature comme l’eau suit la pente des ravins ; que sa manière cadrait, du reste, parfaitement avec la sauvagerie du paysage et les habitudes locales ; enfin que ses actes n’en étaient pas moins réguliers et valables que s’il portait un tuyau de poële et un habit à queue de morue. Il m’engagea à m’en assurer de visu en l’accompagnant pour lui servir de témoin. L’inattendu de la proposition autant que le désir de ne pas quitter de si tôt un vieux camarade si miraculeusement retrouvé me la firent accepter aussitôt. Il est vrai que Pélican promit de m’accompagner pendant les journées suivantes à Gravières et aux environs, et comme il connaissait parfaitement le pays, mon carnet de voyage ne pouvait certainement que gagner à cette rencontre.

Le hameau où nous allions était heureusement un des plus rapprochés. Nous y arrivâmes juste au moment où l’orage commençait. Je vis avec plaisir que Pélican, malgré son cor et sa houlette, fut accueilli avec autant de déférence que le plus grave et le plus compassé de ses collègues. Je crois que sa haute haille ne contribue pas médiocrement à la considération dont il jour dans le pays, en dépit de ses excentricités. Le paysan est l’homme de la nature ; pour lui l’homme grand est toujours plus ou moins un grand homme, et si à la taille l’homme grand joint la force, un peu d’intelligence et surtout la fermeté de caractère, il devient tout naturellement quelque chose comme Alexandre ou César parmi ses concitoyens et la plus haute influence du district.

Pélican dressa son acte dans la chambre du malade avec la femme et les parents qui, à chaque éclair, faisaient de grands signes de croix. Le testataire avait juste la force de faire les signes affirmatifs qu’on lui demandait et le notaire comprit qu’il fallait se hâter .Tout se passa donc avec une rapidité qui me parut très appréciée par la famille, sinon par le malade lui-même qui mourut dans le courant de la nuit (4).

L’autre acte fut passé dans une maison voisine. Le rez-de-chaussée où nous étions servait à la fois de salle à manger, de cave et de chambre à coucher. Pélican écrivit ses formules sur la maïe, c’est-à-dire la caisse à pétrir qui forme ordinairement la seule table du paysan. On avait nettoyé le dessus pour la circonstance. La maïe était placée entre la tine (cuve) et une rangée de tonneaux. Quand nous entrâmes, le fils de la maison était occupé à percer un tonneau ; il tenait la vrille d’une main et un verre de l’autre. Un jet de liquide vermeil s’échappa et remplit le verre. Le jeune homme le passa à son père qui le présenta respectueusement à Pélican. Celui-ci voulut m’en faire les honneurs, mais, sur le signe que je ne pourrais jamais en boire autant, il l’absorba sans broncher, après avoir porté la santé de tout le monde. Il fallut m’exécuter après, mais j’obtins de ne boire qu’un quart de verre. Tous les autres burent le verre plein, et je pense que la plupart en auraient volontiers bu deux d’affilée. Le jeune homme recevait fort adroitement le liquide dans les deux seuls verres de la maison qui faisaient la navette du tonneau aux lèvres altérées de la compagnie et n’en laissait pas perdre une goutte. Quand chacun eut étanché sa soif, il mit la guille, c’est-à-dire une baguette taillée en pointe pour boucher l’ouverture faite au tonneau. Cela fait, on se mit aux affaires sérieuses.

Il s’agissait d’un bois de châtaigniers et d’une vigne que le maître de la maison vendait à un de ses voisins. Le vendeur se mit à la droite du notaire et l’acheteur à la gauche. Quoiqu’on fût d’accord sur le prix, on ne s’entendit guère. Il y avait une foule de points tacitement réservés de part et d’autre qu’il fallait vider préalablement à la rédaction de l’acte et sur lesquels l’entente fut assez laborieuse. Pélican présidait le débat avec une placidité et un calme parfaits. Il faisait expliquer successivement les deux parties, puis cherchait à les mettre d’accord et, quand il n’y parvenait pas, les laissait se fatiguer à l’aise jusqu’au moment inévitable où l’on réclamait sa médiation. Le vendeur, au moment critique, faisait signe à son fils qui se hâtait d’aller tirer la guille pour faire rafraîchir la société, mais surtout l’acquéreur. Je ne sais si celui-ci flairait le piège ; le fait est qu’il se tint sur ses gardes. Quant à Pélican, il déclara que sa profession lui interdisait de boire pendant les actes, mais seulement au commencement et à la fin. Après bien du tapage, tout s’arrangea, les signatures furent données et je servis encore de témoin (5).

Je constatai alors une fois de plus que les ventes d’immeubles dans nos pays, et probablement ailleurs, contiennent presque toujours des chiffres inexacts ou restent à l’état d’actes privés, grâce à l’énormité des taxes. L’enregistrement enlève chaque année aux contribuables cinq à six cents millions dont la plus grosse partie est fournie par la propriété foncière. La plupart des petits propriétaires reculent devant la dépense et se contentent d’actes sous seings privés. Il en résulte des situations irrégulières qui sont une source de procès et une entrave sérieuse à la négociation des immeubles. L’Etat gagnerait à se contenter de droits plus modérés, car le profit de la fraude n’en balancerait plus les inconvénients et l’accroissement des transactions compenserait probablement bien vite le déficit. N’est-il pas étonnant que les réformes sérieuses et urgentes – les vraies réformes – soient toujours celles dont on s’occupe le moins ?

– Mon cher ami, dit Pélican, cela n’a rien d’étonnant, car le caractère particulier de l’espèce humaine, c’est l’imbécillité, et ce caractère s’accentuant de plus en plus chez elle avec l’âge, il serait beaucoup plus étonnant de voir nos contemporains être plus sérieux et plus sages que ceux qui nous ont précédés.

Je me souvins alors que, déjà, au collège où Pélican, Barbe et moi avions fait nos études ensemble, notre futur notaire se distinguait par une autre manie spéciale : celle de considérer tous les hommes comme fous. Il formait en quelque sorte l’antipode du groupe avancé, en tête duquel était Barbe, où le Progrès et la Liberté, et plus tard la République, avaient remplacé Dieu, le bon sens et la Sainte-Vierge. Je me demandai comment les deux anciens condisciples parviendraient à s’entendre le lendemain quand ils se retrouveraient.

– Notre brave ami Barbe, lui dis-je, n’est pas de cet avis. Car s’il ne croit plus guère à Dieu, au moins celui du bon vieux temps, il a mis à sa place une sorte d’idole qu’il appelle tantôt le Progrès et tantôt la République, sans s’apercevoir du ridicule que ça lui donne.

– Oui, j’ai vu que ce vieux bonhomme républicain vous accompagnait quelquefois dans vos excursions. Qu’en avez-vous fait cette fois ?

– Je l’ai laissé là haut dans la grotte de Naves, mais j’espère qu’il nous rejoindra ce soir à l’auberge de Gravières.

– A-t-il engraissé ?

– Oui.

– Tant mieux, nous lui ferons expier ses péchés en l’obligeant à grimper avec nous au sommet de Barre.

L’orage était passé et nous pûmes, avec le clair de lune, regagner assez aisément la route de Gravières. Nous franchîmes, non sans mettre un peu les pieds dans l’eau, le torrent de Coudoulas ordinairement à sec, mais qui, lui aussi, grâce à l’orage, venait de se rafraîchir. D’où vient ce nom de Coudoulas ? Pélican, me montrant les grosses pierres roulées qui attestent les poussées vigoureuses du torrent, me dit : Vous voyez ces couodé : voilà l’étymologie !

Les grosses pierres roulées s’appellent, en effet, des couodé à Gravières et sur d’autres points de la contrée, notamment dans la vallée de Ligne et sur les bords de l’Ardèche, entre Lanas et Vallon. N’est-ce pas aussi de là que vient le nom de Gravières ?

Une jolie chapelle, en forme de tour crénelée, et surmontée d’une statue de la Vierge, se dresse à droite du chemin dès qu’on a passé le Coudoulas, sur une petite éminence qui forme le centre du joli bassin de Gravières. Cette chapelle, dont la construction est due au zèle pieux du vénérable curé de Gravières, M. Canaud, date de 1874. Elle est entourée de rosiers et d’iris, et l’autel placé à l’intérieur représente Notre-Dame de Lourdes. On y dit la messe tous les matins. Cette chapelle est l’objet d’un grand concours de population, à certaines fêtes de la Vierge, surtout le 9 juillet, fête de Notre-Dame des Prodiges. Ce jour-là, la tour devient une chaire d’où l’on prêche aux fidèles. Il y a quelques années, dans une de ces solennités religieuses, plus de cinq mille personnes campèrent sous les châtaigniers. Le soir, tous les arbres furent décorés de lanternes vénitiennes, les sommets des montagnes se couronnèrent de feux de joie et une immense procession aux flambeaux termina la fête.

La chapelle est entièrement bâtie en blocs de quartz. Pour m’en donner la preuve, Pélican alla frapper le mur avec un briquet et en tira de magnifiques étincelles qui lui servirent à allumer un cigare.

– C’est mon habitude, dit-il, de prendre du feu ici chaque fois que j’y passe. Il me semble qu’il est plus pur et fait monter à mon cerveau une fumée plus saine. Ce feu, jaillissant de la pierre où il est emprisonné depuis tant de siècles, est aussi pour moi un symbole. J’espère que l’humanité, malgré son épouvantable abaissement, renferme, comme ce quartz, un feu caché que le choc des grandes catastrophes faire jaillir de son sein pour la purifier et la relever. La flamme sortant du froid caillou, la lumière jaillissant de ténèbres, la vie surgissant de la mort : n’est-ce pas le symbole universel, n’est-ce pas l’histoire de l’homme et du monde ?…

Il s’arrêta en souriant et dit : Que de gens auraient besoin de venir ici allumer leur cigare !

  1. L’original de cette pièce, que m’a signalée Canaud, est à la cure des Vans.
  2. Ménard, t. 6, p. 415.
  3. Vernés (et non : Vernis, 1re éd.).
  4. M. de Coston m’écrit janvier 1885 : « Un testament par signes est radicalement nul ; aucun notaire n’oserait le faire ; il faut qu’il soit dicté par le testateur en présence de témoins ».
  5. M. de Coston m’écrit : « Pour être témoin dans un acte autre qu’un testament, il faut être domicilié dans l’arrondissement où l’acte se passe ».