Voyage dans le midi de l’Ardèche

Docteur Francus

- Albin Mazon -

VII

Le royaume de Chassezac

L’ascension de la montagne de Barre. – Les Fustier de Folcherand. – Sakèses et Bourniquels. – Le château de la Tour. – La généalogie des la Garde de Malbos. – Comment Pélican entendait sa royauté. – La bête du Gévaudan et la bête féroce du Vivarais-Uzège.

Barbe arriva fort tard à l’auberge où je lui avais donné rendez-vous. Il ne fut pas médiocrement étonné en me trouvant à table avec Pélican, qu’il n’avait pas plus que moi revu depuis le collège et qu’il ne reconnut pas tout d’abord. On parut, d’ailleurs, de part et d’autre, très-satisfait de la rencontre. Barbe trouva Pélican grandi et Pélican félicita Barbe de son embonpoint. Ce dernier sentit d’instinct un contradicteur dans son ancien camarade de collège. Je surpris Pélican considérant Barbe d’un air profondément narquois, et Barbe regardant Pélican avec une défiance instinctive. Ils semblèrent s’étudier réciproquement. Mais cela ne dura que le temps de boire une bouteille de vin blanc. Après quoi, comme il fut convenu qu’on se lèverait de grand matin pour faire l’ascension de Barre, tout le monde alla se coucher. Pour ma part, je dormis assez bien. Barbe ronfla. J’ignore comment le notaire passa la nuit, mais je sais bien qu’à la pointe du jour il jouait sous nos fenêtres avec son cor l’air : Chasseur diligent. Nous fûmes lestement habillés et un quart d’heure après nous étions en route.

Nous allâmes, au moyen d’un grand verre de vin blanc, tuer le ver à l’auberge de Folcherand, un site délicieux dans la belle saison, à raison de l’épais ombrage de ses châtaigniers séculaires. Une branche de genévrier, fixée sur une porte, indique que le voyageur peut se rafraîchir en passant par là. Nous entrâmes, au son du cor, dans le vieux manoir des Fustier, seigneurs de la Figière et de Combret. C’est une fort modeste demeure seigneuriale, avec ses croisées du XVe siècle, et l’on comprend fort bien qu’elle soit descendue au rang de simple exploitation rurale.

La noble maison de Fustier et Borbal, qui tirait ses titres des fiefs de la Figière (Bonnevaux) et Combret (Villefort), était fort considérée. Le premier Fustier connu date de 1510 ; il épousa Isabelle de Malet. Le dernier, à la fin du XVIIe siècle, n’eut qu’une fille qui épousa Jean Borbal. Louis Borbal, fils de Jean, épousa en 1713 damoiselle Anne Barrot, de Planchamp, fille de Georges Barrot, docteur, avocat et juge au comté du Roure. La maison de Borbal resta complètement ruinée à la suite de la révolte de Saillans dont Jean-Baptiste Borbal fut l’ami et le partisan dévoué.

Pélican entremêlait ses récits de variations sur le cor, en sorte que, malgré l’heure matinale, tous les enfants du village s’étaient rassemblés autour de nous. Il leur joua alors une bourrée, la danse du pays, et nous eûmes le plaisir d’assister à une fort curieuse autant que rustique sauterie.

Nous visitâmes, au-dessus de Folcherand, le Ranc des Pallets, roche schisteuse, entièrement couverte de petites croix gravées dans la pierre. Qui diable a pu s’amuser à faire une pareille démonstration cléricale à l’endroit le plus escarpé de Barre ? Voilà ce que Pélican demanda vainement à l’ami Barbe. Il était environ 8 heures du matin quand nous arrivâmes au Chastelas de Barre. Pélican prit son cor et se mit à jouer l’air du Jeune Henri pour signaler notre arrivée à l’aubergiste de Gravières.

Le spectacle du sommet de Barre est des plus grandioses. On a sous ses pieds le magnifique amphithéâtre du Bas-Vivarais avec une cinquantaine de clochers, mais on domine, de plus, le bassin de Bessèges, qui semble un immense atelier cyclopéen, et la partie orientale de la Lozère dont les dômes bleus se perdent au loin dans un océan de vapeurs.

Mais Pélican semblait se soucier fort peu de tout ce qui n’était pas la vallée de Chassezac.

– Vous voyez, dit-il à Barbe, cette ligne bleue qui serpente là-bas entre ces deux pentes boisées. Eh bien ! tout ce qui s’étend de chaque côté, depuis St-Laurent-les-Bains jusqu’à Chambonas, entre la route de Villefort et celle de Peyre ; puis cette ceinture de rochers percés de creux d’où sortent des arbres, qu’on appelle le bois de Païolive…

– Et bien ? dit Barbe.

– Eh bien ! dit Pélican, tout cela est à moi. Vous voyez mes clochers : Gravières, les Salelles, Malarce, la Figère, Thines, St-Pierre-le-Déchausselat, Berrias, Banne, Chandolas, Grospierres, etc. De plus, je suis co-seigneur des Vans. J’ai un fleuve : le Chassezac qui roule des paillettes d’or ; j’ai deux rivières où les truites abondent : Borne et Thines, et comme ruisseaux ou torrents : Gascheloup, Tincouse, Faget, Coudoulas, Bourdaric, la Berre, le Granson. J’ai des mines de houille à Banne, du fer au Chaussi-la-Rousse et du plomb argentifère à la Gache, aux Albourniers et au vallat d’Elze. J’ai des volcans à Malarce et à Montjoc.

Barbe était abasourdi, se demandant si Pélican plaisantait ou s’il était sérieusement fou. J’intervins et dis au roi-notaire :

– Je croyais que les coulées volcaniques les plus méridionales de la contrée étaient celles de Loubaresse.

– Je vous prie, dit Pélican, de ne pas me voler mes volcans. Je vous montrerai à Malarce une coulée basaltique entre l’église et la rivière de Thines. Sans aller aussi loin, vous trouverez bon nombre de débris volcaniques au Serre de Montjoc, qui est de ce côté du Chassezac. Un paysan, que je questionnais l’autre jour au sujet de ces pierres noires, répondit : « Elles ne sont bonnes à rien ; impossible de leur donner une forme : nos anciens les appelaient peiro-fi ». En les appelant pierre du feu, le patois avait gardé la trace oubliée de leur origine. Il continua avec emphase :

– J’ai des sources sulfureuses à Malarce et, pour que vous ne puissiez le nier, je vous condamne à venir avec moi demain goûter leur eau. Nous irons jusqu’au pied de Borne, c’est-à-dire au confluent de ma plus belle rivière dans mon fleuve. C’est un des points les plus pittoresques de mon royaume. C’est aussi le quartier général des truites. On n’en trouve nulle part d’aussi gentiment piquetées de noir et de rouge et l’aubergiste de l’endroit les accommode fort bien. J’ai des souvenirs historiques de tous les côtés. M. de St-Andéol dit que les derniers Sarrasins ont été battus à Thines. Le moulin de Maurines qui avoisine mes eaux sulfureuses et le Castel Mauran, à l’embouchure de la Tincouse, ne rappellent-ils pas aussi le passage des infidèles ? J’ai des moulins qui remontent au plus lointain moyen-âge et peut-être à l’époque romaine. Voyez-vous là-bas ce point blanc sur la rive droite du Chassezac, en face de l’église des Salelles ? C’est le pont de Billon. Je vous y montrerai des pans de mur dont les pierres taillées en diamant accusent une respectable ancienneté. Le Moulin de la Tour, que nous voyons plus loin en face de Chambonas, est une large et haute tour quadrangulaire assez semblable à la fameuse tour du moulin de Salavas, et paraît l’aîné du moulin de Billon. Le moulin de Chabiscol, à deux cents mètres environ en aval du pont suspendu, situé entre les Assions et les Vans, a beaucoup perdu de son ancienne physionomie de maison fortifiée par suite de son habillement moderne. Celui-ci rappelle un souvenir historique. Pendant l’automne de 1622, M. de Chambonas, qui tenait en respect les religionnaires des Vans, leur prit le Chabiscol, « maison fortifiée pour la commodité de leur moulin, ce qui les incommoda grandement. Il leur tua grand nombre de leurs meilleurs soldats, et toutes les saisons leur faisait un grand dégât à leurs vignes. Au mois de septembre, il avait convié M. de Vernon pour l’assister à vendanger ; de leur côté, ils s’y préparèrent aussi, et au bout du compte il y eut de si bonnes escarmouches que plusieurs, de part et d’autre, y furent vendangés eux-mêmes ; ledit sieur de Vernon y reçut une mousquetade au pied qui l’a rendu depuis inutile à servir… » (1) Ces trois moulins ont encore un certain air, bien qu’ils aient plus ou moins quitté leur habit militaire – et il faut concéder au camarade Barbe qu’il y a ici un progrès réel, puisqu’on peut aujourd’hui vendanger en paix et que les meunières ont remplacé les soldats dans les moulins. Les pierres taillées en diamant qui caractérisent les assises inférieures de ces moulins nous les montrent beaucoup plus anciens que toutes les autres constructions de la contrée et quelque peu cousins du pont de Chambonas.

A ce propos, ajouta-t-il, en se tournant vers moi, vous aurez la bonté de dire à M. d’Albigny que le pont de Chambonas porte la trace très-visible de deux constructions superposées indiquant des époques très différentes et qu’il a eu tort de n’y voir qu’une œuvre moderne. Les assises inférieures taillées en diamant et merveilleusement appareillées sont l’œuvre d’habiles constructeurs, tandis que la partie supérieure n’est qu’une maçonnerie des plus médiocres. Le pont de la Pontière, dont on voit les traces entre le nouveau pont de Gravières et celui de Chambonas, est évidemment du même type et de la même époque que le pont primitif de Chambonas. D’après une tradition locale, les deux ponts furent entrepris en même temps et de part et d’autre les travaux poussés avec une ardente rivalité, mais le pont de Chambonas, ayant de plus puissants protecteurs, aurait été seul terminé, tandis que son rival aurait été abandonné à mi-chemin. D’autres considèrent comme improbable qu’un ouvrage de cette importance, une fois commencé, ait pu être abandonné. Mais comme il y a ordinairement dans toutes les traditions locales une part de vérité, on suppose que les deux ponts ayant été détruits, soit par une inondation, soit plutôt par un fait de guerre, le pont de Chambonas dut aux la Garde de Chambonas l’avantage d’être seul reconstruit à l’exclusion de l’autre. Il est à remarquer que les deux ponts paraissent avoir été détruits et en quelque sorte tranchés tous les deux au même point de leur hauteur. Le caractère intentionnel de leur destruction ne permet-il pas de disculper les eaux et d’attribuer à des belligérants, peut-être aux Anglais, un acte dont le résultat était de couper toutes les communications entre cette partie du Vivarais-Uzège et le Velay-Gévaudan, puisque ces deux ponts étaient les seuls passages pour aller rejoindre la route de Peyre ? Quoi qu’il en soit, le pont de Chambonas fut reconstruit au siècle dernier par les soins des Etats du Languedoc, et la rapidité avec laquelle s’opèrent les excursions du Club Alpin, gêné dans ses mouvements par la multiplicité des touristes qui y participent, rend fort concevable la petite erreur de M. d’Albigny.

Pélican nous montra ensuite le pont de Gravières qui fut inauguré le 22 septembre 1861 par M. Demanche, préfet de l’Ardèche. Ce fut une grande fête dans la contrée. Les autres personnages qui assistèrent à la cérémonie furent M. du Bord, sous-préfet de Largentière ; de Rochemure, député ; Molines, maire des Vans ; Cavaggia, agent-voyer chef. Il y eut des arcs de triomphe, des salves d’artillerie, des discours pleins d’enthousiasme et de dévouement à l’Empereur.

Tous ces personnages sont morts et les événements ont si bien marché, depuis, qu’ils semblent dater d’avant le déluge. Il est vrai que Gambetta, dont la mort ne remonte qu’à un an, est aussi oublié que s’il avait vécu du temps de Noé. Quoi qu’il en soit, le vent a emporté depuis 1861 bien des promesses et la politique a fait évanouir bien des projets. La route de Chassezac, dont le pont n’était que l’entrée en matière, est encore à terminer, et je suppose qu’elle sera bien encore pendant trente ans l’objet de promesses électorales, avant que Sautel et Bolze puissent aller à Villefort de ce côté. En somme, cela me préoccupe médiocrement. Je tiens avant tout à la moralité de mes sujets et je sais trop que, si les routes leur sont profitables matériellement, elles leur sont, à un autre point de vue, très funestes. Je trouve que les deux grandes voies qui bordent les deux crêtes de la vallée sont suffisantes et je me demande si mes sujets n’étaient pas plus heureux qu’aujourd’hui lorsque, au lieu des routes vicinales actuelles, ils en étaient reduits aux chemins messadiers, c’est-à-dire aux sentiers champêtres qui leur servaient à se rendre à la messe le dimanche.

Pélican nous apprit que son royaume comprenait deux peuples différents qui viennent fusionner tous les samedis dans sa bonne ville des Vans. Tous ceux qui viennent par la route de Villefort sont les Chapcèzes, en patois Sakèses, et ceux qui viennent par la route de Peyre sont les Bourniquels, c’est-à-dire les gens du pays de Borne.

Ce pays de Borne a une individualité fort ancienne, puisqu’il fait l’objet d’un article spécial dans le dictionnaire de Moréri. Voici ce qu’en dit Moréri :

« Borne, pays du royaume de France, situé aux confins des diocèses d’Uzès, de Viviers et de Mende, et qui est ainsi appelé à cause qu’il sert de borne à ces diocèses. Il est cependant attribué au Vivarais, quoiqu’une grande partie des paroisses soit du diocèse d’Uzès. Ce pays peut avoir quatre ou cinq lieues de longueur et autant de largeur ; il est presque inaccessible, étant fermé par les montagnes. La rivière de Chassezac le traverse. Ce petit enclos ne produit point de blé, et le vin est fort mauvais. Les habitants nourrissent quantité de brebis et abondent en châtaignes. Il y a des mines d’argent, de plomb et de cuivre. La rivière de Chassezac descend de ce pays, dont les lieux principaux sont Tines ou Tigne, Sainte-Marguerite, Plein-Champ, Montselgues, Valdaurelle et autres. »

Moréri paraît, du reste, avoir pris tout cet article dans le Dictionnaire géographique de Thomas Corneille.

– J’ai parcouru, dis-je à Pélican, le pays de Borne dans mon voyage autour de Valgorge, et c’est, en effet, un des plus verts et des plus pittoresques qu’on puisse imaginer. Je vous félicite donc de posséder un royaume qui renferme d’aussi belles provinces. Mais notre camarade Barbe paraît si curieux de savoir comment cette souveraineté vous est échue que je ne résiste pas au désir de vous le demander.

– Elle m’est échue, répondit Pélican d’une voix solennelle, comme la France à Henri IV

Et par droit de conquête et par droit de naissance.

Le roi-notaire, nous montrant alors le château de la Tour qui se détachait là-bas comme une étoile blanche dans la verdure des châtaigniers, nous dit : Voilà le palais de mes ancêtres !

Le château de la Tour, à deux ou trois cents mètres du Folcherand, présente l’aspect d’un ancien château fortifié dont les murs extérieurs de défense et d’approche auraient été entièrement rasés. Le donjon central est seul resté debout. Il est campé fièrement sur le bord escarpé du plateau que l’on appelle la tête de Gravières. Son architecture indique une construction du XIIe siècle retouchée au XVIe.

Il résulte du Livre de raison de noble Jacques-Joseph de la Garde de Malbos de Montjeu, que le château de la Tour a été de temps immémorial la résidence de la noble famille de Malbos, dont on ne saurait préciser l’origine, mais qui du moins était noble et de qualité au XIIIe siècle. Pélican nous en exposa la généalogie depuis Pierre de Malbos, possesseur du château de la Tour, qui vivait en 1374 et qui épousa Béatrix de Chateauvieux, laquelle apporta en dot aux de Malbos de la Tour une portion de la coseigneurie des Vans et du mandement de Naves. Au siècle suivant, un Guillaume de la Garde de Chambonas devint seigneur de la Tour, par son mariage avec l’unique héritière des Malbos.

En 1586, noble Claude de la Garde de Malbos épousa Charlotte de Montjeu, fille de noble Jean de Montjoc, seigneur de Maurines.

Jean, fils de Claude, épousa une Sabran qui lui apporta en dot la seigneurie de Alpiès. Son fils, Antoine de la Garde, épousa Marie de Brueys, d’Uzès, et mourut en 1654. C’est une petite nièce de Jean, Marie de la Garde, qui fut la mère du fameux vendéen Charette.

A la mort de l’abbé de Malbos, dernier héritier de cette famille, qui était prieur de Chambonas et doyen de Largentière en 1761, la fortune des la Garde de Malbos fut partagée entre plusieurs héritiers et le château de la Tour échut à la famille de Boniol, de St-Ambroix. Il fut acheté plus tard par M. Colomb qui l’a vendu dans ces derniers temps à M. Thomas, fournisseur du buffet de l’Hippodrome à Paris.

Pélican nous prouva, par actes authentiques, qu’il était le dernier descendant de la famille de la Garde de Malbos et qu’à ce titre il était le légitime souverain du pays, outre qu’il l’avait bien réellement conquis, puisque personne ne l’avait parcouru comme lui et ne le connaissait mieux que lui. Puis, quand il eut bien ébouriffé Barbe, il se mit à rire et dit :

– Vous avez dû me prendre pour un fou, ce qui ne ferait, du reste, que confirmer ma théorie de la folie universelle chez les hommes ; mais je tiens cependant à vous dire que je me contente fort bien d’une souveraineté spirituelle qui défie l’arbitraire des gouvernements autant que des fantaisies épiques du suffrage universel. C’est pour cela que je suis le seul souverain indétrônable au monde. J’adore mes sujets, les Sakèses comme les Bourniquels, mais je les enverrais immédiatement au diable s’ils exigeaient que je les gouvernasse autrement que je le fais et s’ils voulaient m’imposer seulement la corvée de conseiller général.

Il reprit son cor et joua l’air : Allez vous-en, gens de la noce ! ce qui était, pour l’aubergiste, le signal de notre départ et l’invitation de préparer le déjeuner.

Nous descendîmes de Barre beaucoup plus vite que nous n’y étions montés. Pélican semblait prendre un malin plaisir à faire souffler Barbe qui aime beaucoup plus la plaine que la montagne et n’a pas les longues jambes de notre notaire. Pélican salua en passant le château de la Tour par un air de cor, mais il ne voulut pas y entrer. Au fond, dit-il, je ne suis pas fâché que M. Thomas en soit le propriétaire, car je sais le mal qu’on a avec les fermiers, mais l’émotion me gagne quand je vois ces vieilles murailles qui ont appartenu à ma famille, et je veux au moins leur montrer mon respect en ne les contemplant qu’à distance.

En descendant Barre, Pélican nous conta l’histoire de la bête féroce qui désola son royaume au commencement du siècle. Il ne s’agit pas, comme Barbe le crut d’abord, de la bête du Gévaudan. Celle-ci est beaucoup plus ancienne. Elle commença à faire parler d’elle en dévorant deux enfants du côté de Langogne au mois de juin 1764. Elle étendit ses ravages dans toute la Lozère et sur les confins. Les syndics de Mende et de Viviers mirent sa tête à prix, à deux cents livres. Les Etats du Languedoc en offrirent de plus deux mille. Enfin le roi promit plus tard six mille livres à qui la tuerait. Il y eut des battues énormes. Le 7 mars 1765, soixante paroisses du Gévaudan, treize du Rouergue et de l’Auvergne, formant un total de vingt mille hommes, se mirent à la poursuite de la bête. On faillit la tuer dans le bois de Pommières, mais elle parvint à s’échapper. Le gouvernement se décida enfin à envoyer dans le Gévaudan M. Antoine, lieutenant des chasses royales, avec toutes les meutes de la louveterie et les capitaineries de Saint-Germain et de Versailles. Après bien des battues, la bête fut enfin tuée par M. Antoine, le 20 septembre 1765, dans le bois de Pommières. On reconnut que c’était un loup de forte taille et du poids de cent cinquante livres. Cette mauvaise bête avait fait parler d’elle le monde entier. Elle s’était maintenue pendant quinze mois contre des milliers d’hommes envoyés à sa poursuite. Elle avait dévoré quatre-vingt-trois personnes et en avait blessé une trentaine. Elle avait enfin coûté à l’Etat trente mille livres.

La bête féroce du Vivarais et de l’Uzège, continua Pélican, était un monstre du même genre, peut-être un descendant de la bête du Gévaudan, pour lequel on ne dérangea pas les louvetiers de l’Empereur, bien qu’il ait commis peut-être autant de méfaits que l’autre. Il est de fait qu’il jeta la terreur, de 1812 à 1816, dans toute la partie montagneuse comprise entre Villefort et les Vans. On sait quelles gorges profondes coupent en tous sens la région montagneuse qui forme les confins du Vivarais, de l’Uzège et du Gévaudan. Ce pays, l’un des plus accidentés de France, comprend les communes de Gravières, la Figère, Ste-Marguerite-la-Figère, St-Jean-Chazorne, Planchamp, Villefort, St-André-Cap-Cèze, Concoules, Ponteils, Bonnevaux, Malons, Aujac, Naves, Brahic et Malbos. La bête féroce fit des victimes dans toutes ces communes. Ainsi, à Ponteils, une petite fille, du mas du Moulin, fut saisie par la bête tandis qu’elle accompagnait sa mère à la fontaine. Le lendemain, on ne retrouva que sa tête et ses vêtements ensanglantés dans un ravin. Dans la même commune, au quartier de Montselgues, un autre enfant fut assailli par la bête et entraîné à une certaine distance, mais les voisins accoururent et on parvint à sauver l’enfant.

Les gens de Ponteils racontent une lutte terrible qui eut lieu entre leur berger communal, nommé Rigal, et la bête qui emportait le petit garçon qui lui servait d’aide. Le berger arracha plusieurs fois l’enfant à la bête féroce et plusieurs fois celle-ci parvint à ressaisir sa proie entre les bras du berger. L’un et l’autre eurent d’horribles blessures, et l’enfant en mourut.

A Aujac, une femme du village de Plaveisset, qui était occupée à arracher les herbes de son jardin, fut dévorée par la bête.

A Brahic, trois enfants furent ses victimes, savoir : un Comte, du village de la Coste ; un Trial, du hameau de Murjas et un Marcy, du lieu de Venissac.

Il y eut d’autres victimes à Malbosc et à Banne.

Pélican nous cita deux survivants de cette dernière commune, l’un, nommé Borie, qu’on eut grand’peine à arracher des griffes de la bête, et l’autre nommé Napoléon Rieutord, qui fut traîne par elle, l’espace de trois cents mètres, jusqu’au rocher du Renard. Ce Rieutord, qui avait six ou sept ans à cette époque, s’amusait avec un de ses camarades, quand l’animal se jeta sur lui et, le saisissant par le cou et la mâchoire, l’emporta dans sa gueule. Rieutord s’étant cramponné à un poirier, la bête le mordit et il en porte encore la cicatrice.

La bête hantait les environs de Sallefermouze. Un paysan de ce hameau, nommé Julien Ginier, qui existe encore, l’a vue trois fois, notamment le jour où elle faillit dévorer Rieutord.

La bête dévora un enfant à Gournier, commune de Malbosc. Aux Rousses, commune de St-Paul, qui faisait alors partie de Banne, un nommé Jean Pellier eut le sort de Rieutord, mais comme lui eut la chance d’échapper. A Malons, un enfant du village de Fayet fut dévoré. Le même jour, la bête surprit un autre enfant à la Figère.

A Gravières, au lieu des Avols, la bête saisit et emporta un enfant, sous les yeux des femmes qui puisaient de l’eau, le soir, à la fontaine. Ces femmes affolées s’élancèrent à la poursuite du monstre en poussant des cris et en lui jetant des pierres. Elles sauvèrent l’enfant que l’animal lâcha en franchissant une muraille. Deux autres enfants de Gravières furent dévorés au village des Albourniers, l’un le 27 octobre 1812 et l’autre le 10 novembre 1816.

Les récits des paysans de la contrée, dans les veillées du soir, comprennent quatre périodes légendaires :

Le temps des géants, des lutins et des fades ;

Celui des Camisards ;

Celui de la Révolution ;

Et enfin, le temps de la bête féroce : ce qui prouve les souvenirs profonds que la bête a laissés dans la contrée.

Je me souviens encore du temps où l’on chantait, à la chapelle de Notre-Dame-de-Bon-Secours, ce couplet que l’effroi de la bête avait fait ajouter alors à la complainte légendaire du pèlerinage :

Quand la bête sauvage
Poursuivra nos enfants,
Quand la grêle et l’orage
Menaceront nos champs,
O vous, mère des mères,
Ah ! protégez toujours
Nos enfants et nos terres,
Mère de bon secours !

Comme autrefois dans le Gévaudan, on organisa dans la contrée des battues pour la délivrer du fléau. Tous les dimanches, la messe était dite de bonne heure dans les paroisses menacées, et aussitôt après tous les villageois, armés de fusils, de sabres ou de fourches, le curé en tête, entraient en chasse contre la bête introuvable. L’abbé Meyrueitz, curé de Gravières, se distingua par son zèle et son courage dans ces battues. Bon nombre de loups furent tués et il est probable que la bête tomba obscurément dans une de ces chasses. Sa taille ne répondait probablement pas à sa force et à sa férocité, ce qui empêcha de la reconnaître au milieu des morts.

Le vieux Ginier, de Sallefermouze, nous a raconté qu’un énorme loup fut tué aux Combres (Malbosc) par un nommé Borne, et il croit que c’était la bête féroce. Le fait est qu’on n’entendit plus, depuis lors, parler d’elle.

  1. Commentaires du Soldat du Vivarais, p. 96.