Voyage dans le midi de l’Ardèche

Docteur Francus

- Albin Mazon -

IX

L’or dans les rivières cévenoles

Les filons de plomb argentifère de Gravières. – Les paillettes d’or des rivières cévenoles. – Y a-t-il de l’or dans Chassezac ? – L’or du Sablas. – Auriolles. – Qu’est-ce qu’il y a de plus mobile que le sable ? – Pourquoi l’or a disparu de nos rivières. – Le rôle de la folie dans ce monde.

Mon ami Barbe, voulant plaisanter Pélican, lui dit :

– Sire, puisque vous connaissez si bien votre royaume de Chassezac, vous allez sans doute tirer les savants d’embarras, et nous dire ce que faisaient les Romains au Mas-Dieu.

– Sans doute, mon cher Prudhomme, lui répondit Pélican.

Nous nous assîmes sur l’herbe fleurie à l’ombre d’un beau châtaignier et Pélican commença sa petite dissertation. Il écarta d’abord l’idée de temple et celle de simple villa romaine, en s’appuyant sur les circonstances topographiques. Ce n’est pas dans le lit d’un torrent qu’on a pu songer à bâtir, soit un édifice pour le culte, soit une habitation pour des particuliers. La supposition d’un établissement industriel est la seule admissible. Mais quel pouvait bien être l’objet de cette industrie ? Evidemment, dit Pélican, la matière première ne pouvait pas être éloignée. Or, sans parler des terres alumineuses de Gravières qui peuvent servir à d’excellentes poteries, nous avons encore dans les environs plusieurs mines de plomb argentifère où l’on a constaté des traces d’exploitations fort anciennes, du moins aux filons des Albourniers et de la Gache. Il y a quelques années, un riche industriel de Paris fit faire aux Albourniers pour une soixantaine de mille francs de travaux à un endroit qui portait la trace d’une ancienne exploitation. La galerie est aujourd’hui abandonnée aux lapins et aux renards et le bâtiment de l’usine tombe en ruines. Vers la même époque, une compagnie marseillaise fit effectuer quelques sondages superficiels à la Gache, mais cette tentative ne fut suivie d’aucun travail sérieux, bien que le filon de la Gache paraisse pouvoir être exploité avec avantage. Un indice de l’ancienneté de ces exploitations se trouve dans le nom de l’Argentier donné à la Gache dans les vieilles chartes.

– Vous pensez donc, dit Barbe, qu’on fondait autrefois ici le minerai de plomb argentifère.

– Qui sait ?

– Mais, dit Barbe, il me semble qu’il eût été plus simple de le fondre sur place au lieu de le transporter ici.

– Peut-être, répliqua Pélican, le transportait-on ici pour le lavage, attendu qu’on y trouve l’eau plus facilement que là-haut. D’ailleurs, le Chassezac était alors moins éloigné du Mas-Dieu. Au reste, je me demande si ce n’est pas un métal beaucoup plus précieux que l’argent qu’on exploitait à l’endroit où nous sommes.

Barbe se récria. Je savais, dit-il, qu’il y a des paillettes d’or dans Gagnères, mais je n’ai jamais ouï dire qu’il y en eût dans Chassezac. Un vieux cliché, qui reparaît périodiquement dans les journaux et que j’ai encore revu au mois de février dernier dans les journaux de l’Ardèche après l’avoir déjà lu dans l’_Echo _ eu 1879, cite parmi les principaux cours d’eau aurifères :

Dans les Alpes, le Rhône, le Rhin et l’Arve ;

Dans les Pyrénées, l’Ariège, la Garonne et le Salot ;

Enfin, dans les Cévennes, l’Ardèche, la Cèze, le Gardon et l’Hérault.

Qu’en pensez-vous, sire, et d’où vient cet or ?

– Je pense, répondit Pélican, que l’auteur est resté bien en deçà de la vérité. L’or natif existe en plus ou moins grande abondance dans les filons de quartz de tous les terrains primitifs, mais ordinairement divisé en très petites parcelles, ce qui explique pourquoi il est si rare de trouver des mines d’or même à l’origine de rivières incontestablement aurifères.

L’existence des paillettes d’or dans les rivières des Cévennes était connue des anciens. Aurum in Cebennis invenitur in lapillis nigris, dit Agricola ; – d’où M. de Genssane, un minéralogiste du siècle dernier, avait conclu que les paillettes d’or étaient analogues à celles du fer et que l’or des terres d’alluvion, au lieu de provenir des débris des terrains primitifs, se formait dans certaines terres fauves, surtout dans celles où l’on trouve aussi des paillettes de fer.

La rivière d’Ardèche est citée par M. de Genssane avec la Cèze, le Gardon et l’Hérault, parmi les principaux cours aurifères des Cévennes (1). M. de Réaumur nous apprend, de plus, que sur la Cèze et l’Ardèche, les orpailleurs lavaient les sables aurifères sur des espèces de tables couvertes d’une grosse étoffe faite exprès, parce que les paillettes étaient fort petites et qu’il fallait laver une grande quantité de ces sables pour avoir fort peu de paillettes, tandis que sur l’Hérault on l’avait à la couche ou au plateau, les paillettes y étant plus fortes que sur l’Ardèche.

On recueillait aussi de l’or au commencement de ce siècle près de Beauchastel, dans l’Erieux. M. Dalmas ne pense pas que ce métal provienne d’un lambeau de terrain tertiaire lacustre qui forme plusieurs mamelons entre St-Laurent-du-Pape et St-Fortunat, et croit plutôt qu’il vient des montagnes granitiques et volcaniques des hautes Cévennes.

L’existence de deux hameaux, appelés l’Or et l’Orfeuille à Desaignes, situés l’un sur le Doux, et l’autre sur l’un de ses affluents qui vient de St-Agrève, n’est-il pas un indice qu’on recueillait aussi des paillettes d’or dans le Doux ?

En parlant des paillettes d’or de la rivière de Gagnères, qui fait la limite de l’Ardèche et du Gard, M. Dalmas nous apprend qu’il a été constaté que ces paillettes venaient d’une alluvion déposée autour de la montagne de Malbosc et servant de base au terrain houiller des Pinèdes et Sallefermouze. Le dépôt aurifère atteint et ne dépasse pas la montagne de Chamades, près Malbosc.

J’ai entendu parler dans ma jeunesse d’un paysan de Beaumont qui cherchait et trouvait l’or dans la rivière de Beaume et aurait ainsi fait une certaine fortune.

Quant au Rhône, il est certain que l’industrie des orpailleurs eut autrefois sur ses rives une certaine importance. Il y avait des chercheurs d’or à la Roche de Glun, à la Voulte et sans doute sur bien d’autres points. Mais déjà, au milieu du siècle dernier, cette industrie rapportait si peu qu’elle était à peu près abandonnée. On citait cependant encore, il y a cinquante ans, à Rochemaure une femme dont le métier était de cueillir de l’or dans les sables du Rhône.

Barbe demanda si le Chassezac avait été désigné comme aurifère par quelqu’un des savants qui ont étudié le Vivarais.

– Sans doute, dit Pélican. Soulavie, c’est-à-dire le naturaliste qui a le mieux exploré nos contrées, cite le Chassezac avec le Gardon et la Cèze comme charriant des paillettes d’or dans ses sables (2). Mais le Chassezac est encore désigné assez clairement, quoique son nom ne soit pas prononcé, dans un passage fort intéressant de l’Histoire de Nîmes, par Ménard, que je vous prie d’écouter.

Il sortit un papier de sa poche et nous lut ceci :

« Le Gardon charrie parmi son sable quantité de petites parcelles d’or, mais d’un or très pur et très fin. Les paysans des environs s’occupent souvent à les ramasser. Poldo d’Albenas (Discours historique sur les Antiquités de Nîmes, chap. X, P. 49) parle de ces paillettes du Gardon en ces termes : L’or des rivières n’est à laisser en arrière ; car le Gardon et plusieurs rivières autres portent l’or que nous appelons à nostre vulgaire or de paillole ; et je crois qu’on l’appelle de paillole de ce qu’il est cueilli par plusieurs fois et d’infimes pièces, car palulogos signifie : autrefois cueilli_, et _palulogia en est ; ou bien or de paillole comme or de paillons, c’est-à-dire or en petits, paillons et pièces ; terme propre à l’art des orfèvres qui appellent et disent paillons d’or, paillons d’argent, c’est-à-dire petites pièces.

« Observons encore que dans ces contrées ce n’est pas seulement au Gardon qu’on trouve des paillettes d’or. Il s’en fait une pêche non moins considérable dans la Cèze, dont je vais dire ici quelque chose puisque la matière m’y conduit, d’après un mémoire que M. le Cointe, officier au régiment de l’Ile de France, de l’Académie royale de Nîmes, qui a été sur les lieux, a lu en 1754, dans une des séances de cette Académie.

« La rivière de Cèze prend sa source au pied d’une montagne escarpée, près d’un village du diocèse d’Uzès, appelé à cause de cette source St-André de Cap-Cèze (villa Sti Andreœ capitis Cesseris)… Cette rivière, peu considérable dans les temps ordinaires, grossit par la pluie et la fonte des neiges d’une manière prodigieuse, sort de son lit et inonde toutes les terres situées sur ses bords. C’est à la suite de ces inondations, et après que la rivière a repris son cours naturel, qu’on trouve de l’or mêlé dans ses sables. Mais il faut observer que ces paillettes ne se trouvent pas dans tous les endroits de la rivière. Elles ne s’arrêtent, après les inondations, que là où la rivière, formant un coude par la rencontre d’une montagne, telle que celle de St-Etienne sous le village de St-Victor, ou celle de Boisson, n’a plus la même rapidité pour entraîner ces paillettes, qui vont au fond de la rivière précisément à l’endroit où elle forme un coude. C’est ici où les paysans vont les pêcher. Cette pêche est souvent très abondante. Un orfèvre de St-Ambroix rapporta à M. le Cointe qu’après une grande inondation quinze ou seize paysans avaient ramassé, à deux lieues au-dessous de cette ville, pour environ six livres d’or par jour chacun. Une pêche de semblables paillettes, pratiquée dans deux rivières qui prennent également leur source dans les Cévennes, nous indique avec la plus grande évidence que ces montagnes renferment diverses mines d’or dans leur sein… »

Les deux autres rivières dont il est ici question, continua Pélican, sont évidemment Gagnères et Chassezac. Un affluent de ce dernier vient du Collet (entre Villefort et St-André-Cap-Cèze), c’est-à-dire du même point que la Cèze. Les deux rivières vont en direction opposée, mais sont filles de la même montagne.

L’observation de M. le Cointe sur la station habituelle des paillettes d’or aux coudes des rivières est, d’autre part, très caractéristique. Si l’on admet l’existence de sables aurifères dans Chassezac, il est clair que les Romains ne pouvaient choisir une position plus favorable pour la cueillette de l’or que celle du Mas-Dieu situé près de l’endroit où la rivière forme un coude très prononcé en contournant la pittoresque éminence des Salelles. Là, lors des grandes inondations, la rivière rencontrant et la butte escarpée de Roqueyrol et le confluent du Coudoulas, est forcée, comme la Cèze sous St-Victor, de ralentir son cours, et de là l’immense amas de sable accumulé en cet endroit et désigné dans le pays sous le nom de Sablas.

La tradition locale d’un trésor caché entre Barre et le Roqueyrol ne viendrait-elle pas des paillettes d’or jadis exploitées dans ce Sablas ?

L’étymologie passablement originale du mot paillole tiré par Poldo d’Albenas du grec palulogia n’indique-t-elle pas, d’autre part, la véritable origine du mot Païolive, et ne peut-on supposer que les Romains chercheurs d’or ont exploité le Chassezac serpentant, comme on sait, pour la plus grande partie de son cours, entre les hauts rochers du bois de Païolive ?

Je suis frappé aussi du nom d’Auriolles que porte la commune située au point de rencontre des trois cours d’eau aurifères : l’Ardèche, la Beaume et le Chassezac. N’est-ce pas précisément dans les sables accumulés en cet endroit après les inondations que la pêche de l’or devait être la plus abondante ?

– Attendez, lui dis-je, je me souviens d’avoir remarqué tout récemment, en visitant la tour d’Oriol, dans le Haut-Vivarais, que la rivière d’Ay forme au pied de la montagne un coude très prononcé. Si l’Ay charriait des paillettes d’or, c’est évidemment là qu’on devait en recueillir le plus. Dès lors, le nom d’Oriol pourrait venir de là.

– Voilà, dit Barbe, enchanté de dire une malice, bien des suppositions basées sur le sable.

– Ne faites donc pas le dégoûté, répliqua Pélican, car c’est justement sur le sable que sont fondées les choses que vous réputez les plus solides aujourd’hui. Est-ce que vous en êtes encore à ne pas savoir que le suffrage universel, cette base sacro-sainte de votre édifice politique, est mille fois plus mouvant et plus instable que le sable le plus subtil de Chassezac ?

Je détournai la conversation ou plutôt la ramenai à son objet en abordant la question de savoir pourquoi la recherche de l’or dans les rivières aurifères est aujourd’hui si infructueuse qu’elle est abandonnée, tandis qu’elle paraît avoir rapporté de beaux bénéfices aux Romains, et encore plus aux anciens Gaulois.

D’après les manuels scientifiques, l’abandon de cette industrie proviendrait uniquement de la diminution de la valeur des métaux précieux, résultant de la découverte des mines plus riches du Nouveau-Monde, diminution qui ne permet plus de payer les frais d’exploitation. Cette raison est réelle, mais insuffisante. Les géologues en donnent aujourd’hui une autre fort plausible qui attribue la formation des dépôts de sables aurifères des rivières, non pas à un accroissement insensible comme celui qui peut s’effectuer aujourd’hui, mais aux grandes oscillations du sol et aux énormes alluvions qui formèrent le terrain quaternaire.

« Quel temps n’a-t-il pas fallu, dit M. Gabriel de Mortillet dans son dernier ouvrage (3), pour opérer cet énorme mouvement de terre ? Un des effets les plus remarquables du remaniement successif des alluvions, dont il vient d’être question, a été le lavage de l’or et son groupement dans le fond de certaines vallées. Les parcelles du précieux métal se sont groupées sur certains points, au moment des déblaiements quaternaires, en assez grande quantité pour alimenter de fructueuses exploitations pendant les époques gauloises et romaines, exploitations si riches que les Romains avaient donné à la Gaule le surnom d’Aurata, dorée. Ces exploitations, terminées il y a quatorze à quinze cents ans, ne pourraient plus se renouveler. Ce laps de temps, qui nous paraît déjà assez considérable, n’a pu même amener le groupement de quelques paillettes. On doit juger par là du nombre énorme d’années qu’il a fallu pour produire l’accumulation d’or qui enrichissait les Gaulois et les Romains. »

Voilà pourquoi les couches de galets diluviens en Californie, en Australie, au Brésil et dans l’Oural, qui n’ont pas été exploitées dans l’antitiquité, le sont aujourd’hui avec de grands profits ; on peut voir, au Museum à Paris, le moule en plâtre d’une pépite d’or, trouvée en Australie, dont le poids atteignait quatre-vingt-douze kilos.

A propos de l’innombrable quantité de siècles que M. de Mortillet, peut-être pour taquiner les croyants, semble éprouver le besoin de faire miroiter aux yeux de ses lecteurs, nous ferons simplement observer que la Bible est tout-à-fait ici hors de cause, attendu que chacune des journées de la création peut aussi bien comprendre quelques milliers d’années que quelques milliers de siècles. Les croyants peuvent donc, s’il y a des raisons géologiques suffisantes, admettre aussi bien pour l’antiquité du monde les deux ou trois cent mille ans de M. de Mortillet que les six mille ans traditionnels.

Dans les plus roches filons aurifères d’Amérique, l’or, au lieu de se présenter en grosses pépites, est divisé en particules infinitésimales, puisqu’il faut briser une ou deux tonnes, c’est-à-dire mille ou deux mille kilos de quartz, pour en extraire quatre onces d’or. Dans les alluvions aurifères, l’or se trouve parfois en grains de forme lenticulaire de grosseur variable. Ceux de la Garonne, venant des Pyrénées, vont jusqu’à quatre millimètres et demi de diamètre ; ceux du Gardon et de la Cèze, trois et demi ; ceux du Rhin et du Rhône sont plus petits.

– Et ceux du Chassezac ? demanda Barbe.

– Je suis on ne peut plus sensible à votre générosité, Sire, répondit gaîment Barbe ; mais, en attendant que vos ingénieurs aient tiré la chose au clair, vous me permettrez de penser qu’il y a encore plus de profit dans l’Ardèche à travailler la terre, même par ce temps de phylloxera et de maladie des vers à soie, que de chercher des paillettes d’or dans les rivières.

– C’est fort bien dit, répliqua Pélican. Si vous raisonniez avec autant de justesse en politique, vous seriez la sagesse incarnée. Car c’est justement sur ce terrain qu’on cherche le plus de paillettes chimériques au détriment des buts sérieux. C’est là qu’on lâche le plus la proie pour l’ombre. Après tout, cher ami, je me garderai de vous faire aucun reproche. L’homme a été sur la terre pour y faire des bêtises ; la folie est son élément comme l’eau pour le poisson. Il est juste, il est naturel qu’il accomplisse sa destinée. Où en serions-nous, grand Dieu ! s’il n’y avait dans le monde que des gens graves et sérieux… comme nous par exemple ? Allons ! si la folie n’existait pas, il faudrait l’inventer ; mais il n’est pas besoin de cela, et ce n’est pas faute de fous que le monde, s’il doit périr, périra jamais !

  1. Hist. nat. du Languedoc, t. 1, p. 187.
  2. Histoire naturelle de la France méridionale, t. 3, p. 295.
  3. Le Préhistorique, p. 623.