Voyage dans le midi de l’Ardèche

Docteur Francus

- Albin Mazon -

X

Etudes de mœurs locales

L’apprentissage d’un chirurgien. – La graisse de chrétien. – Les guérisseurs de la contrée. – Le cresson et le bon vin de Banne. – La femme des Assions et sa médecine. – L’abbé Combe. – L’omelette de Courry. – Le citadin et le campagnard. – Les maisons dans nos campagnes. – Les cabinets de fillado. – L’étain des anciennes maisons et les magnis. – Les repas du paysan vivarois. – Les vêtements. – Un trousseau de mariée en 1539. – Le cannelier et les fialouses. – La saye et la braye.

Voici, docteur, continua Pélican, une question qui vous intéressera davantage. Pour être chirurgien, il faut aujourd’hui des années d’études. On le devenait autrefois à meilleur compte. Il suffisait d’un apprentissage, comme pour devenir cordonnier ou charpentier, s’il faut en juger, du moins, par l’acte suivant que j’ai relevé dans les vieilles minutes de maître François Cade, notaire royal à Gravières au siècle dernier. Oyez plutôt :

« L’an 1750 et le vingtième jour de mars, devant moi notaire et témoins bas-nommés… a été présent en sa personne sieur Guillaume Chevalier, habitant de la ville des Vans, lequel de son gré met et baille en apprentissage sieur Louis Chevalier, son fils, à sieur Jean Antoine Brousse, pour et au nom de sieur Antoine Gauffrès, son oncle, maître chirurgien de la ville de Nîmes, ici présent et acceptant, pour lui apprendre et enseigner tout ce qui dépend de l’art de la chirurgie, sans lui rien cacher qu’il fera pendant le temps et terme de deux ans et deux mois… moyennant le prix et somme de dix-huit livres que ledit sieur Chevalier père promet de payer audit sieur Brousse, à la St-Privat prochain, moyennant quoi ledit sieur Brousse promet de nourrir ledit Chevalier apprenti, sans qu’il soit obligé de le fournir de rasoir ni de blanchissage, et ledit sieur Chevalier père promet et s’oblige de faire travailler son dit fils au profit dudit sieur Brousse pendant ledit temps, et au cas qu’il perdît du temps par maladie ou autrement, ledit Chevalier père sera obligé de faire remplacer ce temps perdu par son dit fils au bout de son terme… »

– Il s’agit probablement ici, lui répondis-je, de l’honorable corporation des chirurgiens-barbiers lesquels, en fait de chirurgie, ne pratiquaient guère que la saignée. Au reste, il faut bien avouer que la médecine comme la chirurgie ont été pendant longtemps fort arriérées et, si l’on songe à la rareté des vrais médecins et chirurgiens autant qu’à la difficulté des communications, on comprend qu’on fût encore parfois fort heureux, au fond des provinces, d’avoir, à défaut de grives, le merle chirurgien-barbier.

– C’est pour cela, dit Pélican, qu’autrefois le moindre village avait son chirurgien. Ainsi, à Gravières, il y en avait deux avant la Révolution, et il en était de même dans les autres localités de la vallée de Chassezac, tandis qu’aujourd’hui il faut courir aux Vans ou à Villefort, d’où le savant diplômé arrive le plus souvent trop tard. Quel est, d’ailleurs, le paysan assez riche, dans mon royaume, pour faire face aux dépenses qu’exigeraient les visites d’un médecin à de si grandes distances ? Il paraît que nos anciens médecins et chirurgiens étaient véhémentement soupçonnés d’aller déterrer les morts, soit pour apprendre l’anatomie en les disséquant, puisqu’on ne pouvait pas, comme aujourd’hui, s’exercer sur les cadavres que les hôpitaux fournissent aux amphithéâtres des facultés, soit pour s’approprier leur graisse dont ils faisaient, disait-on, grand usage pour leurs médicaments.

– J’espère, dit Barbe, que cet absurde préjugé est disparu aujourd’hui.

– Moins que vous ne croyez. Une foule de paysans s’imaginent encore que les médecins attachent un grand prix à la graisse de chrétien et, il n’y a pas bien longtemps, dès qu’un mort d’un certain embonpoint avait été enterré dans ces parages, les parents et amis montaient la garde pendant la nuit au cimetière avec leurs fusils, prêts à tirer sur tout mécréant qui aurait osé venir le déterrer. C’est ce que firent notamment les habitants de Gravières, en mars 1820, lors de la mort du curé Meyrueitz. Comme c’était un homme fortement constitué et d’une belle corpulence, les autorités et les sages du pays jugèrent prudent de faire garder sa tombe pendant plusieurs nuits, par des hommes armés, de peur qu’on ne le fît servir à des onguents de graisse de chrétien. Et ne croyez pas que ceci soit une histoire inventée à plaisir, car il existe encore à Gravières des gens qui ont figuré dans cette garde nocturne. Ils furent douze, se relevant par piquets de quatre, qui se tinrent en vue du cimetière, l’arme au bras, pendant huit nuits consécutives. Les idées se sont sans doute notablement modifiées depuis ; cependant je ne vous engagerais pas, après la mort d’une personne grasse, à trop tourner autour d’un cimetière de village.

– Je me souviens, dis-je à Pélican, d’avoir entendu parler, lors de mon voyage autour de Valgorge, d’une brave femme des Assions qui jouit d’une grande réputation de guérisseuse. Est-ce qu’il y a beaucoup d’empiriques dans la contrée ?

– Comment voulez-vous qu’il n’y en ait pas, répondit-il, avec un pays si accidenté qui rend si long, si coûteux et si difficile le recours à la médecine régulière ? De même que le chirurgien-barbier était autrefois une nécessité dans tous les villages, le guérisseur ou rebouteur l’est encore aujourd’hui dans une grande partie du pays. C’est le résultat de la force des choses.

Les deux plus habiles guérisseurs sont morts : c’étaient l’abbé Maron, curé de Faugères, et l’abbé Ranc, prêtre retiré au Petit-Paris, de la famille du fameux Arthur Ranc, le député républicain actuel. Au dire des paysans, le curé de Faugères reconnaissait la maladie au premier coup d’œil jeté sur le malade. Il en était de même de l’abbé Ranc.

Le remède le plus ordinairement employé par le curé de Faugères était le cresson. Il s’en faisait une telle consommation, d’après ses ordonnances, qu’on en était venu à ne plus en trouver dans les fontaines du pays. Ce brave curé guérisseur tutoyait indistinctement tous ses clients, et chacun d’eux, en se retirant, recevait de sa bouche, en guise d’adieu, l’original conseil suivant qui est passé en proverbe dans le pays :

Per to tisano,
Lou bouon vi de Bano !
Per toun bouillon,
Piquo au mooutou !
Se vuos gori,
Sortiés pas d’oqui !

(Pour la tisane – le bon vin de Banne !
Pour ton bouillon – frappe au mouton !
Si tu veux guérir – ne sors pas de là !)

Ces deux bons prêtres étaient très désintéressés et, s’ils acceptaient quelques dons pour leur église, ils n’exigeaient pour eux-mêmes aucune rétribution.

– Il est très fâcheux, dis-je, que le curé de Faugères soit mort ; j’aurais volontiers fait sa connaissance. Le peu que vous m’en dites révèle un homme d’un grand bon sens. Je suppose, d’ailleurs, qu’il mettait plus de choix que vous ne le dites dans sa médecine rimée. Le vin de Banne était certainement un excellent tonique, mais dont il ne fallait pas abuser. Aujourd’hui, grâce au phylloxera, l’abus comme l’usage est impossible. Quant au cresson, j’en ai vu de si excellents effets, dans une infinité de cas, que je ne suis pas étonné qu’il ait contribué à la réputation médicale de l’abbé Maron. Les progrès de la chimie moderne ont fait découvrir dans sa composition une petite quantité d’iode et de là sans doute ses propriétés dépuratives si universellement appréciées. Il est excellent surtout dans les maladies de poitrine, dans divers engorgements, et ce n’est pas pour rien qu’on le crie dans les villes sous ce titre alléchant :

Du cresson de fontaine !
C’est la santé du corps !

Paris seul en absorbe chaque année dix millions de bottes, et une grande plaine, près d’Enghien-les-Bains, est entièrement consacrée à cette culture.

L’ancienne médecine employait beaucoup les sucs herbeux, et elle n’avait pas tort, malgré bien d’absurdes pratiques. D’ailleurs, elle n’avait pas le choix. On les emploie encore aujourd’hui, mais sous une autre forme, c’est-à-dire à l’état d’alcaloïdes ou de sels qui en résument le principe actif. Les médecins modernes disent qu’ils ont trouvé ainsi des armes de précision. Seulement, il faut bien le dire, cette perfection du remède, tout en rendant souvent de grands services, n’est pas sans inconvénient, et, si l’arme de précision tue quelquefois la maladie, il lui arrive bien de temps à autre de détériorer le malade. La morphine, au lieu du pavot, l’atropine au lieu de la belladone, la digitaline au lieu de la digitale, etc., sont certainement des substances plus commodes à manier, mais d’un abus plus facile, surtout entre les mains de médecins jeunes et présomptueux, et – pour ma part – j’aurais dormi plus tranquille avec le cresson et le bon vin de Banne de l’abbé Maron, qu’avec l’arsenal de la pharmacie moderne.

– Ajoutez à cela, dit Pélican, que, si la science fait souvent défaut à nos braves guérisseurs de campagne, ils n’ont en revanche devant eux qu’un nombre assez limité de maladies qu’une longue expérience leur a permis d’approfondir. Le campagnard n’est pas sujet, fort heureusement, à une foule de maladies qui déciment ou torturent le citadin. En quoi il faut encore reconnaître un effet de la Providence divine qui a voulu toujours placer non seulement le remède, mais même un médecin suffisant à côté du malade. Je me garderais toutefois d’affirmer que les guérisseurs sont toujours à la hauteur de leur tâche. Je les admets, à défaut de médecins diplômés, dans les villages reculés, mais je me méfie fort de ceux qui prétendent tout guérir comme la femme des Assions.

– Ah ! lui dis-je, parlez-nous un peu de la femme des Assions !

– Lo fenno des Assieux, répondit Pélican, est une ancienne servante de l’abbé Ranc, du Petit-Paris, qui passe pour avoir hérité des secrets médicaux de son maître. Elle a le don, comme disent les paysans. Sa spécialité est de guérir les effluots, les estourils, les morfonduros, les plourésis-manquats, les viroson, le sang changea en aygo, les michants maux, les effluros, etc. Ses remèdes consistent en certaines herbes dont les principales sont : la feuille de noyer, le cresson, la sauge, la bourrache, la véronique, le fumeterre, la racine de patience, la racine de bardane, etc., à préparer de telle ou telle manière pendant une neuvaine, après quoi on revient la consulter pour les remèdes à employer pendant la seconde neuvaine, et, s’il y a lieu, la troisième et la quatrième neuvaines. Vous voyez que fort heureusement elle n’emploie guère d’armes de précision, ce dont il faut féliciter ses malades. En somme, sa médecine est inoffensive, et, quand il ne s’agit pas de cas graves, elle n’empêche pas ordinairement le malade de guérir. Dans ce cas, tout l’honneur en revient à ses remèdes. S’il meurt, c’est, dit le paysan, parce que son heure était venue. Si vous attaquez la femme des Assions, on vous citera bien des personnes qu’elle a guéries, et l’on ajoutera sentencieusement :

Pas soulamen ici
Ma ben per tout poï
Lou meillou médeci
Es aquel que gari !

Le grand rebouteur de la contrée est l’abbé Combe, de Sainte-Marguerite-la-Figère, l’élève et le vicaire de feu l’abbé Anjolras, curé de Barnas, dont nous avons parlé dans un autre ouvrage (1). Ce dernier disait, en parlant des médecins : « Ces messieurs, en fait de rabillage, ont la science, mais ils n’ont pas le savoir ». Ce qui voulait dire qu’ils n’ont pas le biais, l’expérience, le tour de main que lui avait donné à lui une longue pratique. Je me souviens d’avoir rencontré, il y a quinze ou vingt ans, l’abbé Combe et il me fit l’effet d’un homme fort intelligent. Je me garderais naturellement de juger son talent de rabilleur, mais je comprends fort bien que dans une région aussi écartée que Ste-Marguerite on soit heureux de trouver, à défaut de médecin, un homme qui a, au moins, le coup d’œil et l’expérience.

– Je ne veux pas plus que vous, dit Pélican, juger le talent de l’abbé-rabilleur de Ste-Marguerite, mais je constate que, dans un périmètre dont le centre est à Sainte-Marguerite, et qui s’étend de Langogne à Uzès et de Joyeuse à Genolhac, la confiance populaire lui est acquise exclusivement. Je dois constater aussi, pour être impartial, que l’abbé Combe fait beaucoup d’œuvres de charité.

Puisque nous en sommes sur ce chapitre, savez-vous ce que c’est que l’omelette de Courry ?

– Pour moi, dit Barbe, je ne connais aucune localité de ce nom dans l’Ardèche.

– Courry, dit Pélican, aujourd’hui dans le Gard, faisait autrefois partie du diocèse de Viviers. Nos paysans sont très convaincus, à dix lieues à la ronde, que si l’on a le malheur d’avoir été mordu par un chin fol (un chien enragé), il faut vite partir pour aller manger l’omelette de Courry. Que si vous demandez : Mais chez que faut-il aller manger cette omelette, à Courry ? on vous répond : Pas de questions ! Le cas est pressant, allez à Courry et dites au premier venu que vous venez pour manger l’omelette. On file naturellement au plus vite à Courry et l’on mange l’omelette. De quoi se compose-t-elle ? c’est ce que je n’ai jamais pu savoir ; mais ce qu’on entend dire unanimement, c’est qu’après avoir mangé la fameuse omelette on peut désormais dormir en paix sans crainte de se voir étouffer entre deux draps ou saigner par les quatre veines.

– Que nous contez-vous là ?

– Je vous conte ce que tout le monde dit, afin de vous donner un nouvel échantillon des préjugés populaires. On aura beau dire, en effet, au paysan, qu’on n’a jamais, et surtout par ordre du médecin, étouffé entre deux draps ni saigné par les quatre veines aucune personne atteinte de la rage, on ne le convaincra pas et si, par égard pour son interlocuteur, il ne maintient pas son assertion, on verra l’incrédulité persister sur son visage. Quant à l’omelette de Courry, je dois dire que je n’ai jamais entendu dire qu’aucun de ceux qui l’ont mangée soient morts enragés, tandis que tous les paysans vous citeront le cas d’un enfant des Vans, mort, il y a bien des années, de la rage, bien que soigné par son père qui était médecin. Qu’en dites-vous, docteur ?

– Je dis simplement que cette méthode de guérir la rage au moyen d’omelettes existe en beaucoup d’endroits et doit prendre sa source dans quelque pratique très ancienne. Le docteur Decaisne qui, je crois, est Belge, racontait l’autre jour (2) qu’il avait connu dans son enfance « un digne et saint prêtre, inventeur convaincu d’une omelette contre la rage, qu’il administrait en prononçant certaines paroles et qui avait guéri plus de soixante enragés qui ne l’étaient pas ». Et bien plus près d’ici, dans toute la région de Lamastre, les personnes mordues par les chiens errants courent au couvent de St-Prix où les bonnes sœurs leur confectionnent une omelette non moins infaillible que celle de Courry. Le remède est-il dans les œufs ou dans les herbes qui entrent dans la confection de l’omelette ? Voilà ce que personne encore n’a su me dire. Je hasarde une simple réflexion : l’ail entre souvent en proportion notable dans les omelettes ardéchoises, et d’autre part un savant Américain est venu, l’autre jour, à l’Académie des Sciences présenter l’ail comme un spécifique anti-rabique. Serait-ce là le secret des omelettes de Courry et de St-Prix ? Il ne faut pas aussi perdre de vue que, sur cinquante personnes prétendûment mordues par des chiens enragés, une ou peut-être la moitié d’une l’a été en réalité, et je suis fort tenté de croire que le secret du succès des omelettes est là encore plus qu’ailleurs. Quoi qu’il en soit, ami Pélican, vous avez piqué ma curiosité et, sans être mordus par aucun chien enragé, nous irons, un de ces jours, si vous le voulez bien, avec l’ami Barbe, manger l’omelette à Courry. Nous verrons si elle sent l’ail ou si nous pouvons y découvrir toute autre substance anti-rabique. Je crois peu à ces vieilles panacées, mais je trouve toujours intéressant de les voir de près. La médecine, en somme, a commencé par l’empirisme et peut-être ne lui a-t-elle pas pris tous ses procédés utiles.


Nous passâmes la fin de la journée et toute celle du lendemain à parcourir les hameaux de cette partie du Chassezac, visitant bon nombre de paysans dans leurs habitations, causant avec eux et les suivant dans leurs travaux.

– D’après les récits de voyage de notre ami, dit Pélican à Barbe, il m’a semblé que vous étiez trop crédule pour certaines choses et trop sceptique pour d’autres. Il m’a semblé surtout que vous ne connaissiez que fort imparfaitement nos braves habitants des campagnes – ce qui n’a rien d’étonnant pour un homme qui habite Privas et n’en sort que par exception. Le grand mal dans ce monde, c’est que ceux qui veulent régenter les autres sont précisément ceux qui connaissent le moins les réalités de la vie. L’homme ne peut être bien connu qu’à la campagne. Dans les villes on n’est pas sûr ; on passe plus ou moins à l’état de fantoche ; mille fils invisibles vous tirent à droite et à gauche, en haut ou en bas, et vous font une vie factice. De là, des erreurs aussi profondes que dangereuses, entr’autres celle d’avoir en vue la minorité citadine, plutôt que l’immense majorité campagnarde, dans la confection des lois et des gouvernements. Mais, trève de politique, tenons-nous à ce que nous voyons. Nous conclurons après, s’il y a lieu.

Dans les villes, l’homme habite des maisons qui ressemblent plus ou moins à des casernes et où le bon air et sa liberté subissent, par la force des choses, la plus insupportable comme la plus malsaine des tyrannies. Dans les campagnes, bien qu’en apparence plus mal logé, l’homme est dans des conditions infiniment meilleures. Il est vrai que, sur nos hauts plateaux, il cuisine, mange et couche au rez-de-chaussée des maisons, à côté de ses bêtes dont il n’est souvent séparé que par une cloison en planches, quelquefois par une simple claire-voie. Mais le soleil et le bon air sont à la porte, prêts à tout purifier. D’ailleurs, il est plus souvent dehors que dedans. La preuve qu’en somme sa situation hygiénique est préférable à celle de l’homme des villes, c’est qu’il se porte mieux.

Dans la vallée de Chassezac, comme dans celles de Borne et de Cèze, le paysan est mieux logé que sur les hauts plateaux. Le rez-de-chaussée sous voûte est presque toujours consacré à loger le vin ou les bêtes. L’homme habite l’étage au-dessus. La plupart des maisons sont précédées d’une basse-cour dont la porte est fermée pendant la nuit par la barre de sûreté comme les anciennes demeures féodales, et pendant le jour par une sorte de verrou ou de targette qu’on peut faire mouvoir du dedans comme du dehors et dont la poignée pendante sert de marteau à frapper la porte. Cet ingénieux travail de serrurerie, commun à tout le Bas-Vivarais, est vulgairement appelé la cadaule ou le barroul, à cause sans doute de sa double fonction de marteau (cadere, tomber en frappant) et de verrou.

L’escalier, dans la plupart des maisons, est extérieur ; il aboutit à une plate-forme ou vaste balcon, ordinairement couvert, qu’on appelle l’onto (du mot latin ante), où se trouve la porte d’entrée de la maison. C’est là que se charpentent les divers instruments d’agriculture, là qu’on filait autrefois les cocons à la bassine, là que sont suspendus les paniers appelés casiero (de caseum, fromage), où l’on fait sécher les tomes. Quand l’escalier est intérieur, il prend le nom de visetto, à raison de sa forme à vis ou en colimaçon. Ce genre d’escalier est celui des anciennes maisons aisées du pays, ce qui leur donne un certain air féodal en les agrémentant d’une petite tourelle. Quand on demande : n’est-ce pas là un ancien château ? on vous répond : Oh ! non, cette tour n’est qu’une simple visetto. Ces escaliers sont souvent fort beaux. Ils indiquent d’anciens besoins de défense. L’escalier extérieur n’est venu qu’aux époques de plus grande sécurité.

Le nom de cheminée, dans les anciennes maisons du pays, est réservé aux cheminées des chambres. Celle de la cuisine s’appelle le chauffage. Ce chauffage est une sorte de petite pièce d’environ trois mètres d’enfoncement, occupant toute la largeur d’un côté de la cuisine, moins le petit espace réservé pour la patrouille ou souillarde. On dirait une alcôve avec son cabinet de toilette. Le foyer occupe le fond du chauffage. A droite et à gauche, sont établis deux longs sièges latéraux qui portent le nom traditionnel d’archi-bancs, sans doute à cause de leur double destination de bancs et de coffres (ou arches). A l’extrémité des archibancs, au point le plus rapproché du foyer, se trouvent parfois deux grands fauteuils de bois réservés aux vieillards et aux infirmes de la famille. Ces sièges d’honneur ne sont le plus souvent que de vieux troncs d’arbre évidés ; j’en ai vu cependant qui avaient la forme de chaire antique ; leur ancienneté, à défaut de mérite artistique, les a fait rechercher par les brocanteurs, et il n’en reste plus guère dans le pays. Le chauffage est séparé de la cuisine par un grand arc-doubleau ou par une architrave d’un seul bloc d’énormes dimensions. Sur cette architrave ou frise, tantôt reposant sur des consoles, tantôt supportée par des colonnes, le tailleur de pierre a gravé ordinairement une croix avec la date de la construction, les initiales au maître de la maison, et parfois encore une pieuse devise. La frise du chauffage du château de Tour à Gravières porte l’inscription suivante :

✝ DIEV SOIT BENI
J. DE LA GARDE DE MALBOS
ANNE DE SABRAN

Les hachures héraldiques de l’écusson placé entre les noms sont effacées, mais il est facile de les rétablir, puisque les armes des la Garde de Malbos étaient les mêmes que celles des la Garde de Chambonas : d’azur au chef d’argent.

Dans les anciennes maisons bourgeoises, il y avait toujours une vaste pièce connue sous le nom de la salle. C’était là que se tenaient les réunions et qu’avaient lieu les grands repas de famille. Les plafonds de ces salles sont ordinairement en planches sur petites travettes carrées et les cheminées y ont le caractère architectural des chauffages, avec cette seule différence que l’enfoncement est moindre. La frise de la cheminée de la salle de l’ancienne maison Dumont, à Gravières, est portée sur quatre colonnes et l’on y lit l’inscription suivante :

ADORONS L’ETERNEL
SON SAINCT NOM BENISSONS
DIEV A FAICT L’ŒVVRE
PAR LEVESQVE DES MAISONS.

De même que les guerriers de l’antiquité employaient l’haste (hasta) de leur lance pour rôtir au feu les chairs dont ils se nourrissaient, de même, dans les occasions solennelles, nos paysans font tourner l’hasto (la broche) dans ces grandes cheminées. On charge ordinairement de ce soin une femme ou un enfant qui s’en acquittent philosophiquement, tandis que les grandes personnes se remémorent les deux vieux proverbes vivarois :

Souvén quaou viro l’hasto
Noun tasto

(Souvent celui qui tourne la broche ne goûte pas le rôti).

Quaou faï vira l’hasto
Soun bos gasto !

(Celui qui fait tourner la broche (c’est-à-dire qui fait trop bonne chère) gâte son bois (c’est-à-dire se ruine).

Les toits sont en lauzes comme dans tous les pays de micaschiste. Il y a çà et là quelques maisons couvertes en tuiles, mais de date récente. Dans les endroits où il y a de la pierre de grès comme à Gravières, les maisons sont construites en pierres vulgairement dites quintalières ou d’assise : quintalières, parce que chacune pèse environ un quintal, charge ordinaire d’un homme ; d’assise, parce qu’elles forment des assises régulières et présentent l’aspect d’un appareil parfait qu’on peut classer entre le petit et le moyen appareil romain. Faute de grès, on bâtit parfois en simples pierres d’ablesto – c’est le nom donné ici aux micaschistes, dont les lames sont uniquements propres à l’opus incertum. Les pierres de taille des fenêtres, des portes ou des angles des maisons sont toujours en grès qu’il a fallu parfois aller chercher fort loin.

Les portes sont généralement de forme cintrée et ornées d’une moulure ou chanfrein qui prend aux angles saillants des pieds-droits et de l’archivolte la place de l’arête-vive. Un grand nombre d’entre elles portent une date indiquant le plus souvent le XVIe siècle, quelquefois le XVe, rarement des temps antérieurs. Les fenêtres sont de même époque et de même style. C’est la fenêtre gothique, la meurtrière en fer de lance, et plus généralement la grande croisée ou la demi-croisée du moyen-âge, dont le siècle des lumières a presque déjà partout ailleurs abattu les antiques meneaux. Soit rareté du verre, soit par raison d’économie, la baie ou les deux baies inférieures étaient autrefois fermées par des battants en bois s’ouvrant à l’intérieur, et l’on ne vitrait que la partie supérieure au bras transversal de la croix. On voit encore çà et là quelques-uns de ces petits vitraux en losange montés sur lamelles de plomb. Nous remarquâmes enfin qu’à l’intérieur de l’embrasure des grandes croisées on a ménagé à droite et à gauche un banc fixe en pierre exactement conforme à ceux établis près de l’orifice des meurtrières des anciens forts pour l’usage des sentinelles chargées de faire le guet.

Si l’extérieur des habitations a conservé quelque chose de l’antique cachet, l’intérieur, en revanche, est resté bien pauvre. En fait d’ameublement, tout y est ordinairement vieux et couvert d’un épais badigeon de fumée. Cependant le Cévenol aime, à l’occasion, à s’endimancher et de là ces belles armoires ou garde-robes qu’il nomme cabinets et qui parfois encombrent la maison entière. Quelques-uns à quatre battants et à deux tiroirs étaient des Louis XIII et des Louis XV. Ils ont presque tous disparu dans les razzias faites ici comme ailleurs par les modernes amateurs de vieux bahuts à colonnettes torses, de pieds de tables tournés et de panneaux sculptés. Il n’en est resté que quelques spécimens plus ou moins dépourvus de mérite artistique, ou trop précieux comme souvenirs de famille pour qu’on ait consenti à s’en défaire. Tels sont les cabinets de fillado (de belle-fille) que les anciens notaires appelaient cabinets garnis. Un paysan nous montra quatre de ces vieux meubles rangés sur un côté de sa vaste cuisine et nous dit : J’y tiens ; ce sont des cabinets de fillado apportés ici par ma mère, ma grand-mère, mon aïeule et ma bisaïeule.

La vaisselle était uniquement en étain. Les vieux inventaires et les récits des vieillards constatent qu’il y en avait une quantité prodigieuse. Elle était faite de l’étain le plus pur et la forme des plats était exactement celle de la plus belle vaisselle d’argent. De même, les bases de toutes sortes : écuelles, soupières, pot à eau, le bicchié (de l’italien bicchiere), coupes, huiliers, etc.; étaient la reproduction des meilleurs modèles. Voici, dit Pélican, en choisissant parmi les papiers dont sa poche était bourrée, un extrait d’inventaire qui vous donnera une idée de la vaisselle d’étain d’une maison d’aisance ordinaire en 1660 :

« … Item dans la même chambre (de Marcy, de Gravières), a esté trouvé huit grands plats, douze assiettes, le tout marqué d’une marque y ayant un cœur au milieu, lesdits plats et assiettes estant d’estain de Lion, six petits cuillers aussy estain fin, une grande esquelle couverte aussy mesme estain… »

La vaisselle d’étain des familles riches se pesait par quintaux. Qu’est devenu tout cet étain ? Demandez-le aux Magnis (ou Limagnis, hommes de la Limagne). Le cévenol vivarois leur a confié son plat ou son bicchié d’étain et les magnis lui ont rendu une simple cuillère en lui disant : N’y a pas d’estan sans crasso. Honnête Auvergnat ! Trop confiant Vivarois !


En été, le paysan vivarois fait cinq repas :

1° Le tue-ver qui consiste à manger, au saut du lit, une tranche de pain avec un morceau de fromage – à défaut de quoi on se contente d’une sardine ou bien d’une gousse d’ail dont on frotte vigoureusement le pain ; autrefois on joignait à cela un ou deux verres de vin, et le ver était tué à merveille. Aujourd’hui le vin est remplacé par un petit verre de mauvaise eau-de-vie lequel, s’il tue le ver, tue aussi l’homme peu à peu.

2° Le déjeuner. A 8 heures du matin, les femmes le portent aux travailleurs occupés aux champs. En voici le menu ordinaire : la soupe, le taillon, des châtaignes ou pommes de terre rondes. Le taillon est le morceau de lard ou de vache salée qui a servi à assaisonner la soupe et qui reste au fond du plat quand la soupe est mangée. On le détaille alors de façon que chacun en ait un taillon. Cette expression est aussi usitée dans le Gard et de là, paraît-il, le nom du fameux Trestaillon, de la terreur blanche, dont l’appétit formidable ne pouvait pas être satisfait à moins de trois taillons. Ne pas confondre le taillon avec le saubourun ou savourun qui n’est autre chose qu’un os de porc, d’autant plus propre à assaisonner la soupe qu’il est de date plus ancienne et de saveur plus rance. Le saubourun fait des miracles, car pour avoir bouilli une et deux fois dans une marmite à soupe, il n’a pas perdu pour cela sa saveur et peut servir encore plusieurs jours au même usage. Il y a mieux : dans quelques villages, où les ménagères vivent en bon accord et mutuelle charité, on le voit parfois passer de maison en maison et de marmite en marmite. Quelquefois, au lieu de la soupe, on donne au déjeuner le cousinat, c’est à-dire des châtaignes sèches apprétées en cuisine, en d’autres termes cuisinées. Le cousinat est composé simplement de quelques pincées de farine et d’une certaine quantité de lait mélangé à l’eau dans laquelle cuisent les châtaignes.

3° Le dîner. Il a lieu à midi. Le plat fondamental est le fricot. Voici comment on le prépare :

On prend une poêle à frire – on la met sur son friquet (les anciens notaires ne mentionnaient jamais une poêle à frire sans ajouter avec son friquet) – on la remplit à moitié d’eau en ajoutant du beurre, de l’huile ou du saindoux en quantité suffisante ; quand l’eau entre en ébullition, on y jette des tranches de pain préalablement trempées dans l’eau ou mieux dans du lait ; sur ce pain réduit en pâte, on coupe à petits morceaux ou du foie, ou du sang caillé, ou de la morue, ou des champignons, ou des pommes de terre, ou des caillettes, ou du jambon, ou du saucisson, ou des oignons, ou des œufs durs, ou des haricots, etc., etc… Salez, épicez, écrasez, brouillez, faites sauter et servez…

Voilà le fricot du paysan de nos pays, son plat de tous les jours, son plat indispensable, son plat de vie, de force et de santé – dont la composition mérite certainement de passer à la postérité. Avec le fricot, une bouchée de pain et quelques noix, le paysan trouvera toujours qu’il a fait un bon et confortable dîner.

Après le dîner, la durmido, c’est-à-dire la sieste ou la méridienne. On la fait depuis la croix de mai jusqu’à Notre-Dame d’août. Pour cela, le paysan choisit toujours le coin de sa terre le moins ombragé, le plus dur et le plus exposé au soleil, afin d’éviter l’humidité et les talabrenno (salamandres) que le travailleur considère comme ses deux plus grands ennemis :

A l’homme de péno
Ché faï durmido
Ni talabrenno
Ni terro umido.

Nos paysans sont convaincus que le souffle de la salamandre est mortel, que partout où elle a passé il reste des émanations qu’il est fort dangereux de respirer.

4° Le goûter forme le quatrième repas, vers quatre heures de l’après-midi ; on y mange l’omelette, la salade, une tome fraîche, des figues sèches ou un autre fruit.

5° Le cinquième repas est le souper à l’heure où toute la famille est rentrée à la maison. On s’y contente ordinairement de manger la soupe et les restes des autres festins de la journée.

En hiver, il n’y a que quatre repas : le tue-ver, le dîner vers neuf heures, le goûter à une heure après midi et le souper le soir en famille. Cependant, même dans les courtes journées d’hiver, il y a place quelquefois pour un cinquième repas qu’on appelle le réveillon. Il est fort agréable de réveillonner le soir autour d’un bon feu, en mangeant soit des beignets, soit plutôt des châtaignes rôties ou à la braise (braisillado).

Le pain de nos paysans de Chassezac est un pain noir, confectionné avec de la farine de seigle en soun tout. Le paysan porte lui-même son blé au moulin, pétrit son pain et le fait cuire soit à son four particulier soit au four banal. Chaque fournée contient le pain nécessaire pour alimenter la famille pendant un mois. On comprend qu’il soit dur à la fin. Si on lui en fait la remarque, il répond :

Los fillos, los proucedillos et lou pan tchaou
Soun lo rouïno dos oustaou.

(Les filles, les procès et le pain chaud sont la perte des maisons).

Le pain blanc ou de boutique ne paraît sur la table que dans les circonstances extraordinaires. Toutefois, il est rare que, même dans les plus pauvres maisons, on en soit complètement dépourvu ; il en faut pour le fricot et pour les friandises des enfants. La viande de boucherie est une exception comme le pain blanc. Mais on tue chaque année un porc ou une vache : on sale et on tire de là toute l’année.

Le paysan est long dans ses repas. Il mâche consciencieusement les morceaux. C’est que le temps du repas est aussi pour lui l’heure du repos. D’une pierre il fait deux coups : il restaure son estomac et ses membres. Quand on lui demande pourquoi il reste si longtemps à table, il répond :

Quand l’estoumac porlé
Digué :
Travailla de la dèn
De iéou serez countèn !

(Quand l’estomac parla, il dit : Travaillez de la dent ; de moi vous serez content).


Nos paysans et nos paysannes s’habillent aujourd’hui à peu près comme tout le monde, mais il n’y a guère que trente ou quarante ans qu’ils ont subi le joug de la mode et abandonné le costume local et traditionnel – et je ne leur en fais pas compliment.

Je me souviens du temps où, tandis que la veste à lichet ou à petite queue de morue était, comme elle l’est encore, le costume distinctif du padgel des montagnes du Gévaudan et du Velay, tout Cévenol Vivarois portait la veste courte dite carmagnole des royols : veste moins longue que celle des Savoyards et moins courte que celle des Auvergnats. Pour l’hiver, elle était en drap cadis, autrement dit dans les anciens registres de notaires drap d’hostal ou drap de maison. En été, elle était de bouratin ou bourrette, sorte d’étoffe confectionnée avec des déchets de soie.

L’ancien chapeau bicorne ou à claque s’est maintenu assez longtemps après la Révolution. Vers 1825, la plupart des hommes le portaient encore, dans les villages plus que dans les villes, comme aussi ils portaient la queue. Vers 1840, le chapeau à claque était en grande décadence, mais il reparaissait encore une fois par an, agrémenté de la cocarde et d’un multicolore plumet, sur la tête des jeunes conscrits.

Une autre pièce du costume local, non moins pittoresque et qui a disparu aussi sans retour, c’est le fandal ou tablier de cuir, protecteur des vêtements, dont se ceignaient les cultivateurs à leur départ pour le travail, et qui leur donnait l’air de sapeurs marchant à l’assaut.

Les robes et jupons des femmes étaient de même étoffe que les vêtements des hommes. Les anciens registres de notaires mentionnent, il est vrai, parfois certaines robes de couleur ou de drap de bothique, mais il s’agit, en ce cas, du trousseau exceptionnel d’une demoiselle de condition ; car, s’il est question d’une simple honneste fille, point d’autres robes que robes de cadis, de drap d’hostal ou de serge de montagne.

Voici, en langue vulgaire, la mention d’un de ces trousseaux, acte de Lavie, notaire à Gravières, 1539 :

Quittance de dot et trousseau

L’an mil cinq cens trento nou et lo XXe jour del més de janvye… Personalamen costituado Johannno Folchyéro filho de Glaude del luoc del MAS parochio de Sanct Victour de Graviero diocèse d’Uzès, molhe de Loys Tardieu fil de Guilhes del luoc des Soliers parochio sobre dicho de Graviero. Certificado de la verchiero le jour present par Glaude Folchier et Agnès Delmound payre et mayre sieus a elle costituado et assignado laquelle consisto en la sommo de septantos lieuros tourin – dos raubos, de sergetto nuptialos a disho d’amis – et uno aultre raubo de drap d’hostal – dos flassados – dos lensols – et dos fedos garnèdos ambe leurs auchils – Ainsi qué cousto noto preso et resaupudo per mestres Gregorii Fustié notary…

Vêtements d’hommes et vêtements de femmes étaient tissus avec la laine, le chanvre ou la filoselle que les femmes filaient à la maison. La laine venait des moutons de la bergerie, la filoselle des cocons de la chambrée et le chanvre des chenevières, petits coins de terre clos qui portent encore ce nom dans le cadastre.

Chaque jardin avait son cannelier d’où on tirait les nombreuses fialouses (quenouilles) qu’on voyait rangées en faisceaux dans tous les recoins des habitations. Des industriels ambulants vendaient aux ménagères des assortiments de fuseaux et de vertels. Les fuseaux étaient acquis à prix d’argent ou échangés contre des peaux de lapins. Les vertels étaient donnés par dessus le marché. Les vertels (du latin vertere tourner) étaient les petites rondelles de bois tourné, servant de volants ou pesons aux fuseaux. Les amateurs d’antiquités les appellent fusaioles. Vertels ou fusaioles tendent à devenir rares.

Les dames et les demoiselles filaient à la fialouse tout comme les paysannes. Elles avaient un porte-fialouse en argent, sorte d’anneau d’argent pendant à la chaîne de leurs ciseaux, et de plus une espèce d’agrafe ou fibule, également en argent, pour accrocher la fialouse sur le côté gauche du corsage. Outre les fialouses prises au cannelier, il y avait les fialouses artistiques en bois, sculptées à la pointe du couteau par les mains des bergers. Les unes se terminaient en pointe de fer à lance et les autres en crosse d’évêque. Quelle belle panoplie on ferait avec deux fialouses de cette dernière catégorie posées en sautoir sur un des vastes chapeaux de feutre de nos vieilles cévenoles, en guise d’écusson ! Ce chapeau qu’on voyait encore, il n’y a pas longtemps, s’étaler comme un parasol sur la tête des femmes du Bas-Vivarais était une coiffure caractéristique – excellente en temps de pluie, mais incommode les jours de vent. Les amateurs de pittoresque dans les costumes locaux ne sauraient désirer mieux et ce chapeau est pour eux une vraie bonne fortune, mais il faut qu’ils se hâtent s’ils veulent profiter des derniers échantillons. Il n’y en a plus dans les villages où passe la charrette, mais on peut en retrouver encore quelques-uns dans la région du haut Chassezac abordable seulement pour les chèvres et les mulets.

A peine l’enfant est-il né, qu’on se hâte aujourd’hui de l’habiller en homme. Ce n’était pas ainsi autrefois.

Avant de pourta la brayo,
Faou aver pourta la sayo.

(Avant de porter la braye (pantalon), il faut avoir porté la saye).

Telle était la sentence des anciens et ils y tenaient. La saye est une sorte de sac en drap de cadis, qui n’a d’autres ouvertures que celles par où sortent la tête et les bras. Ce vêtement qui, dans sa simplicité, a toutes les conditions requises pour favoriser le parfait développement du corps de l’enfant, était autrefois universellement en usage dans le Bas-Vivarais. La saye était souvent en flanelle blanche ou de couleur. C’était fête à la maison le jour où le petit garçon, sortant de cette enveloppe de chrysalide, apparaissait tout brayé à la table du festin.

Depuis lors, le siècle a marché. Pour trouver un enfant portant la saye, il faut aller jusqu’à Thines, Malarce, Ponteils ou Malons, et encore dans ces hameaux perdus combien de pères ou de mères, là comme ailleurs, parlant de leur garçon qui prétend être un homme, en sont réduits à dire, non en chantant, mais en pleurant : L’aven braya trop léou ! (Nous lui avons donné le pantalon trop tôt).


Peu de paysans ont une montre. C’est un cheval à l’écurie, et cela ne vaut rien pour les misérables. Heureusement, Dieu leur a donné bon nombre de chronomètres naturels et l’habitude, la nécessité leur ont appris à en faire usage.

Parmi ces chronomètres, ceux qu’ils apprécient le plus, sont :

1° La voix du coq qui, disent-ils, chante à chaque heure de la nuit ;

2° Les étoiles : celles qui, à leur dire, ne trompent jamais, sont : la bello estello – l’estello des pastres – l’estello di Bouvier – los entreseignos – et la Plousiniero ;

3° Le soleil quand il gagne ou quitte tel ou tel rocher. Le grand cadran solaire de la région de Gravières est au rocher des Bouschas. Ailleurs, c’est la Dent du Rez (dent de resso, dent de scie), le rocher de la Carabasso, la roche Gourdon, etc.;

4° Il y a enfin une montre solaire que tout le monde porte avec soi, pourvu qu’il fasse beau : c’est l’ombre de son propre corps. Il y en a qui prétendent pouvoir dire l’heure aussi juste qu’un horloger.

  1. Voyage aux pays volcaniques du Vivarais.
  2. France, 13 octobre 1883.