Voyage dans le midi de l’Ardèche

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XI

Les prodiges du saccol

Le pays des accols et du saccol. – La marche triomphale d’un porc gras et son entrée solennelle aux Vans. – Le chapsal. – La solution d’un problème. – Comment on porte au saccol des pierres de vingt-cinq et trente quintaux. – Le saccol donne la sagesse. – Tas-té, foutraou !

Vous connaissez sans doute, dit Pélican, le proverbe caractéristique de la contrée, qui s’applique d’ailleurs à une bonne partie du Bas-Vivarais :

Per lou poïs d’en bas,
lou bât ;
Per lou poï d’accol,
lou saccol.

(Pour le pays d’en bas – le bât ! – Pour le pays l’accol – le saccol !).

Les accols, dans le langage local, sont ces innombrables terrasses, construites de main d’homme, qui font des pentes les plus abruptes un terrain admirablement cultivé, et qui excitent l’étonnement et l’admiration de tous les observateurs étrangers. Quand Dieu, chassant l’homme du paradis terrestre, lui dit : Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front ! je pense qu’il dut penser spécialement à l’homme des accols. Ici, en effet, ni char, ni cheval, ni âne ni mule ne sont venus en aide au travail humain ; c’est au dos seul de l’homme qu’est dévolue la charge de tous les fardeaux, et c’est au moyen du saccol que se font tous les transports.

Connaissez-vous le saccol, ami Barbe ? Non ! – preuve nouvelle que les inventions les plus merveilleuses ne sont pas les plus admirées, simplement parce qu’elles sont les plus simples et les plus anciennes. Le saccol est ce petit sac de toile, rembourré de paille, dont nos intrépides travailleurs se font un capuchon et qu’ils jettent sur leurs épaules, en guise de coussinet, pour porter le faix.

Que de prodiges ne fait-on pas avec le saccol ! C’est grâce à lui que se sont élevées, comme par enchantement, ces vertes terrasses dont les murs empruntent à leurs énormes blocs l’apparence de vrais remparts, et c’est encore grâce à lui qu’on a pu sans relâche faire face à toutes les brèches causées par la pression des terrains ou les inondations. De père en fils, le Cévenol a continué ce travail de Sisyphe en s’encourageant du mot traditionnel : Rien dont on ne vienne à bout avec la persévérance et le saccol !

Ecoutez ! quel est ce bruit ? On dirait le sonore piétinement d’un escadron de cavalerie ou le fracas d’une avalanche qui se précipite du sommet de Barre. C’est un groupe de paysans qui rapportent du sommet de la montagne l’énorme faix de bruyère ou de feuilles mortes destiné au fumier des étables et des basses-cours. Ils ont gravi le matin la montagne à pas de bœuf. Les voilà qui redescendent au pas gymnastique, par bonds et par sauts, faisant jaillir l’éclair du grès avec leurs souliers ferrés. Grâce au saccol, un homme descend du sommet de Barre environ soixante kilos de bruyère, de feuilles mortes ou de bois de chauffage. Huit ou dix kilomètres à parcourir avec un fardeau pareil semblera une impossibilité à bien des gens. Cela n’est cependant que la vérité pure. Il est vrai qu’on fait deux ou trois pauses pendant lesquelles on débouchait autrefois la coucourde pleine de bon vin du pays. Aujourd’hui il faut faire la pause à côté des fontaines. L’eau est sans doute une excellente chose, mais elle a le tort de couper les jambes, et puis le proverbe est là :

Quaou beou dé vi
Changeo soun sang en vi,
Quaou beou d’aïgo
Changeo soun sang en aïgo.

(Qui boit du vin change son sang en vin. – Qui boit de l’eau change son sang en eau).

C’est au saccol qu’on porte les châtaignes fraîches et sèches, mais ce sont surtout les plus précoces, les prumeirenchos, qui sont un excellent objet de commerce. Aussi s’empresse-t-on de les mettre en sac pour les envoyer au marché. La Croix du Pradal, où viennent s’embrancher les chemins de Gravières, de Malons, de Naves, de Malarce, de Thines, présente, à la fin de septembre, un spectacle des plus animés. On peut y voir passer la presque totalité de quiconque est en âge de porter le saccol dans la vallée de Chassezac, ce qui permet de juger de visu comment, dans ce pays, l’homme est mis au saccol dès son enfance et arrive graduellement à pouvoir parcourir lestement de quatre à seize kilomètres et même plus, sous le faix de cinquante ou soixante kilos, charge ordinaire de l’homme arrivé à la plénitude de ses forces.

Avant le phylloxera, les habitants de Naves, Gravières et les environs se faisaient un certain revenu en allant vendre du raisin aux Sakèses, sur la place de Villefort. C’était un trajet fatigant : quatre bonnes heures de marche par un chemin montant, sablonneux, malaisé, avec cinquante ou soixante kilos sur le saccol : on conviendra qu’ils gagnaient joliment leur argent.

Le transport au saccol du plus gros personnage de la contrée mérite une mention spéciale. Ce personnage est celui que nos paysans ne nomment jamais sans ajouter : en parlant par respect. C’est le père plantureux des boudins, des caillettes, des saucisses, des andouilles et des jambons. Pauvre diable qu’on dénigre et qu’on méprise toujours, tout en le croquant à belles dents !

Le cochon cévenol est généralement nourri de châtaignes, ce qui lui vaut d’avoir une graisse de première qualité. Tous les rebuts de la clède sont à sa disposition, et le paysan trouve là un ingénieux et lucratif moyen de porter d’un coup toute sa cléade logée dans le ventre de la bête engraissée. Le cochon, avant de mourir, a son jour de triomphe. C’est entre la Noël et le carnaval. Il est alors à fleur de graisse et on craindrait bien trop de lui en faire perdre une partie en route. D’ailleurs, il est si gras qu’il peut à peine mettre une patte devant l’autre. S’il y avait des chemins carrossables, la chose irait toute seule, mais les amateurs de pittoresque y perdraient. D’ailleurs, le saccol est là, et avec le saccol et quatre bons voisins, la chose est bientôt faite. Voici comment on procède :

Deux barres transversales sont fixées aux deux bouts d’une petite échelle sur laquelle on dispose une épaisse couche de paille ; on y garrotte le triomphateur. Cela fait, les quatre voisins ôtent leurs vestes, vu que, pour cette opération, quoique au fort de l’hiver, c’est assez de garder son tricot. Les quatre vestes, à coupe de type royol, sont surajoutées à l’emballage en guise de trophées, comme aussi les quatre chapeaux, plus une branche de laurier et quelques rubans flottants, de manière à ce que rien ne manque au malheureux grognant ; pas même la grande bouteillo paillado, ou le petit bidon, qu’on a soin d’attacher par dessus le tout et qu’on détache à chaque halte.

Ces préparatifs terminés, les quatre porteurs, d’une main vigoureuse, dressent le lourd fardeau sur leurs saccols, et les voilà attelés deux à deux, les nerfs du cou tendus, les veines de la face gonflées et opposant le front en avant à la traction des barres transversales qui s’impriment dans le saccol et semblent le couper en deux ; ils emboîtent le pas et s’avancent, cheminant de pied ferme, en tête du groupe qui forme cortège et se compose ainsi :

D’abord, les voisins qui, ayant eux aussi à faire au marché, se trouvent heureux de voyager en si honorable compagnie et, au besoin, de donner un coup de main aux porteurs. D’ailleurs, étant tous gens du pays, aucun n’ignore le proverbe :

Quaou tiro d’orgen,
Es counten,
Pouo paga,
S’en faou sorra.

(Qui tire de l’argent, – est content ; – il peut payer, – il faut s’en tenir près !)

Après eux vient l’active et intelligente ménagère qui a élevé le roi du jour – le brave animal dont la vente va apporter l’aisance dans la maison. Son triomphe à elle se passe de rubans et de palanquins, mais il est plus durable. Son élève lui fait honneur. Eh bien ! le croiriez-vous, il lui en coûte de s’en séparer. Tout à côté marche son plus jeune garçon, à qui elle a dit tant de fois : Garde bien le cochonnet, quand il sera grand, on te mènera en ville et on t’habillera de neuf. Et c’est sérieux, car la bonne ménagère sait fort bien que

Il ne faut rien promettre à un enfant
Qu’on ne le lui donne exactement.

Tout ce monde parle en cheminant et parle beaucoup, comme gens qui vont au marché, à l’exception, bien entendu, des quatre porteurs trop tenus par les épaules pour donner libre cours à leur langue. Les chemins sont, d’ailleurs, des plus scabreux, et il faut une longue expérience pour maintenir la charge en équilibre. Et l’animal, ainsi pompeusement véhiculé, lui non plus, ne parle pas et pense encore moins. Heureusement pour lui, car sa haute position ne pourrait que lui inspirer les plus philosophiques, c’est-à-dire les plus tristes réflexions. Cela fait songer invinciblement…

– De grâce, dit Barbe, pas de digressions !

– Le cortège s’accroît en route de tous les nouveaux allants qui débouchent par les chemins messadiers ou drayols ; l’animal grogne, les porteurs soufflent, les femmes jasent ; tout le monde sue à grosses gouttes – jusqu’à tant qu’enfin le grave triomphateur effectue sa solennelle entrée en la ville des Vans. S’il y avait des touristes en hiver, la chose eût été cent fois décrite et un bon dessin eût fait fortune dans un journal illustré ; mais journalistes et dessinateurs sont alors au coin du feu et nos indigènes sont blasés sur ces sortes de fêtes. N’importe, on voit qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire. Toute la population est sur les portes ou aux fenêtres pour voir le porc sur son brancard ! Autrefois, le cortège s’arrêtait sur la place de Grave, où de temps immémorial se tenait le marché des porcs gras ; mais il paraît qu’on a réservé cet endroit pour les fêtes républicaines. Les porcs ont été envoyés se faire pendre à la porte de l’Oie. Il faut traverser toute la ville. La grand’rue est en émoi. Toute autre circulation est momentanément suspendue, les voitures reculent, les passants se rangent le long des maisons, les marchands forains s’immobilisent devant leurs tentes, tout le monde veut voir, et de tous côtés volent ces paroles, expression des sentiments populaires :

Comme il est gras ! disent les hommes.

Comme ils sont forts ! disent les femmes.

On arrive sur la place de l’Oie. Ici le dénouement : pour le cochon gras, la roche tarpéienne ; pour les porteurs, les épaules soulagées, et il s’en faisait temps, surtout quand on vient de Thines ou de Ste-Marguerite-la-Figère ; pour le vendeur, de beaux écus ; pour le petit pastrillon, un habit neuf, et pour tous les voisins, le vin, la danse et le fricot. Car le proverbe est surtout vrai à ce moment :

Quon tiro d’orgen
Es counten,
Pouo paga,
S’en faou sorra.

Les femmes de la campagne sont pour leurs laborieux maris de vaillantes auxiliaires. Leur accol à elles est un coussinet en forme de couronne qu’elles mettent sur leur tête pour y asseoir tous les fardeaux. Ce coussinet est appelé chapsal du côté des Vans (mot qui dériverait, dit-on, de caput tête et sagum, saye, vêtement), et chassou du côté de Largentière. La femme au chapsal porte surtout le ferrat, c’est-à-dire le seau d’eau qui fait la navette de la maison à la fontaine ; le paillas, qui contient la pâte du pain destinée au four, et la foule multiforme des paniers ou corbeilles, aux chargements divers, qui vont et viennent entre la campagne et le marché voisin.

Le faix ordinaire d’une femme est de trente à quarante kilos. La femme au chapsal, moins chargée que l’homme au saccol, marche plus vite que lui et fait surtout moins de haltes. Toutes les femmes de la contrée sont formées à ce genre de transports dès leur plus tendre enfance et en acquièrent une telle habitude qu’elles vont aussi librement, avec un fardeau sur la tête, que si elles portaient une simple coiffure. Ce sont des équilibristes de première force ; leur charge est pour ainsi dire identifiée avec leur personne et ne les empêche ni de tricoter ni de jaser en route.

Toutes les denrées du pays sont portées à la ville au saccol ou au chapsal, comme aussi toutes les provisions sont rapportées de la ville par le même moyen. Outre le faix reposant sur le chapsal, les femmes portent souvent des paniers aux bras ou la fandado, c’est-à-dire le plein tablier, sans compter deux poches gonflées comme des besaces, en sorte qu’elles sont souvent plus chargées que les hommes.


Pélican nous fit remarquer au clocher de Gravières des pierres de vingt-cinq à trente quintaux. Savez-vous, dit-il à Barbe, d’où viennent ces pierres ?

– Non.

– Eh bien ! tous les maçons du pays vous diront qu’elles ne peuvent venir que de la carrière du Bouschon, située à deux kilomètres environ d’ici.

– Après ? dit Barbe.

– On vous dira aussi que jamais chemin propre au passage d’un char ou d’un traîneau n’a pu exister entre la carrière et l’église. Comment ces pierres sont-elles donc venues ici ?

– Vous voudriez peut-être, répondit Barbe, me faire croire que c’est par l’opération du St-Esprit ?

– Au lieu de cette plaisanterie démodée, vous feriez mieux, mon vieux camarade, d’avouer simplement que vous n’en savez rien.

– Eh bien ! dit Barbe, si cela fait votre bonheur, je l’avoue.

– Voudriez-vous maintenant me dire comment s’y prendraient les ingénieurs, en notre siècle de progrès, pour transporter du Bouschon à Gravières les énormes blocs que nous voyons figurer dans ce clocher ?

– C’est bien simple, ils feraient une route et mettraient au transport un nombre suffisant de chevaux ou de mulets.

– Avouez, dit Pélican, que les hommes d’autrefois – de ce que vous appelez les siècles d’obscurantisme – étaient plus forts, puisqu’ils transportaient ces énormes blocs sans route carrossable, sans chars, chevaux ni mulets.

– Est-ce qu’ils les auraient, par hasard, portés au saccol ?

– Vous croyez plaisanter, dit Pélican, et vous avez touché juste. Oui, ces blocs de vingt à trente quintaux ont été transportés au saccol.

Barbe crut que Pélican se moquait de lui.

– Expliquez-nous donc, dit-il, comment ils s’y prenaient pour exécuter cette prodigieuse opération.

– Je vais vous le dire, ou plutôt vous allez le comprendre, au simple exposé de ce qui se fait tous les jours aujourd’hui, de ce que vous pourriez voir de vos yeux, pour peu que votre séjour dans la contrée se prolongeât. Vous savez déjà qu’un seul homme suffit pour transporter au saccol une pierre de cinquante à soixante kilos, dite pierre quintalière ou faixilière. S’il s’agit d’une pierre de cent ou cent cinquante kilos, on se met à deux, c’est-à-dire qu’après avoir solidement attaché la pierre à une corde, on la suspend à une barre transversale dont les deux extrémités portent sur les deux saccols.

Les deux hommes, ainsi chargés, vont naturellement beaucoup moins vite que le pur sang anglais aux courses d’Epsom ou du bois de Boulogne ; mais chi va piano va sano, si leur marche est lente et pesante, elle n’en est pas moins sûre. Il est vrai que, s’ils peuvent aller loin, ils ne peuvent guère faire plus d’un kilomètre sans se reposer et sortir la coucourde.

– C’est très bien jusqu’ici, dit Barbe ; mais comment font-ils quand la pierre pèse dix, vingt ou trente quintaux ?

– Cela ne les embarrasse guère, répondit Pélican. On se met à huit, douze, seize, vingt saccols ou même davantage. On prend une barre longue et forte en proportion du poids de la pierre. Celle-ci est solidement attachée et suspendue au milieu. En avant et en arrière sont fixées avec des cordes, à des distances convenables autant de petites barres transversales qu’il y a de couples de saccols à employer. Le nombre des couples ainsi attelés est toujours le même en avant et en arrière. C’est ce qu’on appelle l’emballage à la grande barre, et c’est merveille de voir avec quelle discipline admirable ces hommes savent exécuter cette pénible et étonnante manœuvre dans les sentiers les plus difficiles. Celui qui, en cette circonstance, est investi du commandement donne seul tous les ordres qui sont exécutés avec une soumission et une précision toutes militaires. Voilà, mon bon, comment, grâce au Saint-Esprit qui avait inspiré à ces braves gens l’invention du saccol et l’emballage à la grande barre, les ignorants d’autrefois réalisaient des travaux dignes de la science moderne !

– Cela résoud pour moi, dis-je alors, le problème de la construction de l’église de Thines, dont les énormes pierres de grès, venues de huit ou dix kilomètres de distance et par des sentiers de chèvres, m’avaient si fort intrigué jusqu’à ce jour. L’architecte Raymondon évalue à quatorze cents kilos la pierre du maître-autel, en grès fin, qui a trois mètres de long sur un mètre de large et trente centimètres d’épaisseur (1). Que de dépenses et de peines a dû coûter ce travail !

– En admettant, ce qui doit être, dit Pélican, de fréquents relais et de nombreux porteurs habitués de longue date à ce genre de transport, on s’étonne beaucoup moins des tours de force opérés au moyen du saccol. Que si quelqu’un doutait de la puissance de l’emballage à la grande barre, nous pouvons lui faire observer, comme argument final, qu’il n’y a pas, ni à Thines ni au clocher de Gravières, de pierre si lourde qu’on ne transporte encore de nos jours par ce moyen. D’où la conclusion que ce qu’on fait aujourd’hui a pu se faire autrefois, ou pour employer encore un adage campagnard :

Coumo dit lou ressairé,
En vesen én billou,
Avén ressa soun fraïré,
Aquesté se pouo faïré !

(Comme dit le scieur de long – En voyant un tronc d’arbre, – Nous avons scié son frère – Celui-ci peut se faire).


– Allons, dit Barbe, votre histoire du saccol m’a beaucoup intéressé. Il est vrai que je ne la considère peut-être pas tout-à-fait à votre point de vue. Vous admirez le côté mécanique. Moi, j’y vois le côté politique et social. Je plains les pauvres diables condamnés au saccol et je bénis le progrès qui va en délivrer nos pauvres campagnards.

Barbe continua sur ce ton, pendant quelques minutes. Il répéta – sans s’en douter, l’excellent homme – bon nombre de ces banalités que reproduisent périodiquement toutes les feuilles républicaines de province, au grand contentement des badauds et des savants de village. Pélican se contenta de sourire et ajouta :

– Je ne vous ai pas dit, mon vieux camarade, le plus grand mérite du saccol, c’est qu’il donne du bon sens. Les gens à saccol sont beaucoup plus que les autres assidus à l’église et fréquentent moins les cabarets. Ils se marient, élèvent leur famille et ne font pas de politique. Tenez, en voici la preuve devant vous !

Un paysan passait devant nous, portant un gros faix de fumier sur son saccol. Le brave homme suait et soufflait, mais semblait porter son fardeau comme le sage porte sa destinée, c’est-à-dire avec résolution et patience. Un petit garçon qui l’accompagnait se plaça devant lui et dit quelque chose qui sans doute ne lui convenait pas.

– Garo, gropaou ! (ôte-toi de là, crapaud !) dit le paysan.

Et le petit s’écarta bien vite.

Barbe prit son air le plus affable pour saluer le paysan et l’invita à se reposer un peu. Celui-ci déposa son faix sur une muraille et écouta notre ami Barbe.

– N’est-ce pas, dit celui-ci, que c’est un fardeau bien fatigant pour un homme ?

– Malomén ! répondit le paysan (ce qui est un terme évasif signifiant Oui – assez – sans doute – comme vous voudrez).

– N’est-ce pas qu’il vaudrait mieux que tout fût organisé de telle façon que les plus lourds fardeaux fussent réservés aux animaux ?

– Malomén ! Malomén ! répondit le paysan.

– C’est pour améliorer le sort des pauvres gens, continua Barbe, que la république a été instituée. Elle a déjà donné l’instruction laïque, gratuite et obligatoire qui doit être le plus puissant agent de la richesse publique.

– Malomén ! dit le paysan, mais j’ai besoin de mon garçon pour m’aider aux champs pendant la belle saison.

– La République a mis à la raison le clergé toujours disposé à empiéter sur le pouvoir civil.

– Malomén ! notre curé est un brave homme qui est plus civil que personne.

– La République a établi le service militaire obligatoire pour tous, le riche comme le pauvre.

– Malomén ! J’ai été remplaçant et je sois bien des garçons du village qui voudraient pouvoir remplacer aujourd’hui.

– La République allègera les charges du pauvre.

– Elle ferait bien de se dépêcher. Je paye pour mon champ dix francs de plus que du temps de l’autre.

– Qui ça, l’autre ?

– Eh bien ! le roi ou l’empereur qui était avant la République.

– La République a construit partout de belles maisons d’écoles laïques ; elle mettra les magistrats réactionnaires à la raison ; elle restreindra dans de justes limites l’action de la police et des gendarmes ; elle créera partout des routes et des chemins de fer. Le peuple français, n’étant plus courbé sous la tyrannie d’un despote, sentira sa dignité croître autant que sa prospérité. Il sera le modèle de l’Europe et tous les autres Etats voudront, comme lui, se débarrasser de leurs tyrans et établir chez eux la République qui est l’idéal de la sagesse et de la grandeur humaines.

– Tas té, foutraou ! (Tais-toi, imbécile !) répondit assez brutalement le paysan.

Il reprit tranquillement son faix de fumier et s’en alla, non sans regarder du coin de l’œil son interlocuteur comme craignant d’avoir à faire à un fou.

Pélican consola un peu ironiquement notre ami Barbe.

– Certainement, dit-il, ce paysan n’est pas poli. Je ne vous ai pas dit que le saccol donnait la politesse, mais seulement le bon sens. Vous êtes trop idéal, mon cher. Vous voulez le bien, mais sans savoir peut-être en quoi il consiste. Le progrès matériel ne suffit pas. Si l’amélioration morale n’accompagne pas l’autre, mieux vaut encore les anciennes corvées du saccol. Et vous me paraissez la dupe d’une illusion dangereuse si vous croyez qu’il suffit d’une luxueuse maison d’école pour remplacer la plus pauvre église du village. Laïciser ce n’est pas moraliser, et je crains bien que notre pays ne s’aperçoive bientôt que c’est plutôt le contraire.

Une autre grosse erreur, mon bon, est de croire que le progrès tient à une forme de gouvernement plutôt qu’à une autre. On juge le vin au goût, et non à l’étiquette ou à la bouteille. Je vois bien que l’étiquette gouvernementale a changé plusieurs fois depuis que nous avons quitté le collège, mais il me semble que les hommes sont furieusement restés les mêmes, et, s’il y a quelque différence avec le temps d’autrefois, je doute qu’elle soit à l’avantage du temps présent.

  1. Congrès archéologique de France, tenu à Valence 1858.