Voyage dans le midi de l’Ardèche

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XII

Le pied de Borne

La route de Chassezac. – Le ravin de Gachaloup. – Les crânes de nos paysans. – Malarce et ses sources sulfureuses. – La vie verticale. – Sainte-Marguerite-la-Figère. – Planchamp. – La canalisation des montagnes pour l’arrosage des châtaigniers. – Le père Coulomb. – Fabrique de billes. – Le château de la Garde Guérin. – Les abîmes de Balémont. – La vallée de Bayard. – Le viaduc de l’Altier. – Villefort. – Les fromages de la Lozère. – Malons. – Brahic.

A un kilomètre de la tour de quartz, la nouvelle route, filant entre le clocher de Gravières et le Mas-Dieu, franchit le pont de Gravières inauguré en 1861.

– Pauvre route ! dit Pélican, comme ton enfantement a été long et pénible ! Voilà cinquante ans que je vois circuler ici ingénieurs et agents-voyers, occupés à mesurer ce qu’ils ont cent fois mesuré, ou bien à faire gratter par ci par là les terrains où tu dois passer. Pénélopes mâles qui démolissent le lendemain ce qu’ils ont édifié la veille. Enfin, les voitures peuvent rouler, sur un des bouts, l’espace de quelques kilomètres. Te voilà donc commencée, mais quand seras-tu finie ? Combien de campagnes électorales faudra-t-il encore pour que les candidats heureux se croient obligés de te terminer ! Après tout, si tu pouvais voir ce qui se passe de l’autre côté du Serre de la Croix de Fer, tu verrais que ton infortune n’est pas isolée. Les vallées de la Beaume et de la Drobie ne sont pas mieux traitées que celle de Chassezac. Vous pouvez vous donner la main !

Après le pont de Gravières, la vallée se rétrécit et ne forme plus qu’une énorme tranchée au fond de laquelle bouillonne la rivière. Il a fallu ici, comme à Ruoms, demander au rocher la place de la route. C’est ainsi qu’à force de mines et de pétards, comme dirait Pierre Marcha, on a pu arriver jusqu’au vallat ou ravin de Gachaloup sous Malarce. On travaille actuellement à la conduire jusqu’au confluent de la rivière de Thines, à dix kilomètres des Vans.

Le torrent de la Tincouse, que nous apercevons de l’autre côté du Chassezac, est un des plus impétueux qui descendent de Barre ; sa rive gauche forme, en abordant Chassezac, une sorte de promontoire rocheux qui oblige la rivière à reculer et à former un nouveau pli de serpent. Ce promontoire, qui relevait au XIVe siècle du chapitre de Mende, porte le nom de Chastel Mauran et les quelques ruines qui existent au sommet, rapprochées du nom de Maurines et des récits de M. de St-Andéol sur Thines et les Sarrasins, sans parler des nombreux filons métallifères de la contrée, font penser que les Maures ou Sarrasins ont bien pu, en effet, jouer un certain rôle dans ces parages. On appelle le Chastelas une petite presqu’île à mamelon qui existe au-dessous de Malarce au confluent du Gachaloup avec le Chassezac.

Nous nous arrêtâmes un instant au cabaret du pont de Gachaloup. L’aubergiste nous raconta l’histoire d’un horrible assassinat qui remonte à un demi-siècle. Un jeune séminariste de Malarce, nommé Plagnol, qui retournait à Viviers pour l’ordination, fut assailli un soir par deux misérables, le père et le fils, qui, pour le répouiller du peu d’argent qu’il portait, le jetèrent dans l’abîme creusé sous le pont par le torrent, après l’avoir étranglé avec la ceinture de sa soutane. Ces aimables précurseurs de nos communards furent amenés quelque temps après sur la place de Grave, aux Vans. Le père fut exécuté et l’épaule du fils reçut la marque infamante du forçat à perpétuité. Cette manifestation de la justice amena aux Vans, ce jour-là, une affluence de population comme on n’en a jamais vu et comme on n’en reverra probablement jamais.


Je ne sais comment, à propos d’un groupe de paysans qui passait, nous vînmes à parler des races préhistoriques de l’Ardèche. Pélican nous rappela, non sans une pointe d’ironie, les opinions émises sur ce sujet par M. Ollier de Marichard au Congrès archéologique de Vienne en 1880. Il ne blâma pas ces hypothèses, émises d’ailleurs avec réserve, parce que les hypothèses conduisent souvent à la vérité, mais à la condition qu’on ne prenne pas les vessies pour des lanternes. Il pense que si l’infatigable archéologue de Vallon connaissait mieux les royols de Chassezac et de la Borne, il n’aurait pas parlé de leur chevelure tombant en tire-bouchon, à la façon des Tsiganes, attendu que, par suite de l’usage du saccol, ces braves gens sont, au contraire, presque tous dépourvus de cheveux dans la partie antérieure de la tête et affligés d’une calvitie aussi précoce dans le fait qu’honorable dans sa cause. M. Ollier se trompe aussi ou du moins exagère en parlant de l’excessive irascibilité et du couteau effilé du royol, mais il dit vrai quand il le présente comme très défiant, surtout à l’égard du padgel, dont il connait l’astuce profonde. D’où le proverbe :

Lou padgel es fi,
N’a de groussier que l’habi.

Quant à la question de dolichocéphalie ou a brachycéphalie, elle a grand besoin d’être mieux étudiée avant de servir de base à des conclusions sérieuses. Autant qu’on peut en juger de visu, sans mesurer les crânes, on peut dire que la forme en est des plus variables, et bien hardi celui qui oserait dire ce qui l’emporte, dans l’ancienne Helvie, des têtes longues ou des têtes rondes.

Un trait typique, que l’archéologue de Vallon a oublié, c’est la passion très prononcée de nos paysans pour le remuement des pierres colossales. Inviter ces gens-là au transport d’un bloc aux dimensions extraordinaires, c’est les appeler à la noce. D’où je conclus, d’accord avec les savants, ou à leur nez – car on ne sait jamais – que le sang des hommes à dolmens coule dans leurs veines. Si quelque part, en effet, une population indigène s’est conservée pure, c’est bien dans cette contrée du Chassezac où, depuis des siècles, n’a jamais pénétré ou du moins ne s’est jamais arrêté l’étranger. Ses habitants se marient entre eux. Quelques-uns s’en vont, mais les aînés, qui doivent conserver et perpétuer la famille sur place, prennent femme à droite ou à gauche, jamais en haut ou en bas. Ils croiraient se mésallier en introduisant dans la famille une padgelle ; leur devise est : non montagnaberis. Et d’autre part, jamais fille d’en bas ne consent, en se mariant, à grimper les montagnes, sachant fort bien le proverbe :

Fillo qué mounto et vatcho qué descen
Touto lo vido s’en repen.

(Fille qui monte et vache qui descend, toute la vie s’en repent).

Malarce, dont le nom vient, dit-on, de mala arx, méchante citadelle, est perché à mi-côte sur la montagne qui sépare le vallat du Gachaloup de la rivière de Thines. Son clocher se détache là-haut comme un médaillon dans la verdure des châtaigniers. Nous enfourchâmes des mulets pour atteindre le hameau principal qui se cache au-dessous de l’église et que traverse le chemin muletier conduisant à la Figère et à Ste-Marguerite. Ce chemin est aussi ancien que la lune, nous dit notre conducteur. Le fait est que les pavés en sont singulièrement usés, que les pentes y sont d’une hardiesse invraisemblable et qu’il faut toute la sûreté de pied d’un mulet vivarois pour y passer sans avarie.

L’ancienne église de Malarce était dans un endroit fort isolé. Monge, dans sa tournée de 1675, dit qu’il vaut mieux en bâtir une autre que de la restaurer. L’abbé Canaud a relevé, dans cette ancienne église, une fresque du XIIe siècle qui représente le Christ en croix et la Vierge au pied de la croix. La nouvelle n’a été bâtie qu’au siècle dernier. Il résulte des registres de la commune de Malarce que, lorsqu’on la construisait, les habitants du quartier où était l’ancienne se plaignirent en alléguant, entre autres raisons, que, depuis qu’on leur avait enlevé l’église et les cloches, la grêle ravageait leurs terres.

Une coulée basaltique traverse le sol de commune de Malarce, ce qui, avec les coulées analogues de Loubaresse et de St-Laurent, explique les galets volcaniques du Chassezac.

Le contrefort de la montagne de Barre, dont la haute et vaste croupe fait saillie dans la vallée en face de Malarce, est la montagne (volcanique aussi, dit-on) de Montjoie (de Montejoco). C’était un fief des Montjeu, seigneurs de Chassagnes au XVe siècle, mais rien n’indique dans ces parages une habitation seigneuriale.

Un peu plus loin que Malarce, nous quittâmes le chemin de la Figère pour un sentier encore plus ardu qui, nous dit-on, était l’ancien chemin de Thines. Au lieu de suivre à mi-côte, comme le précédent, celui-ci grimpe follement au sommet de la montagne, comme s’il était pressé de voir Thines et sa belle église qu’on ne tarde pas à apercevoir, en effet, dans le haut de la vallée. Et dire que, du sommet de Peyre, lors de notre voyage à Valgorge, nous apercevions Thines là-bas, là-bas, comme abîmée dans une vallée d’une profondeur infinie. Ce qui prouve, une fois de plus, que les villes, comme les hommes, sont bien haut ou bien bas, selon le point de vue où l’on se place. A cet endroit, nous renvoyâmes nos mulets, car il eût été impossible, à la descente, de garder l’équilibre sur leur dos. Barbe nous dit alors :

– Est-il possible que des hommes puissent habiter des versants si abrupts ? Car ce ne sont pas des montagnes, ce sont de vrais murs à pic où des travailleurs montent et descendent sans cesse, cultivant dans des fentes de rochers ou dans d’étroites terrasses, en bas la vigne et les arbres fruitiers, en haut le châtaignier, ayant juste la place pour se coucher et dormir. Je ne suis plus étonné que les mouches promènent sur les murs depuis que je vois des citoyens français mener aussi une vie verticale le long des grandes murailles qu’ils appellent leurs montagnes. Pourriez-vous m’expliquer pourquoi Dieu a accordé aux uns de vivre dans la plaine et a condamné les autres à vivre ainsi comme des insectes le long des murs ?

– Pourriez-vous nous dire, répliqua Pélican, comment il se fait que ces braves montagnards trouvent aussi naturel de monter et descendre sans cesse leur montagne que les gens de la Drôme trouvent naturel de marcher en plaine ?

– Parbleu ! répondit Barbe, c’est l’effet de l’habitude.

– Habitude ou autre chose, êtes-vous bien sûr que les gens de la plaine soient plus heureux que ceux de la montagne ?

– Oui, et la preuve, c’est que les montagnards échangeraient volontiers leur situation contre celle des gens de la plaine, tandis qu’il n’en est pas de même de ces derniers.

– Ceci prouve simplement, dit le notaire, que partout l’homme aime ses commodités, mais cela ne prouve pas que la plaine soit plus favorable à sa santé physique et morale que la montagne. Or, c’est précisément le contraire qui est vrai, au jugement des médecins, des moralistes et même des simples touristes, pour peu qu’ils soient observateurs. Loin de plaindre les montagnards, je les envie. Nous pourrissons dans les plaines. C’est eux qui viendront y prendre notre place un jour, et ils seront alors plus à plaindre qu’aujourd’hui.

Du sommet de la montagne de Malarce, l’ancien chemin de Thines plonge dans un ravin dit de la Pellisserie. Le sentier coupe le ruisseau tout près d’une source sulfureuse que nous voulions visiter. Nous la visitâmes, en effet, mais non sans peine, car elle est située sur un point de la rive gauche presque inaccessible. Elle sort par plusieurs fentes d’un gneiss très quartzeux à la limite du terrain primitif et du micaschiste. Ce dernier forme les deux versants du ravin, tandis que le gneiss en occupe le fond. Deux filons de plomb argentifère coupent le gneiss à une centaine de mètres de la fontaine. Celle-ci peut rendre un litre ou deux à la minute. Comme les sources de St-Mélany, elle laisse un blanc dépôt de glairine le long du rocher. Son eau est très fraîche et nous parut absolument semblable à celle de St-Mélany.

Les sources sulfureuses de cette région sont au nombre de quatre. Celle dont nous venons de parler est située à trois cents mètres environ de la rivière de Thines. Une autre source – la plus anciennement connue – se trouve à peu de distance sur la rive gauche de la même rivière, une peu en aval du moulin de Maurines. Celle-ci est presque au niveau de l’eau de Thines qui la recouvre à la moindre crue. Elle sort d’une fente de granit dur qui peut donner deux litres à la minute. Des bulles de gaz s’échappent du petit bassin qui la contient. On remarque quelques suintements d’eau sulfureuse à quelque distance en amont sur la rive opposée.

Les deux autres sources sont juste en face l’une de l’autre, toujours dans le lit de Thines, à cinq cents mètres en aval de la précédente. Leur débit paraît être aussi d’un litre ou deux à la minute. A côté d’elles est un filon de plomb argentifère. Un peu plus bas, au pont de Moulinas, il existe une galerie de recherche de ce minerai. Ces deux dernières sources ont été visitées en 1881 par le célèbre hydrologue, l’abbé Richard, qui, après les avoir sérieusement étudiées, les jugea appelées à un véritable avenir. L’abbé Richard se disposait à les faire connaître, quand il fut surpris par la mort l’année suivante à Monza, en Lombardie.

Le pays a été aussi exploré, en septembre 1882 par M. Cauderan, hydro-géologue de Bordeaux, qui croit à l’existence de nappes minérales fort abondantes et qui désigne comme les deux points les plus favorables pour les sondages l’embouchure du ravin de la Pellisserie et l’affleurement de granit rose près le pont de Moulinas.

Un des ravins voisins porte le nom significatif de Font Salse (fontaine salée) ; il est probable qu’en cherchant bien on y trouverait aussi quelque source minérale.

L’eau d’une des sources a été analysée en 1882 par feu M. Filhol, directeur de l’école de médecine et de pharmacie de Toulouse. Voici les résultats de cette analyse :

« C’est une eau minérale sulfurée. L’odeur, la saveur, l’action sur les sels de plomb, d’argent, de cuivre qu’elle colore en noir, l’action sur l’iode ne laissent aucun doute à cet égard. Le dosage de soufre effectué par le procédé sulfhydrométrique correspond à deux cent dix miligrammes de monosulfure de sodium ou à une quantité équivalente de sulfhydrate. Toutefois, il est certain que l’eau prise à la source doit être plus riche en composé sulfuré, car les eaux minérales sulfureuses s’altèrent toutes plus ou moins pendant le transport. Un litre de cette eau a donné par évaporation deux cent vingt milligrammes de résidu sec contenant du chlorure de sodium, du sulfate de soude, du silicate de soude, un peu de silicate de potasse, une matière organique azotée, des traces d’iode, d’acide borique et de lithine. L’action que cette eau minérale exerce sur divers réactifs autorise à la considérer comme une eau sulfurée sodique analogue à celles qu’on utilise dans les Pyrénées. Une analyse exécutée sur une quantité d’eau beaucoup plus considérable permettrait seule de déterminer avec exactitude la quantité des corps contenus dans le résidu de l’évaporation. »

Comme les gens de St-Mélany, ceux de Malarce attribuent à leurs sources sulfureuses une spécialité curative de la diarrhée, surtout chez les enfants. Nous avons déjà signalé cette même opinion traditionnelle pour la fontaine de Joyeuse.

Les sources sulfureuses de Malarce et de St-Mélany méritent l’attention des médecins. Elles valent, comme qualité, leurs congénères des Pyrénées. Leur débit peut-il être rendu assez considérable pour suffire au service d’un établissement de bains ? Ceci est une autre question que l’abbé Richard tranchait, dit-on, par l’affirmative, mais, dans l’état actuel des sources, il nous semble difficile d’y répondre avec certitude. En tout cas, ces eaux pourraient donner lieu à un commerce d’exportation avantageux avec le centre de la France et avec les départements du midi, qui sont plus rapprochés des Cévennes que les Pyrénées. Il est donc probable que Malarce et St-Mélany prendront tôt ou tard une certaine importance, mais ce ne sera certainement pas avant l’ouverture de routes accessibles aux voitures. Pour le moment, leur visite n’est permise qu’aux chèvres ou aux touristes de bonne volonté.


Au delà de la rivière de Thines, nous entrons dans le territoire de l’ancien Randonnat dont faisaient partie les mandements de la Figère et des Beaumes. Ils en furent détachés en mars 1605 par messire Gaspard Armand, vicomte de Polignac, en faveur de noble Pierre de Calvet, seigneur de Fontanilles, lequel rétrocéda les deux mandements à messire Jacques du Roure, seigneur de St-André, prieur des Vans, Salelles et Gravières, par contrat du 10 octobre 1624. Au siècle dernier, cette seigneurie appartenait au baron d’Agrain. Les seigneurs des mandements des Beaumes et la Figère percevaient sur les habitants un droit assez singulier appelé droit d’entrée, à l’occasion de l’entrée d’un gendre dans une maison. Dans une transaction de 1668, reçue Mourgues notaire, les habitants de la Figère protestent contre cet usage comme ayant été introduit sans aucun titre légitime par Roure d’Elze, seigneur justicier du mandement.

A une centaine de mètres de l’église de la Figère, on voit une tour carrée qui, bien que tombant en ruines, est encore d’une certaine élévation et mieux conservée qu’aucun autre monument de ce genre dans la vallée de Chassezac. Cette tour faisait partie d’un ancien château dont les derniers vestiges ont disparu dans le courant du XVIIIe siècle.

Le Pied de Borne, c’est-à-dire le point de jonction des trois rivières de Chassezac, Borne et l’Altier, est un des points les plus pittoresques de la contrée. Là, se trouve le Rocher des trois évêques sur lequel Messeigneurs d’Uzès, de Mende et de Viviers pouvaient dîner ensemble sans sortir de leur diocèse. Mais les rochers abondent sur ce point. Quel est le vrai ?

Le village de Ste-Marguerite fait face à Planchamp (Lozère) et tous deux dominent le Pied de Borne, en attendant d’être dépassés à leur tour d’une autre manière, car un village est en train de se fonder au confluent des trois rivières et l’on peut prévoir qu’avec le temps, grâce à la route qui le traversera et qui est déjà carrossable du côté de Villefort, il deviendra plus important que ses deux voisins.

Planchamp est le berceau de la famille Barrot. Les Barrot étaient propriétaires, notaires et avocats, juges de la baronnie du Roure d’Elze. Odilon Barrot, l’éminent orateur de la dynastie de juillet, fit réparer la maison Barrot de Planchamp et la mit sur le pied, où nous la voyons aujourd’hui, d’une moderne et confortable résidence bourgeoise de province. Odilon Barrot venait chaque année s’y reposer, dans l’air pur et la solitude des montagnes, des vapeurs empoisonnées de l’atmosphère parisienne et des agitations politiques, et il n’était pas rare qu’il y amenât avec lui en villégiature quelques-uns de ses amis. Barthélemy-St-Hilaire, entr’autres, y est venu plus d’une fois passer la saison des fortes chaleurs. Odilon Barrot a légué cette maison à son neveu, l’ex-conseiller général des Vans, qui l’a confiée à des fermiers et a préféré restaurer à grands frais la propriété du Scipionnet ou le Chambon, à Chambonas, qui lui a été vendue par la famille Villedieu.

Planchamp vient, dit-on, de planus campus, terrain plat – quelle ironie ! Il est vrai que, dans ce pays, les plaines, selon l’expression d’un paysan, sont placées per chontel, c’est-à-dire verticalement. On appelle le pain de ménage chontel parce qu’il est toujours tenu verticalement sur la planche. Pour les maçons, une pierre placée de champ est une pierre placée verticalement. Pour aller de Ste-Marguerite à Planchamp, on passe Borne sur une passerelle, moitié en bois, moitié en briques, qui rappelle un triste accident. La partie encore en bois, qu’on venait de construire également en briques, s’écroula le 1er mars 1882, dès qu’on eut enlevé la charpente. Il y eut quatre morts. L’abbé Giraud, curé de Ste-Marguerite, faillit être le cinquième. Cet ecclésiastique se jeta à l’eau pour en retirer un maçon des Vans, grièvement blessé, qui, du reste, mourut quelques heures après. Au mois d’août 1881, l’abbé Giraud avait déjà sauvé un jeune homme qui se noyait. Il a reçu pour ces deux faits, une médaille de sauvetage.

Les eaux de la Borne sont admirablement claires, encore plus que celles de l’Altier et du Chassezac ; aussi sont-elles préférées par les nageurs de la région.

Entre la passerelle de Borne et celle de Chassezac se trouve la chapelle de la Madeleine, qui a longtemps servi d’église paroissiale à Planchamp. Sa construction remonte au XIIe siècle. Elle était fermée à l’intérieur par une barre, et une petite porte, aujourd’hui murée, dans le chœur, montre qu’elle communiquait avec un autre bâtiment, probablement le prieuré, dont il ne reste pas de trace. Nous remarquâmes dans le jardin une cuve baptismale où le baptême pouvait se faire par immersion. Une petite enceinte fortifiée entourait la chapelle et le prieuré qui étaient, d’ailleurs, inaccessibles du côté de la rivière. Rien de plus pittoresque que ce paysage de la Madeleine. Nous ne sommes pas étonné qu’il ait tenté l’appareil de M. Violet, l’excellent photographe des Vans.

Le fait le plus remarquable de la région de Borne est le système de canalisation employé par les propriétaires des communes de Planchamp, Balmelles, Prévenchères, St-Jean-Chazorne (Lozère) et Sainte-Marguerite-la-Figère (Ardèche). Ces braves gens ont eu l’idée d’arroser leurs châtaigniers comme on arrose ailleurs les prairies. Un premier essai de canal ou béalière eut lieu en 1830 sur une étendue de deux ou trois kilomètres. Mais la grande impulsion date de 1857. Le principal initiateur fut Pierre Coulomb, de Planchamp, le père du maire actuel. Coulomb s’était dit qu’en prenant l’eau de Chassezac aux abîmes de Balémont, sous la Garde-Guérin, la moitié des maigres châtaigneraies de la commune qui bordent cette rivière seraient largement arrosées. Cette entreprise fut pour lui une vraie toquade. Il y allait travailler seul pendant des semaines entières, se nourrissant seulement du pain et du lard qu’il avait apportés, travaillant même la nuit. On se moqua d’abord de lui. Puis sa conviction gagna les autres propriétaires, et un syndicat fut organisé. Chacun souscrivit pour une somme proportionnelle à l’étendue du terrain à arroser. Le canal coûta onze mille francs. Le seul opposant – le croirait-on ? – fut M. Odilon Barrot, l’ancien, qui cependant, étant le plus fort propriétaire, avait le plus à gagner à son exécution. Non seulement M. Barrot refusa de payer sa quote-part pour les travaux, mais encore il ne consentit à laisser le canal traverser son domaine que sous la condition de profiter de l’eau comme les propriétaires payants. Un de ceux-ci, nous racontant le fait, nous disait avec amertume : Nous fîmes l’aumône à M. Barrot de cinq heures d’eau nobles (c’est-à-dire sans aucune charge).

L’impartialité nous fait un devoir d’ajouter que, si M. Odilon Barrot ne se montra guère généreux de son vivant, il revint en mourant à des sentiments meilleurs, puisqu’il a légué à la commune de Planchamp cinquante mille francs pour ses chemins et son école.

L’initiative de Coulomb trouva d’ardents imitateurs. Les propriétaires des communes voisines s’organisèrent chacun chez soi en syndicats, tracèrent eux-mêmes le plan de leurs canaux sans recourir aux ingénieurs, et donnèrent les travaux à prix fait dans les trois vallées.

Dans celle de l’Altier, il y en a quatre sur la rive droite (commune des Balmelles) et deux sur la rive gauche (commune de Prévenchères).

Dans le Chassezac, il y en a deux sur la rive gauche, dont un est celui de Coulomb qui a environ douze kilomètres de longueur. On en construit au-dessus un troisième qui aura dix-huit ou vingt kilomètres, dont l’eau sera prise à quatre kilomètres environ en amont du château du Roure, et qui arrosera tous les terrains supérieurs de l’abrupte montagne de Planchamp. Les conditions du terrain n’ont permis d’en établir aucun sur la rive droite du Chassezac.

Dans la vallée de la Borne, il y en a deux sur la rive droite, qui arrosent St-Jean-Chazorne et Planchamp, et quatre sur la rive gauche arrosant Sainte-Marguerite-la-Figère. L’un de ces derniers, qui vient de la Val-d’Aurelle, a environ dix-huit kilomètres de longueur.

Ces canaux ne fonctionnent que du 1er avril au 1er octobre. A cette dernière date, on rend l’eau à la rivière, autant parce que le châtaignier n’en a plus besoin que pour faciliter la levée des châtaignes. Chaque canal a son cantonnier spécial payé par le syndicat à raison de deux cents ou deux cent cinquante francs par an. C’est merveille de voir ces canaux, suspendus pour ainsi dire aux pentes abruptes du granit, allant porter la fraîcheur et la fertilité jusqu’aux sommets des montagnes et sur les versants les plus inclinés. Bien que les murs soient faits en pierre sèche, ils tiennent parfaitement l’eau, grâce aux mottes de gazon et au lit de feuilles qui en forment le fond.

Cette canalisation a été un rude travail, mais ses résultats ont dépassé toutes les espérances. Les propriétaires de la contrée, fort pauvres il y a quarante ans, à tel point qu’on les appelait les saquets, c’est-à-dire les besaciers, parce que bon nombre demandaient l’aumône, sont tous aujourd’hui plus ou moins capitalistes. Les châtaigniers du pays sont, pour un tiers au moins, des sardones ou marronniers ; cette espèce exige plus d’eau et de chaleur que les autres, mais elle rend le double. Les propriétaires ont, de plus, grâce à l’arrosage, de gras pâturages pour leurs troupeaux. Leurs épaisses châtaigneraies font un frappant contraste avec celles des pays non arrosés. Elles dérobent entièrement aux regards la terre ou le rocher et leur verdure intense luit au soleil comme un océan d’un nouveau genre.

– Les gens de Borne, dit Pélican, sont les sujets les plus industrieux de mon royaume. Leur exemple est une leçon qui devrait porter des fruits dans toute l’étendue de l’Ardèche et de la Lozère. Si les comices agricoles avaient un peu d’esprit, il y a longtemps que le père Coulomb aurait reçu la médaille d’honneur !

Quand on examine, au pied de Borne, dans le lit de l’Altier, du Chassezac et de la Borne, les blocs de granit que roulent ces trois rivières, on reconnaît bien vite que nos fabricants de billes ne sont que de petits garçons à côté d’elles. On dirait qu’elles sont chargées de la confection de cette sorte de jouets pour les géants. Nous vîmes au confluent des trois rivières des roches roulées plus ou moins arrondies en forme de billes ou de galets qui pèsent jusqu’à mille quintaux, ce qui donne, on en conviendra, une assez belle idée de la force du torrent qui roule de pareilles masses. Mais billes ou galets diminuent bien vite, en avançant, et l’on pourrait calculer mathématiquement ce qu’ils deviennent à chaque étape. A Gravières, les plus gros ne dépassent pas sept à huit quintaux. A Chambonas, ils sont réduits à vingt ou trente kilos. A Vallon, ils n’ont plus que les dimensions de pièces de cent sous, et enfin les plus résistants sont en poussière ou à peu près avant d’atteindre le Rhône. Sic transit gloria mundi !

Nous rencontrâmes au Pied de Borne un ingénieur d’Alais, nommé Pin, qui faisait des recherches de galène argentifère à la Rouvière, commune de Sainte-Marguerite. Il nous dit avoir ouvert vingt galeries dont dix-huit produiraient du minerai. Les plus riches rendraient quarante-cinq pour cent de plomb et deux cent quatre-vingts grammes d’argent pour cent qilos de plomb. Il sollicitait une concession qu’il espérait obtenir bientôt. Il est certain que, si ces filons sont productifs, l’exploitation, naguère impossible, en sera singulièrement facilitée par la route aujourd’hui carrossable de Villefort au Pied de Borne.


Le lendemain, nous remontâmes à dos de mulet la vallée de Borne jusqu’au château du Roure, en traversant la commune de St-Jean-Chazorne, où sont peut-être les plus beaux châtaigniers de la contrée (au quartier de Fereyroles). L’ancienne chapelle romane de St-Philippe et St-Jacques, aux Beaumes, a longtemps servi d’église paroissiale à St-Jean-Chazorne. C’est un lieu de pèlerinage. On y vient en foule le 1er mai.

Au château du Roure, berceau de la célèbre maison des Grimoard de Beauvoir du Roure, on remarque une immense cuisine et un escalier tournant grandiose. Il paraît qu’il y a des revenants ; mais nous n’eûmes pas la chance d’en rencontrer.

Sur le plateau en face se dresse la tour de la Garde-Guérin comme une sentinelle vigilante chargée de surveiller le pays. Ce point a été, en effet, de temps immémorial, un des plus importants de la région, et il est probable qu’à l’époque romaine il protégeait la voie Regourdane qui y passait, de même qu’au moyen-âge il garantissait la liberté des communications de la route du Puy.

L’organisation féodale de la Garde-Guérin lui assigne une place à part dans l’histoire du Gévaudan. Le village et le château appartenaient à une association de nobles – nobiles pariarii – présidée par l’évêque de Mende. Chaque parier devait avoir une maison forte dans l’enceinte du castrum. Les pareries étaient, du reste, aliénables ; l’évêque de Mende donnait l’investiture aux nouveaux seigneurs. Cette organisation datait du XIIe siècle. La Garde était alors un repaire de bandits qui détroussaient les voyageurs. L’évêque de Mendes, Aldebert, les mit à la raison et confia la garde de ce passage important à un membre de la puissante famille de Randon, nommé Guérin – d’où le double nom du château. Au milieu du XIVe siècle, le nombre des pareries était de vingt-sept. Chaque année, les seigneurs pariers élisaient deux membres de la communauté qui prenaient le titre de consuls nobles de la Garde-Guérin. Ils prêtaient serment de fidélité à l’évêque et assistaient aux Etats particuliers du Gévaudan. Le château de la Garde serait tombé entre les mains des Anglais en 1362, mais ils ne le gardèrent pas longtemps. Pendant les guerres de religion, la Garde fut le boulevard des catholiques ; toutefois il fut pris par les protestants et son gouverneur, Antoine de la Molette, périt en le défendant. Ce château perdit de son importance à mesure que l’autorité royale s’imposait plus fortement et assurait mieux la sécurité générale dans le royaume. Il fut alors abandonné à des fermiers, et l’imprudence de l’un d’eux amena l’incendie qui le détruisit en 1722. En 1795, une des fortes tours adossée au château s’écroula avec fracas en écrasant une maison voisine. Le temps et le vandalisme des paysans ont fait le reste (1).

Il est aisé de voir, en visitant le château de la Garde-Guérin, que cet édifice a toujours été un lieu de défense et de refuge plutôt qu’un lieu d’habitation. Les logements y étaient rares, mais il y avait quatre fortes tours auxquelles on ne pouvait accéder qu’au moyen d’échelles puisque, comme dans toutes les vieilles tours du Bas-Vivarais, la porte était à la hauteur d’un premier étage. Une seule de ces tours est restée debout et l’on peut y voir à quels moyens de résistance désespérée on avait alors recours. La tour a quatre étages séparés par des voûtes et communiquant par de simples trappes. Entre le premier et le deuxième étage, il n’y avait qu’un escalier en bois qu’on pouvait retirer. Au deuxième et au troisième étages, l’escalier était en pierre, mais ne commençait qu’à une certaine hauteur à laquelle on arrivait par une échelle en bois.

On a dépecé le château pour bâtir avec ses débris des maisons de paysans. Il est heureux que ce qui reste soit devenu une dépendance du presbytère ; c’était le seul moyen de le sauver de la destruction.

Du sommet de la tour, où le curé a planté une croix, on domine tout le bassin de Chassezac, dont l’œil peut suivre le cours, d’un côté jusqu’aux bois de Mercoire où la rivière prend sa source, et de l’autre, jusqu’aux défilés qui précèdent Gravières. On a en face de soi le château du Roure et l’on aperçoit au loin la croix de N. D. des Neiges, la montagne de l’Espervelouse qui domine St-Laurent-les-Bains, et enfin le Tanargue. Le grand plateau à droite est celui de Montselgues.

Au-dessous de la Garde-Guérin sont les abîmes de Balémont où le chassezac coule à une profondeur vertigineuse. C’est de là que part le principal canal de Planchamp. Remonter ce canal quand il est à sec, après le 1er octobre, est la plus jolie promenade qu’on puisse faire dans ce quartier, qui est bien le plus sauvagement beau qu’on puisse imaginer. Nous apercevons le mouschet (épervier) tournoyant du sommet des rochers, en guettant les poules imprudentes qui s’écartent du village. Le genièvre, le houx, le genêt tapissent les intervalles des rochers. Un endroit s’appelle le Loubas, mais il n’y a pas de loups. Dans ces parages, on fait estiver les chèvres en liberté. A certaines heures de la journée, on les appelle : Té, cabro ! et elles viennent docilement se faire traire.

L’ancienne chapelle du château est devenue l’église paroissiale de la Garde-Guérin. C’est un des plus jolis édifices romans de la montagne. Nous remarquâmes, encastrée dans un mur du presbytère, une pierre tombale où l’on distingue ces mots : … MA FEMME MIROIR DES VERTVS. Un bon mari !

Un groupe d’enfants s’amusait sur la place. Les pauvres petits ne brillaient guère par leur costume. Leurs vêtements riaient comme eux par toutes les coutures. Mais, bon Dieu ! quelles joues roses ! quels airs de santé !

– C’est l’effet du cousinat ! nous dit-on.

On raffole, dans cette région, de la soupe aux châtaignes, et l’on est convaincu, non sans raison peut-être, que c’est un aliment des plus favorables à la santé. On peut bien penser cependant que la pureté de l’air et la vie de la campagne y sont pour quelque chose. La châtaigne sèche dont on fait le cousinat porte à la Garde-Guérin nom de badjone. Du côté de Malarce, on l’appelle badgiole. La châtaigne fraîche est désignée le nom de pialade. Manger le soir des marrons rôtis, en buvant du vin blanc, s’il y en a. s’appelle, ici comme aux Vans, faire une braisillade.

Une voiture de louage était venue de Villefort nous attendre à la Garde-Guérin. Nous descendîmes donc de cet endroit avec moins de fatigue que nous n’y étions montés. La route est fort belle et la pente y a été fort bien ménagée, grâce à un long détour dans la verte vallée de Pourcharesse. Bientôt nous arrivons en vue de la montagne de St-Loup qui nous cache Villefort et que nous passerons bientôt sous un tunnel. Au sommet est l’antique chapelle, dépendant autrefois de l’abbaye de St-Gilles, qui attire, chaque année, le 16 août, comme celle de St-Roch, à Antraigues, une foule considérable de pèlerins. La population de Villefort fut naturellement fort effrayée, en 1720, de la peste qui décimait les villages environnants de l’Ardèche et de la Lozère, et la municipalité fit alors le vœu de se rendre toutes les années en pèlerinage à St-Loup.

Nous laissons à notre gauche, à mi-côte, les ruines du château de Morangiés, qui appartenait aux Baruze. Ceux-ci prirent plus tard le nom de Morangiés. Ils furent les principaux seigneurs de la Garde-Guérin et ont pris part jusqu’à la Révolution, en qualité de consuls nobles de cette seigneurie, aux assemblées des Etats du Gévaudan. Leurs tombeaux sont dans la chapelle du château de la Garde-Guérin. Le dernier Morangiés (branche aînée) était, il n’y a pas longtemps, surveillant de poteaux télégraphiques dans la Lozère.

Nous entrons peu après dans la vallée de Bayard, une des plus riantes de la contrée, malgré son nom qui, dans l’idiome local, veut dire brancard, civière. Il y a dans le bas de vertes prairies où les pèlerins de St-Loup viennent en foule, le 16 août, dîner sur l’herbe. La bifurcation des routes du Puy et de Mende a lieu au viaduc de l’Altier, qui fut autrefois célèbre, mais qui a été bien éclipsé par celui qu’on a construit, depuis, à un kilomètre en amont sur le même torrent, pour le passage du grand central. La route de Mende passe sous ce dernier viaduc dont la hauteur est de soixante-dix mètres. Les wagons vus d’en bas semblent des voitures de poupées et, de même, les hommes vus de là-haut ne sont guère plus grands que des souris. Ce viaduc, le plus beau jusqu’ici de France, va bientôt, du reste, passer au second rang, par la construction du viaduc de Garabit, sur la ligne de Marvejols à Neussargues, qui aura cent vingt-deux mètres de hauteur. Le Viaduc de Garabit, œuvre de l’ingénieur Boyer, doit relier deux plateaux que sépare un petit cours d’eau appelé la Truyère. Il comprendra un tablier métallique de quatre cent quarante-huit mètres de longueur, reposant à chacune de ses extrémités sur un petit viaduc en maçonnerie qui en permettra l’accès. Les points d’appui intermédiaires sont constitués par cinq piles en fer et un grand arc métallique n’ayant pas moins de cent soixante-cinq mètres d’ouverture et cinquante-deux mètres de flèche. La longueur totale de l’ouvrage sera de cent soixante-quatre mètres. On espère qu’il sera terminé dans le courant de 1884.

Nous revenons sur nos pas dans la direction de Villefort où nous entrons bientôt, après avoir passé le tunnel de St-Loup. Villefort, qui s’appelait autrefois Montfort, est un gros bourg perdu au fond d’une étroite vallée que domine l’énorme masse du mont Lozère. Le ruisseau voûté qui le traverse s’appelle Merdaric. Est-ce à cause des immondices qu’on y jette ? Il est à noter toutefois que plusieurs ruisseaux dans l’Ardèche portent le même nom, notamment celui de Thueyts qui aboutit à la cascade d’Enfer.

Nous eûmes le plaisir de rencontrer à Villefort un homme fort aimable et fort érudit dont la conversation sur la vieille histoire, les mœurs et les produits du pays fut pour nous des plus intéressantes. Il s’agit de M. Benoît, notaire et maire à Villefort. Nous l’engagerions fort, si nous avions l’avantage de le revoir, à surveiller les laitières de sa petite ville, qui, bien qu’en pleine montagne, vendent un lait aussi frelaté qu’à Paris. Et ce n’est pas seulement le lait qui est frelaté dans ce coin de la Lozère, c’est aussi le fromage – ce bon fromage de Villefort qui couronnait autrefois tous les festins du Vivarais. Il paraît qu’on y met des pommes de terre. On emploie aussi le fiel de lièvre, mis dans le lait, pour lui donner la couleur bleue, grâce à laquelle des fromages de un ou deux mois ont l’air d’en avoir six. Ces fromages ne se font pas, du reste, à Villefort, mais dans les environs, surtout à Altier. On leur a donné le nom de Villefort parce que c’est leur marché principal.

Les gens de Villefort ont bien tort de laisser tomber la qualité de leurs fromages – car c’est une très vieille réputation, puisque Pline lui-même signale comme étant les plus estimés à Rome les fromages de la province de Nîmes et de la Lozère, dans le pays des Gabales (Lesurœque Gaballici pagi).

Une industrie qu’on ne connaît heureusement pas encore dans l’Ardèche menace les châtaigniers de la Lozère et du Gard. Deux industriels, Lermé à Benolhac, et David à Ponteils, achètent des coupes de châtaigniers dont ils font bouillir les fragments pour en extraire l’acide pyroligneux. Ce sont naturellement les propriétaires gênés qui vendent. On leur paye le bois quatre sols le quintal et on leur laisse le terrain. C’est ainsi que le besoin d’argent comptant fait tuer la poule aux œufs d’or. Les usines de Lermé et David fonctionnent jour et nuit, ce qui veut dire que le déboisement va grand train.

Il est assez curieux, et encore plus triste de voir prospérer une industrie de déboisement, tandis que l’Etat fait ailleurs de louables efforts pour reboiser nos montagnes. Est-ce qu’il n’y aurait pas quelque chose à faire ? Une délibération du conseil municipal de Villefort en 1866 protestait déjà contre ces pratiques et en signalait les graves inconvénients. Sur la plupart de nos montagnes, il n’y a pas plus de cinquante à soixante centimètres de terre qui sont retenues surtout par les racines des arbres. De plus, le châtaignier est l’arbre à pain de la contrée. Il nourrit plus de monde que le blé. Il y a donc là un intérêt public au nom duquel l’Etat pourrait intervenir. Dans tous les cas, les créanciers hypothécaires seraient en droit de mettre des obstacles à ces ventes. Les prêts hypothéqués sur bois de châtaigniers sont faits en réalité sur l’arbre plutôt que sur la terre. Le châtaignier est long à venir et, s’il est coupé, ne repousse pas comme le chêne. Les coupes de châtaigniers enlèvent donc toute garantie sérieuse au créancier hypothécaire et, quand il s’y opposera, les tribunaux ne peuvent manquer de lui donner raison.


Nous remontâmes la montagne de Barre par une chaleur accablante. Au mas de l’Air même, il n’y avait pas d’air. Ce point marque la séparation non-seulement de deux bassins, mais aussi celle de deux prononciations. Les gens de Villefort changent le b en v et réciproquement. C’est ainsi que pour eux le bon vin est du vouon bi, tandis que c’est du bouon vi pour les habitants de l’Ardèche.

Nous quittâmes en cet endroit notre voiture pour prendre le chemin de Malons. C’est un chemin de troupeaux, ce qu’on reconnaît bien vite à l’absence des bruyères et de toute plante sur un espace de cinq ou six mètres de chaque côté de la chaussée. Les chemins de troupeaux sont de date très ancienne et les propriétaires n’ont pas le droit de se soustraire à cette servitude. Un de ces chemins suit la crête de la Champ, la montagne qui est parallèle à Barre, de l’autre côté de Malons. Nous entendîmes des bergers causant d’une montagne à l’autre, au moyen de conques marines. C’est leur télégraphe, beaucoup moins bavard que le nôtre. Ces braves gens ne s’interpellent ainsi à distance que pour des choses sérieuses, c’est à-dire pour se renseigner réciproquement sur les bêtes égarées ou autres questions les concernant directement. Les bergers prétendent avoir sur Barre le droit de parcours, c’est-à-dire le droit de passer partout quand les châtaignes sont levées. Le droit paraît contestable, mais ils ont la tolérance d’usage. Les eaux et les troupeaux sont les deux grandes sources de procès dans les montagnes. Dans une partie du Bas-Vivarais, on appelle les troupeaux, qui parfois encombrent nos grandes routes, parjades ou oveillas (du mot latin ovis brebis). De là peut-être aussi le mot obeillard ou oveillard pour désigner le berger.

Avez-vous été pris quelquefois, lecteur, dans la poussière que soulèvent les troupeaux sur nos grandes routes ? Oui. – Eh bien ! l’incommodité que vous en avez ressentie, non moins que les dégâts commis tout le long des propriétés limitrophes, vous fera comprendre l’antique droit de pulvérage.

Nous remarquâmes à Malons les belles plantations de pins faites par feu M. Robert, l’ancien maire. Elles forment aujourd’hui une épaisse forêt de vingt ou trente hectares. Le nom de M. Robert devrait être inscrit en lettres d’or à la maison commune de Malons, car, dans les pays de montagnes, rien ne répond mieux à l’intérêt public que le reboisement.

La nuit étant venue avant que nous fussions aux Vans, nous aperçûmes au loin, sur le plateau de Montselgues, une lueur qui était évidemment celle d’un yssard.

– Mauvais signe pour demain ! dit Pélican, les montagnards n’allument les yssards que lors que le vent du Midi leur annonce la pluie comme prochaine.

La série non interrompue de beaux jours dont nous jouissions depuis une quinzaine fut en effet interrompue dès le lendemain par de nombreux nuages qui, la nuit suivante, aboutirent à un orage des plus violents.


Brahic, où nous allâmes le lendemain, est le plus philosophe des villages de Barre ; du moins c’est celui qui vit le plus à l’écart, faisant surtout commerce avec la foudre, qui lui rend visite régulièrement chaque année. Le feu du ciel – il faut lui rendre cette justice – fait ordinairement plus de bruit que de mal, se contentant d’écorner le clocher ou d’abattre quelques cimes d’arbre, comme si la fièvre anti-cléricale et égalitaire du jour l’avait gagné, lui aussi, mais il tue bien çà et là quelques moutons, quelques vaches ou même quelques chrétiens. C’est pour cela, sans doute, que le clocher a été construit à l’anglaise, c’est-à-dire réduit à sa plus simple expression : quatre ouvertures sur un mur au bas de la nef. Il y avait trois cloches, lorsqu’il fut foudroyé en 1710 ; on assure que le fluide électrique en fondit une. Un orage d’un autre genre atteignit ce malheureux clocher en 1793. Cette fois, le fluide s’empara délicatement d’une autre cloche et la transporta au clocher de Joyeuse. Les vieillards de Brahic assurent qu’elle y est encore et qu’ils distinguent ses tintements quand le vent souffle de la Champ du Cros.

L’église est du XIe ou XIIe siècle. On peut supposer que le développement de la culture des châtaigniers dans la contrée date de cette époque, car, sans cet arbre précieux, on ne voit pas trop comment auraient pu vivre les gens de Brahic comme ceux d’une infinité d’autres villages dont les églises paraissent du même âge.

La grande porte de l’église de Brahic est au midi. Les jambages et deux petites colonnes extérieures sont surmontés de figures en relief : sur l’une, un petit tonneau avec une tasse ; sur l’autre, un petit pain et des fruits. Les colonnes sont aussi ornées de figures d’animaux ; l’une est ronde et l’autre octogone. La famille du Roure avait droit de sépulture dans l’église de Brahic. Un de ses membres, qui était prieur des Vans, fut inhumé dans cette église en 1686.

Les Roure d’Elze avaient à Brahic une maison, bâtie au XVIe siècle, qui porte encore le nom de château. Tout à côté se trouve une tour carrée peu élevée où l’on peut lire la date de 1595. Les culs de lampe furent détruits en 1793. L’abbé Canaud a recueilli dans les documents locaux la généalogie complète de cette branche des Roure, dite d’Elze, du nom d’une petite paroisse près de Malons. Cette branche commence à Jacques de Grimoard de Beauvoir du Roure, baron d’Elze, fils de Claude de Grimoard et de Fleurie de Pourcelet, et s’éteint en 1737 par le mariage de Marie-Louise, la dernière héritière, avec Jean d’Agrain des Hubas, seigneur du Puech, co-seigneur de Vernon, Balbiac et autres lieux.

Les gens de Brahic portent le sobriquet d’alahus, ce qui signifie, dans le langage local, faire beaucoup de bruit pour rien, et correspond au mot bramaïre employé dans d’autres parties du Vivarais. Ils sont assez processifs et donnent parfois beaucoup de tintouin au juge de paix du canton, mais d’habitude, comme ils savent ce que coûtent les procès, cela ne va pas plus loin.

Mgr Guibert, visitant cette paroisse en 1845, demanda au curé d’alors quel était le péché dominant de ses paroissiens. On lui répondit : les procès et leurs suites. Mgr Bonnet a visité Brahic, il y a deux ans, mais, s’il a posé la même question au respectable curé actuel, M. l’abbé Thomas, dit l’Antique, nous pensons que celui-ci aura répondu : Monseigneur, ils se sont corrigés !

On trouve du sulfure d’antimoine à Brahic et Malbos. Il y avait vers 1820 une quarantaine d’ouvriers. C’est une exploitation abandonnée. Le curé de Brahic écrivait en 1762 : « Il n’y a d’autres choses remarquables que la montagne de Barry, au pied de laquelle est ce village par où il est fort exposé au froid et aux détériorations par la quantité d’eau qui en descend ».

Pélican nous quitta à Brahic et nous continuâmes notre route vers Banne.

  1. Voir la notice sur la Garde-Guérin, publiée par Ferdinand André, archiviste du département de la Lozère, dans le Bulletin de la Société d’Agriculture, industrie, sciences et arts de la Lozère, année 1870.