Voyage dans le midi de l’Ardèche

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XIV

Le bois de Païolive

La formation du bois de Païolive. – Les plus anciennes habitations de l’homme dans nos contrées. – Casteljau. – Première excursion à Païolive. – Le guide Tastevin. – La Gleizasse. – Les dolmens de la Lauze. – Un dolmen habité. – Comment on construisait les dolmens. – Leur origine, d’après M. de Valgorge. – Le mémoire de M. de Malbos. – L’arrivée du premier homme en Vivarais. – L’époque de la pierre. – La collection d’Ollier de Marichard à l’exposition de 1878. – La protestation des vieux crânes.

L’histoire géologique de Païolive est bien simple. La mer tertiaire, en quittant par degrés le littoral des Cévennes, laissa plusieurs dépôts, caractérisés par des fossiles différents, qui formèrent les diverses couches du terrain jurassique. L’immense table de marbre gris pâle, dit pierre froide, qui va de Banne à Lussas et reparaît de l’autre côté du Coiron, près de Privas, constitue le dépôt oxfordien dont quelques couches sont exploitées, notamment à Chomérac, Lussas, la Beaume, Ruoms, comme pierre d’appareil ou d’ornement. M. Dalmas a constaté que le calcaire corallo-oxfordien où se trouve la grotte à fossiles de Voïdon, sur la rive droite de Chassezac, près de Bournet, est le même que celui d’Auriolles et de Chomérac.

Mais comment ce dépôt calcaire, en se desséchant, a-t-il pris cet aspect ruiniforme qui donne à Païolive un cachet si hautement pittoresque ? Il suffit, pour répondre à cette question, d’observer ce qui se passe sur les bords du Rhône ou d’une de nos rivières débordées après une inondation. La vase laissée par les eaux se tasse, se dessèche, puis se fendille dans tous les sens. De même, le large dépôt oxfordien, qui compose les roches de Païolive, les cubes de Ruoms, Vogué, etc., s’est tassé, desséché, fendillé, puis, avec la coopération de la chaleur, de la gelée et de la pluie, les fissures primitives se sont transformées en couloirs plus ou moins larges où la végétation est venue encore contribuer à la destruction de la pierre. Celle-ci s’est maintenue en blocs plus ou moins isolés, prenant mille formes diverses, maisons, colonnes, pyramides, entre lesquelles circulent de véritables rues, s’étendent les places publiques et des jardins, qui lui donnent l’aspect d’une ville. Peut-être aussi l’action des gaz a-t-elle contribué aux conformations bizarres que présentent certains rochers de Païolive. Les coupures perpendiculaires proviennent évidemment des retraits, mais les concavités de la pierre, les grottes à dômes et à renflements procèdent d’autres causes et, là où la corrosion des eaux ne fournit pas une explication suffisante, il ne reste guère que l’expansion des gaz pour en expliquer la structure.

Parmi les couloirs de Païolive, bon nombre ne sont que d’anciennes grottes dont la voûte a été détruite par le temps comme le montrent suffisamment, du reste, les ponts naturels qui relient encore çà et là les roches isolées. Ceci nous conduit au chapitre le plus intéressant de l’histoire de Païolive. – Si nous n’avions en face de nous que des roches aux formes bizarres, tout serait dit et nous nous empresserions de passer à un autre sujet, d’autant que M. d’Albigny a décrit la contrée avec de longs détails dans son intéressant compte-rendu de l’excursion du club alpin vivarois d’octobre 1880. Mais ces rochers sont pleins, surtout vers Chassezac, de cavernes qui ont été autrefois habitées. Cette région a été, avec celle de la Basse-Ardèche, entre Lanas et Saint-Just, le quartier général de l’homme primitif, par la raison bien simple que les refuges naturels y abondent, tandis que partout ailleurs (dans les terrains de granit, de schiste et de trias) ils sont rares.

Quand, après l’extinction des volcans, nos contrées devinrent habitables, les habitants durent lui venir par les points les plus accessibles, c’est-à-dire par les voies d’eau et non par celles des montagnes, que les rigueurs des saisons, les forêts et les bêtes sauvages rendaient peu ou point praticables. Les premiers troglodytes vivarois sont donc arrivés évidemment du côté du Rhône. Les pays calcaires devaient les captiver parce que la nature, en bon fourrier, y avait préparé leurs logements. C’est là seulement qu’ils pouvaient dormir en paix au milieu des hurlements ennemis. A cette époque, il y avait deux grands partis : celui des hommes et celui des bêtes, l’un mangeant l’autre, et, quand on songe que la même chose se pratique encore aujourd’hui, on ne peut qu’être frappé des voies lentes et tortueuses par lesquelles le progrès s’effectue dans ce pauvre monde.

Les prairies, les plaines, les hauteurs boisées, les montagnes granitiques étaient naturellement l’apanage des bêtes, tandis que l’homme primitif trouvait dans la région calcaire, pleine de grottes, et où d’ailleurs les volcans étaient inconnus, une existence plus sûre et moins difficile. Les débris trouvés dans le sol des cavernes de Vallon et de Chassezac prouvent qu’il en a été réellement ainsi. M. Jules de Malbos a recueilli de nombreux fragments de poteries, des silex, des os travaillés dans les grottes de Païolive, mêlés à des ossements de sanglier, de chevreuil, de cerf, d’ours, d’hyène et même d’éléphant. Nous avons déjà donné en 1870, dans nos Petites Notes Ardéchoises, un aperçu détaillé des recherches de M. de Malbos, et le Bulletin de la Société des sciences de l’Ardèche, en reproduisant depuis (en 1881) le manuscrit de notre regretté compatriote, n’a fait que réaliser le vœu que nous exprimions à cette époque. Ce manuscrit forme, avec les brochures de M. Ollier de Marichard et les mémoires de MM. le comte Lepic et Delubac, le premier chapitre de la plus vieille histoire de notre pays. D’autres la complèteront plus tard et le bois de Païolive ne pourra qu’y gagner dans l’esprit des archéologues. Nous pensons qu’à une époque reculée Païolive a été une sorte de camp retranché, ayant ses routes militaires et ses accès fortifiés. La régularité comme l’étendue de quelques-unes de ses belles pelouses, en forme de cirque, aujourd’hui plantées de chênes ou de châtaigniers, permet aussi de penser que la main de l’homme a contribué à leur formation et que des assemblées de peuplades et de tribus ont été tenues, par exemple, dans la Rotonde de l’Oie, bien des siècles avant le dîner des noces de M. Lahondès et le dîner de touristes du club-alpin vivarois.

Casteljau, qui forme en face une sorte de presqu’île, était probablement un autre camp retranché, habité peut-être par une peuplade différente. Défendu par le Chassezac dont les falaises forment un demi-cercle autour de lui, ce lieu était protégé, du côté opposé, par un mur, figurant la corde de l’arc, dont les traces sont encore visibles. D’ailleurs, le nom seul de Casteljau en décèle la haute antiquité, car l’homme met habituellement ses pieds dans les pas de celui qui l’a précédé, et si les Romains ont adoré Jupiter à Castellum Jovis, il est bien probable que ce culte n’avait fait que se superposer au culte d’un autre dieu celte ou gaulois.


Notre première excursion au bois de Païolive date de 1867. Nous avions toujours entendu parler de cet endroit comme d’un mystérieux lucus rempli de druides, de dolmens et de pierres à sacrifices. Son nom évoquait, dans notre imagination, les plus beaux motifs de la Norma et il nous semblait voir briller, dans le demi-jour de ses voûtes vertes, des essaims de Vellédas à la serpe d’or cherchant le gui sacré. Comment résister au désir d’approfondir de pareils mystères ? Un beau jour donc, accompagné d’un gai et spirituel compagnon, nous prîmes la diligence des Vans, où nous arrivâmes assez à temps le soir pour faire tous les préparatifs de notre excursion du lendemain.

L’obligeant compatriote et ami à qui nous nous adressâmes, M. Achille Clément, nous mit en rapport avec un brave paysan de Chassagnes nommé Tastevin – propriétaire et… troglodyte, puisqu’il a habité longtemps une caverne du bois de Païolive – qui nous servit de cicerone. Tastevin, malgré ses soixante-dix ans, était leste comme un écureuil. Personne ne connaissait mieux que lui tous les coins et recoins du bois. Il nous y fit pénétrer par la gorge d’Endieu. Nous suivîmes sur ses pas le chemin des fées qui surplombe Chassezac à une hauteur prodigieuse et nous remontâmes dans le bois par la fissure au haut de laquelle s’ouvre la grotte de la Gleizasse. Une assez longue halte sur ce point nous permit de nous identifier un peu avec la sauvagerie du paysage et l’étrangeté de son horizon. Nous vîmes Casteljau que Chassezac entourait là-bas de sa ceinture d’argent, tandis que de grands oiseaux de proie qui nous parurent de l’espèce des aigles criards, appelés Jean Le Blanc, volaient en tournoyant au-dessus de l’abîme. Tastevin regrettait de n’avoir pas son fusil pour les tirer. Nous lui fîmes observer qu’il aurait tort, car, si ces oiseaux chapardent quelques poules ou pigeons, ils se nourrissent surtout de serpents, de souris et de lézards, et débarrassent ainsi le bois d’une foule d’êtres dangereux ou incommodes.

A propos de serpent, comme nous nous étonnions de ne pas en avoir aperçu un seul depuis notre entrée dans le bois, Tastevin nous dit qu’il n’en manquait pas, grâce aux retraites impénétrables qui s’offrent à eux de toutes parts, mais qu’il y en aurait bien davantage sans la pluie et les inondations qui sont autrement dangereuses pour eux que l’homme ou les oiseaux. Il paraît, en effet, que la plupart des reptiles meurent en hiver, parce qu’ils ne peuvent plus sortir des trous où ils se sont réfugiés à l’approche du froid. Je me suis souvent demandé pourquoi nous éprouvons généralement pour les oiseaux un sentiment d’admiration et de bienveillance, tandis que les reptiles nous inspirent une répulsion et une terreur instinctives. Ne serait-ce pas parce que les premiers sont les ennemis naturels des seconds ?


En face de la Gleizasse, de l’autre côté de Chassezac, se trouve la grotte qui, sous la Révolution, servit de refuge pendant quinze jours à la mère de Jules de Malbos et à ses trois enfants. Plus loin, vers le Pouget, sont les grottes dites des Cayres, où de véritables dépôts de guano ont été formés par la fiente des chauves-souris. Des dépôts du même genre existent dans des grottes de Balazuc, mais sur le Chassezac comme sur l’Ardèche, ces engrais naturels sont d’un abord si difficile que peu de paysans ont eu jusqu’ici l’idée d’en faire usage.

Non loin de la Gleizasse, nous nous attablâmes sur l’herbe près d’une source très limpide et très fraîche. Un de nos compagnons, que j’appellerai Adam, sortit alors d’un volumineux paquet que portait Tastevin un gigot, des fromages de chèvre, du vin de Banne, et le festin fut complet. Cet Adam était une bonne pâte d’homme et, tandis qu’il puisait de l’eau, on nous conta à l’oreille une anecdote qui met sa naïveté au-dessus de tous les soupçons. Il était un soir en bonne fortune et faillit être surpris par le maître de céans. Prends garde, lui dit sa complice, et descends comme un chat ! Il prit la recommandation à la lettre et poussa à chaque étage un miaou des plus imprudents, mais heureusement si bien imité, qu’on crut réellement avoir affaire à un matou et non à un amoureux. C’est le chat ! dit le brave homme.

Après déjeuner, nous allâmes rendre visite au vieux docteur Fuzet, à Casteljau, qui nous reçut avec beaucoup de courtoisie et voulut bien nous montrer les principaux dolmens des environs, puis nous reprîmes notre course à travers la partie la plus sauvage du bois. Tastevin nous montra les roches les plus moussues, nous fit parcourir les plus frais couloirs tapissés de lierres, de ronces, de fusains, de chèvrefeuilles ou de térébinthes ; nous fit passer sous des arcs de pierre ornés de clématites, et dans des ronds-points plantés d’oliviers ou de chênes surchargés de lichens.

Un endroit que Tastevin ne manquait jamais de montrer aux visiteurs, c’est l’enceinte sauvage où M. Jules de Malbos avait creusé une niche pour une statue de la Vierge. Il fallut faire jouer la serpe pour s’ouvrir un passage à travers l’épais entrelacement de lianes et d’arbustes de tout genre qui obstruaient cette chapelle en plein air. Non loin de là – comme nous avions grand soif – Tastevin nous fit arrêter au pied d’une muraille re rocher. Il disparut par une fissure et revint peu après avec une bouteille remplie d’une eau fraîche excellente. Il y a dans le bois de Païolive quelques réservoirs naturels d’eau de pluie que Tastevin et les chasseurs sont seuls à connaître.

Tastevin nous montra aussi la rotonde de l’Oie où M. Lahondès fit son dîner de noces. Quand on débute en pareil lieu, on mérite d’être heureux en ménage. Quel joli rendez-vous pour les chasseurs et les touristes, si l’on était sûr d’y rencontrer chaque fois un dîner plantureux comme celui qu’y fit le club alpin !

Nous sortîmes du bois vers la Lauze, et pûmes visiter quelques-uns des dolmens qui bordent Païolive de ce côté. Le plus beau, du moins le mieux conservé de ces monuments mégalithiques, servait d’habitation, il y a quelques années, à un pauvre diable de Berrias qui s’y était aménagé une chambre à coucher et y passait ses nuits et même une partie de ses journées. Croirait-on que ce philosophe ait, lui aussi, éprouvé la cruelle vérité du proverbe : Qui terre a, guerre a ? Le malheureux qui, d’ailleurs, n’était pas même propriétaire de la pierre qui l’abritait, s’en vit disputer la possession par des bergers qui, un beau jour, s’amusèrent à brûler son mobilier, c’est-à-dire sa couche de feuilles sèches. Le litige fut porté devant le brigadier de gendarmerie de Berrias, qui écouta gravement les deux parties sans oser émettre un jugement motivé. De guerre lasse, notre Diogène alla s’installer plus loin dans un autre dolmen, celui qui n’a plus qu’un support latéral et dont l’énorme table forme un plan incliné. Cette fois, on le laissa tranquille. Peu après, il obtint la suprême tranquillité – la seule que les hommes ne puissent plus troubler – car on le trouva mort dans son gîte.

Ce dernier dolmen est remarquable par une sorte d’enceinte ovale qui était close d’un mur de pierres sèches dont on voit encore la trace. Tout près de là, nous reconnûmes un bloc évidemment préparé pour servir de table à un dolmen et dépaché ad hoc de la couche calcaire dont il faisait partie, mais que le temps ou les circonstances ne permirent pas d’employer. Il est probable que si les ingénieurs d’alors avaient donné suite à leur projet, ils auraient simplement nivelé avec de la terre les inégalités des roches voisines pour faire glisser la table, au moyen de rouleaux, jusque sur les supports latéraux installés à proximité, quitte à déblayer ensuite les abords des rochers ou de la terre qui l’obstruaient. Tout fait supposer, en effet, que telle était la méthode suivie pour la construction des dolmens. Il est à remarquer que tous ces antiques monuments dans l’Ardèche sont situés dans la région calcaire ou dans les pays de grès où l’extraction de grosses lames de grès est facile. C’est le cas, notamment à Tauriers, où nous avons remarqué, tout à côté du beau dolmen de la vigne Prat (le seul intact de cette région), des couches de grès ayant juste l’épaisseur convenable pour un dolmen, et d’un détachement facile. De même, dans la région calcaire, il y a partout, comme l’avait déjà observé M. de Malbos, à côté des dolmens, des couches calcaires dont l’épaisseur correspond exactement à celle des supports latéraux ou des tables. D’où l’on peut conclure que les facilités de terrain et de matériaux ont grandement contribué au choix des emplacements choisis pour ces sortes de sépultures.

Les dolmens de Grospierres, Beaulieu, Saint-André de Crugières, la Lauze, Casteljau, qui forment une véritable ceinture autour de Jalès, sont vraisemblablement dus à une peuplade qui habitait cette plaine. Beaucoup de dolmens de la Lauze sont plus ou moins détruits. Les ronces et les buis sortent à travers les fragments de leurs tables brisées.

Les paysans disent que les constructeurs de ces monuments étaient des géants qui portaient la table du dolmen sur leur tête et les deux grandes pierres latérales, une sous chaque bras. Avons-nous besoin de dire que les ossements trouvés dans les dolmens ne confirment guère cette supposition et n’indiquent ni une taille ni une force sensiblement supérieures à celles des hommes de notre temps ?

M. Ovide de Valgorge raconte gravement que les dolmens sont l’œuvre des Gaulois qui, battus par Marius et Quintus Fabius Maximus, mirent le Rhône entre eux et leurs ennemis, et vinrent sur nos landes les plus sauvages enterrer leurs morts. Ceci permet de croire que l’aimable auteur des Souvenirs de l’Ardèche n’avait jamais vu un dolmen. Dans tous les cas, son hypothèse suppose une forte dose d’irréflexion.

M. Jules de Malbos communiquait, vers la même époque, au Congrès archéologique de Lyon un mémoire qui est le premier travail sérieux écrit sur les dolmens de l’Ardèche. M. de Malbos avait visité soixante-treize de ces monuments dans les cantons de Joyeuse ou des Vans. Aussi en parle-t-il autrement que M. de Valgorge.


Je n’oublierai jamais l’impression produite sur moi par le premier dolmen que j’ai vu. C’était dans les montagnes du Bourg-Saint-Andéol. Nos professeurs nous avaient conduits sur les landes, couvertes de buis et de plantes odoriférantes, qui s’étendent vers St-Remèze. Tout-à-coup, nous nous trouvâmes devant une ouverture formée de trois pierres verticales soutenant une énorme table de pierre. L’abbé qui était avec nous et les grands du collège entourèrent le monument d’un air important et l’un d’eux expliqua que c’était une jaiande, c’est-à-dire un tombeau de géant. Un autre déclara que c’était une baoumo de los fados (une grotte des fées). Enfin, l’abbé soutint doctoralement que c’était un autel des duides, sur lequel on faisait autrefois des sacrifices humains, et nous montra même certaines dépressions de la pierre qui n’étaient autres, selon lui, que les traces des rigoles par lesquelles coulait le sang des victimes. Quelle que fût, de ces trois versions, celle que l’on adoptât, nos jeunes imaginations étaient naturellement frappées par la forme étrange, par les proportions colossales et par la destination mystérieuse de ces pierres superposées.

Il est à remarquer que le vieux langage populaire, en désignant les dolmens comme des tombeaux, en savait beaucoup plus que les savants d’alors qui, pour la plupart, voyaient dans ces monuments des autels druidiques. Car il est démontré aujourd’hui que les dolmens sont les tombeaux, non pas de géants qui n’ont jamais existé, mais d’une race très ancienne que les uns disent être venue d’Asie, et dont ils croient retrouver les traces sur les côtes de la Baltique, en Danemark, en Hollande, en Bretagne, en Angleterre, etc…, et que les autres croient être simplement le troglodyte perfectionné. Les dolmens ne seraient, dans cette hypothèse, que les tombeaux des chefs des troglodytes.

Les dolmens sont très nombreux dans le Bas-Vivarais. Voici, d’après la statistique officielle, leur répartition dans les diverses communes :

Les Assions trois, Auriolles vingt-cinq, Banne onze, la Bastide-de-Virac quinze, la Beaume trente, Beaulieu vingt, Bessas seize, Brahic deux, Berrias dix-sept, Bidon vingt-quatre, la Blachère huit, Casteljau onze, Chandolas deux, Chassagnes trois, Darbres un, Grospierres quarante-quatre, la Gorce dix-neuf, Gravières un, Lanas cinq, Largentière cinq, Lussas six, Orgnac quinze, Prunet deux, Ruoms onze, Salavas six, Sampzon vingt, St-Alban trente-et-un, Saint-André-de-Crugières neuf, les Salelles cinq, St-Marcel neuf, St-Martin-d’Ardèche deux, St-Maurice trois, Tauriers deux, Vogué dix, Vinezac un. Il y aurait de plus quatre menhirs (ou pierres levées) à la Beaume, trois à Bidon et un à Baravon.

Cette statistique est certainement inexacte et fort incomplète. Pour ne parler que des pays que je connais, les cinq dolmens de Largentière, les deux de Prunet et celui de Gravières sont plus ou moins imaginaires. En revanche, j’en ai reconnu cinq à Tauriers.

Barbe me demanda fort naïvement si l’on savait d’où et comment était venu le premier homme qui ait habité nos contrées.

– On ne sait naturellement rien de certain, lui répondis-je, mais, pour qui a fouillé beaucoup de cavernes et de sépultures antiques, comme M. Ollier de Marichard, les présomptions raisonnables ne manquent pas. Notre ami Ollier vous démontrera ex professo qu’il est venu de l’Asie, ce grand berceau du genre humain d’après toutes les plus vieilles traditions religieuses ; qu’il a suivi, soit les bords de la Méditerranée, soit peut-être une terre qui occupait alors l’emplacement de cette mer ; qu’il a remonté la vallée du Rhône, puis l’Ardèche et Chassezac, et s’est installé dans les cavernes qui bordent ces rivières. Il était, bien entendu, nomade, pêcheur et chasseur. Il s’est battu avec le grand ours et le mammouth, dont les ossements se trouvent mêlés aux siens dans les couches des plus anciennes cavernes.

– Pourquoi, dit Barbe, faites-vous venir le premier troglodyte vivarois de l’Orient au lieu de reconnaître en lui un autochtone ?

– Un autochtone ! voudriez-vous me dire ce que cela signifie ?

– Cela signifie un indigène, quelqu’un qui ne vient pas d’ailleurs, qui est né sur la terre même.

– Par conséquent, ami Barbe, un personnage qui a poussé sur le sol comme un champignon. Expliquez-moi donc comment cela a pu se faire.

– Allons ! dit Barbe, vous êtes un mauvais plaisant, je me tais.

– Votre embarras prouve simplement que j’avais raison d’admettre l’opinion la plus ancienne, la plus accréditée, et jusqu’ici la plus vraisemblable, qui fait venir les premiers hommes d’Asie, sans prétendre pour cela résoudre scientifiquement une question qui est fort au-dessus de tous nos moyens d’information. Mon système simplifie la chose et recule tout au moins la difficulté.

Donc, l’homme est venu de l’Est, et a partagé le séjour des cavernes avec les serpents, les rats et les chauves-souris. C’est ce que les savants appellent l’époque de la pierre taillée, attendu que ses armes et ses outils ne sont que des éclats de silex ou d’autres pierres dures. Les principales stations de cette époque lointaine, dans l’Ardèche, sont : la grotte de Néron, près de Soyons ; la grotte du Grand-Louret, à St-Martin-d’Ardèche ; la grotte de Louoï-Inférieur, sur l’Ibie ; les grottes de Barre et de la Gleizasse, sur le Chassezac. Il y en a certainement beaucoup d’autres, mais il n’y a pas dans tous nos villages des Marichard ou des Malbos, et il se passera sans doute bien longtemps avant qu’on ait une idée un peu exacte de tous les trésors d’antiquité préhistorique que recèle l’Ardèche.

Le second âge est celui de la pierre polie. La civilisation a fait un premier pas. On aiguise la pierre et on la fait servir ainsi à d’autres usages de guerre et de ménage. La plupart des grottes des environs de Vallon appartiennent à cette période.

Les dolmens marquent le passage de la pierre polie à l’âge de bronze, car on y trouve des armes et des instruments de ces deux époques. Les stations dans les bois signalées à Montingrand (près Vallon) et au Charnier (la Gorce) paraissent contemporaines des dolmens. Le plateau de Saint-Remèze, la plaine d’Aurelle et le bois de Laoul abondent en sépultures de l’âge de bronze, qui sont ordinairement en forme de tumuli, c’est-à-dire à galeries pavées et recouvertes de dalles de pierre avec une certaine épaisseur de terre au-dessus.

Puis vient l’âge du fer, où les armes et les ustensiles se sont perfectionnés ; les sépultures du fer sont souvent mêlées, sur nos plateaux calcaires, à celles du bronze.

Les époques gauloise et romaine lui succèdent. Au Bourg-St-Andéol, on trouve, dans le même cimetière, l’incinération romaine et la sépulture gauloise.

Les inscriptions sur les tombes commencent avec les Romains. Il est bien fâcheux que les Gaulois n’aient pas fait comme eux. L’histoire de l’homme par les cimetières est infiniment plus instructive que celle qu’on apprend dans les collèges, et rien n’est plus intéressant que de l’entendre raconter par notre ami Ollier de Marichard en présence de sa riche collection de crânes, d’armes et d’ustensiles des plus anciens habitants du Vivarais

Cette collection a figuré à l’Exposition universelle de 1878, dont la section la plus remarquable à nos yeux fut celle consacrée à l’archéologie préhistorique. Que de bonnes heures nous avons passées dans cette immense salle, tantôt en causant avec l’archéologue de Vallon, et tantôt seul avec nos réflexions ! Nous assistions au développement de l’être humain. Voici sa tête, voilà ses armes et ses premiers ustensiles. Peu à peu, il améliore ses moyens de vie et de défense. Il polit la pierre, puis trouve les métaux. Que de siècles représentent les progrès accomplis d’une victoire à l’autre !

En face des débris de l’homme primitif d’Europe et d’Asie, on peut voir les armes et les ustensiles des sauvages modernes. Ceux-ci traversent les phases où nous voyons que nos ancêtres ont passé. Les naturels des îles Fidji en seraient aujourd’hui à peu près au même point que les anciens troglodytes des grottes de Vallon.

Crânes anciens et crânes modernes s’étalent de tous côtés. L’homme primitif nous regarde avec ses grands yeux aux orbites vides. Jamais crânes de tant de diverses nations et de tant de diverses époques ne se sont trouvés réunis. Ah ! voici les têtes d’Ollier de Marichard. Et dire que nous regardons sans émotion des restes qui sont peut-être ceux de nos aïeux les plus reculés ! Ce stoïcisme est, après tout, bien explicable. Les nombreuses migrations dont nos contrées ont été le théâtre rendent la parenté assez incertaine, et, d’autre part, les siècles apportent au sentiment de famille une atténuation dont nous ne sommes pas maîtres. Cependant, en y réfléchissant, le respect et l’émotion, affaiblis par l’action naturelle du temps, devraient revenir plus vifs à la pensée des luttes qu’eurent à soutenir, des dangers qu’eurent à surmonter ces vénérables parents ou prédécesseurs qui essuyèrent pour nous les plâtres de l’habitation helvienne.

En passant l’inspection de ces rangées de crânes, nous cherchions à vérifier les conclusions des anthropologistes, qui ont fait des têtes rondes ou des têtes longues (brachycéphales ou dolichocéphales) le caractère distinctif de certaines races, ou bien encore qui sont toujours disposés à nous représenter l’homme primitif avec un facies brutal et un front fuyant. Il nous semble qu’il y a beaucoup de faux avec un peu de vrai dans toutes ces conclusions. La diversité des crânes se retrouve dans toutes les races et à toutes les époques. Il y a partout des fronts hauts et des fronts fuyants, de grosses têtes et de petites têtes, et ceux qui veulent faire de l’homme quaternaire une sorte de brute s’exposent à la même erreur que le savant du trentième siècle qui jugerait notre temps par le crâne de Troppman ou de quelqu’autre scélérat, miraculeusement échappé au grand naufrage et surnageant dans la poussière qui doit nous mettre tous de niveau.

Si quelque chose étonne même dans cette funèbre revue, c’est précisément la parfaite identité des crânes d’autrefois et de ceux d’aujourd’hui. La vitrine d’Ollier de Marichard nous attire spécialement. Il y a là des têtes extraites des plus anciens tumuli de l’Ardèche, mais nous cherchons vainement dans leur aspect extérieur les différences saillantes avec les mieux organisées de nos jours.

Un soir, nous eûmes comme une vision devant ces légions de vieux crânes. Il nous sembla qu’ils s’animaient. La flamme sortait de leurs yeux et des sons s’échappaient de leur bouche. La confusion du rêve ne nous permit pas de saisir exactement ce qu’ils disaient, mais nous avons lieu de croire qu’ils s’indignaient contre les organisateurs darwinistes de cette salle de l’Exposition qui avaient osé mettre en leur présence le gorille, réunissant sur le même plan l’homme et le singe sous le nom d’anthropoïdes et s’obstinant à chercher, comme ils le font encore, l’intermédiaire entre l’homme et le singe.


En disant adieu à la forêt de monolithes qui porte le nom de bois de Païolive, je pensai qu’un jour il aurait, lui aussi, le sort de ces vieux crânes humains dont ses grottes recèlent tant de débris. L’ouvre du Temps, qui émiette toutes choses en ce monde, est singulièrement hâtée, en ce qui le concerne, par les ponts et chaussées et les entrepreneurs de routes ou de bâtisses. Les Romains ont commencé l’œuvre de destruction du côté de Lussas. De braves Ardéchois la continuent sans remords du côté de St-Germain, la Beaume, Ruoms et ailleurs. La nouvelle route des Vans vient encore d’éventrer le bois au-dessus de Chassagnes. Dans quelques siècles, on ne trouvera plus à la place qu’une longue et plate garrigue. En attendant que cela arrive, il y aurait là pour un riche fantaisiste une jolie occasion de se créer, à peu de frais, le plus curieux de tous les domaines de France et de Navarre. Outre qu’on pourrait s’y tailler des palais dans le marbre, l’amateur rêvé par nous pourrait montrer aux bons propriétaires des environs tout ce que peut faire une culture intelligente du sol en apparence le plus ingrat. Rien n’égale la fertilité des allées cultivables de Païolive, dont le sol est presque entièrement composé de détritus végétaux, et il est évident que, si l’on n’y coupait pas les arbres, ils atteindraient bientôt des proportions considérables. Avec un propriétaire comme M. de la Vernède, les chênes, les oliviers, les châtaigniers et les figuiers, surgissant en foule de toutes les fentes de Païolive, auraient en peu d’années dissimulé de rocher et fait un bois véritable de ce qui n’en a aujourd’hui que le nom.