Voyage dans le midi de l’Ardèche

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XV

De St-Paul-le-jeune à Grospierres

St-Paul-le-Jeune. – Une rivière souterraine. – Courry. – Saint-André-de-Crugières. – Vincent Malignon. – Beaulieu. – Echo sarrasin. – Le château de Jalès. – Berrias et ses antiquités romaines. – La fontaine de Berre. – Jules de Malbos. – Comment les paysans jugent les archéologues. – Une imprimerie à Berrias. – Les Plantin de Villeperdrix. – Auriolles. – Grospierres. – Le prieur poète Gasque. – La chaux de la Bastide.

La commune de St-Paul-le-Jeune, autrefois simple hameau de Banne, prend tous les jours, grâce au chemin de fer, une extension nouvelle. L’eau y est malheureusement détestable. De là, de fréquentes fièvres typhoïdes. Pourquoi n’y amènerait-on pas les sources de Claisse qui ne sont qu’à un kilomètre de distance ?

Le ruisseau de Claisse côtoie la route de St-André-de-Crugières et présente le phénomène assez curieux d’un parcours en partie souterrain. Ses eaux s’engouffrent à Sauvas dans une large cavité et coulent pendant deux ou trois kilomètres sous l’épais banc calcaire. La Coqualière est un affaissement sur le parcours de la galerie souterraine qui va de Sauvas à St-André. L’eau en déborde quand elle est très forte. La profondeur de ce puits est d’une vingtaine de mètres. M. Jules de Malbos y descendit un jour et essaya de remonter vers Sauvas, mais il ne put réaliser son projet. La voûte, en quelques endroits, est très basse et, dans d’autres, elle est obstruée par des troncs d’arbres entraînés par l’inondation.

Les eaux de Claisse, continuant leur cours au delà de la Coqualière, reparaissent un peu plus bas, mais une partie s’égare probablement et contribue à former la belle source du Peyroou qui donne naissance à la rivière de St-Sauveur. Claisse est très poissonneux, grâce aux refuges assurés que la galerie souterraine présente à la gent aquatique. Les poissons y atteignent des proportions considérables. Dieu avait prévu qu’il y aurait un jour beaucoup d’empoisonneurs de rivières et que les tribunaux seraient trop indulgents pour eux ; c’est là évidemment une des raisons pour lesquelles il a ménagé à la race des poissons l’asile de Claisse.

Nous apercevons au loin la montagne de Courry. La chapelle est au sommet. Impossible de réaliser cette fois notre projet d’aller manger la fameuse omelette. On nous raconte que cette pratique date de la Révolution. Le prieur de Courry, s’étant réfugié en Italie, en rapporta le secret de l’omelette qu’il légua à la famille Murjas. D’autres disent que celle-ci le tient d’un prêtre qu’elle avait caché pendant les mauvais jours. Quoi qu’il en soit, l’omelette a force chalands, et les gens du pays affirment avec orgueil que les médecins et les pharmaciens eux-mêmes viennent à Courry employer ce remède infaillible. La composition en est, du reste, tenue secrète. On dit qu’il y entre, outre les œufs, de la pimprenelle et du sel de nitre, d’autres disent de l’écaille d’huîtres pilée.

La paroisse de Courry (Curius) faisait autrefois partie du mandement de Castillon. On voyait encore au milieu du siècle dernier une tour de l’ancien château qui, déjà en 1300, était désigné sous le nom de vieux château de Castillon. Cette masure appartenait au marquis de St-Victor. On y voyait aussi les ruines d’un château de Guillafred. C’est dans les bois de Courry que le corps royaliste, commandé par le chevalier de Melon, fut battu en juillet 1792, ce qui détermina l’insuccès de la tentative de Saillans.

La route de St-Paul à St-André-de-Crugières est fort bien entretenue et d’une pente très ménagée. « Deux monticules, dit M. de Saint-Andéol, dominent l’antique village de St-André. L’un s’appelle la Croix d’où Crucis Area, ensuite Cruzières. L’autre se nomme Clairac et n’est autre que la métairie de Clariaco donnée à l’évêché de Viviers au Ve siècle. Le nom actuel de plaine des Ayrs vient de l’ancien établissement romain Area… »

Notre éminent archéologue nous semble donner un peu dans le travers de ceux qui, voulant trop prouver, ne prouvent rien. Ses étymologies, toujours ingénieuses, reposent souvent sur des pointes d’aiguille. En traversant la région de St-André et de St-Sauveur-de-Crugières, nous apprîmes qu’on y donnait le nom de Crugières aux fontaines passagères qui sortent des crevasses des bancs calcaires en temps de pluie. Et nous craignons bien pour M. de Saint-Andéol que cette étymologie ne soit plus exacte que la sienne. C’est pour cela que nous avons adopté, au lieu de Cruzières, la version Crugières, qui figure dans la carte de l’ancien diocèse de Viviers, et dans tous les vieux documents latins ou français (Sanctus Audrœas de Crugera et non de Cruzeria).

L’église de St-André est du Xe ou XIe siècle. Le portail est remarquable par ses proportions et ses ornements, d’ailleurs en partie mutilés. Cette église avait été bâtie par les Templiers de la commanderie de Jalès. Il est question de l’agrandir. On remarque sur la place de l’église une croix en pierre très ancienne. Elle représente d’un côté la Vierge, et de l’autre Jésus crucifié.

St-André fut le principal rendez-vous des conspirateurs royalistes de l’Ardèche et du Gard, lors de la tentative de Saillans. C’est là qu’on découvrit les fameuses correspondances qui mirent l’autorité au courant des événements qui se préparaient. Après la répression, Vincent Malignon, maire de St-Sauveur-de-Crugières, connu par son dévouement aux idées nouvelles, fut nommé agent national à St-André. Un soir (le 2 floréal an II), sept individus, sans doute des réfractaires à qui il faisait la chasse, l’assassinèrent et allèrent jeter son cadavre dans le Tégoul, un puits naturel, sur la route de St-Sauveur, ainsi nommé de sa ressemblance avec un goulot de bouteille. La Convention décerna, le 5 messidor, les honneurs du Panthéon à la mémoire de Malignon, dont le corps ne fut jamais retrouvé. Ses enfants furent élevés au Prytanée. La commune de St-André, déjà affublée du nom de Cruzières-Supérieur, fut encore rebaptisée sous le nom de Claisse. Enfin, quatre-vingts personnes du pays, parmi lesquelles était la mère de M. Jules de Malbos, furent conduites à Paris pour y passer devant le tribunal révolutionnaire. Heureusement, la chute de Robespierre survint lorsqu’elles n’étaient encore qu’à Auxerre, et c’est ainsi qu’elles purent échapper à la guillotine.

St-André et St-Sauveur-de-Crugières dépendaient du duché de Joyeuse. St-Sauveur était une baronnie. Au siècle dernier, le vieux château avait été déjà acquis par la communauté et chaque famille s’y était taillé un logement. Les bénéfices de St-Giniès et de St-Privat de Claisse (deux paroisses supprimées) dépendaient du prieur de St-Sauveur.

La commune de Beaulieu, située à l’extrémité de la plaine de Jalès, est séparée de St-André par une colline où les dolmens abondent non moins que les grives et les genévriers. Les plus beaux dolmens sont à Becdejun. Beaulieu se dit en patois Benlio et en latin Bellilocus, ce qui, d’après l’opinion de quelques-uns, indiquerait un fait de guerre dont cet endroit aurait été le théâtre. A peu de distance de Beaulieu, en allant à St-Paul, on peut voir, à la droite du chemin de fer, le grand entonnoir dit Peyroou, au fond duquel roule et d’où parfois déborde la rivière du Tégoul. C’est là qu’on jeta le corps de l’abbé de Malbos fusillé le 21 août 1792 par les révolutionnaires.

Il existe, près de Pléou, hameau important de Beaulieu, une fontaine pétrifiante. Au bas de la montée de la Serre est un village appelé Pas-Lombard. Parmi les autres hameaux de Beaulieu, nous remarquons les noms de Bouono-Montesso, Dugo, la Sarrasine. Dans ce dernier endroit, on trouve beaucoup d’ossements comme s’il s’y était livré une bataille. Le village de Mourens et la grange des Nègres ne sont pas loin de là. On croit entendre comme un écho de l’histoire des Sarrasins dans tout l’espace du Bas-Vivarais compris entre Largentière, Thines, Beaulieu et Rosières.


Le château de Jalès est situé sur une éminence qui domine toute la plaine de Berrias. Il a été dépecé, depuis la Révolution, entre une dizaine de propriétaires. La plus grande partie appartient à la famille Maurin. Il reste quelques vieux murs, un portail avec sa herse, une porte Renaissance, un puits et trois pierres portant des armoiries presque entièrement effacées, l’une sur le portail, l’autre sur la porte d’entrée de la maison Maurin, et la troisième sur la porte Renaissance. On distingue sur celle-ci une croix de Malte. Les anciennes bornes du pays portaient des croix de Malte.

Avant d’être une commanderie de l’ordre de Malte, le château de Jalès avait appartenu aux Templiers. Les Templiers de Jalès furent arrêtés le 13 octobre 1307 et conduits à Aigues-Mortes, où leur procès s’instruisit dans les formes odieuses de l’époque, c’est-à-dire avec la torture qui oblige les innocents eux-mêmes à s’avouer coupables. Ce fut le cas des malheureux Templiers qui pouvaient avoir des fautes à se reprocher, mais dont le plus grand crime fut évidemment d’avoir acquis une puissance et des richesses qui faisaient ombrage aux rois de France.

Les chevaliers de Malte, héritiers de la commanderie de Jalès, eurent à combattre les Tuchins, bandes de paysans ruinés et devenus malfaiteurs, qui désolèrent au XIVe siècle plusieurs paroisses. Un certain nombre furent pendus en 1382, à Boucieu et Villeneuve-de-Berg, sièges des deux cours royales du Vivarais. Les Tuchins s’étaient emparés cette année-là du château de Sampzon, et la ville de Nîmes dut envoyer des milices pour les en chasser. Le château de Jalès fut surpris par les protestants en 1627. Un paysan gagné y introduisit l’ennemi et le sieur de Mazade, qui y commandait pour le commandeur de Jalès, fut fait prisonnier dans son lit. Les protestants rendirent la place à Louis XIII après la prise de Privas.

L’ancienne chapelle du château de Jalès a été transformée partie en écurie et partie en grenier à foin. Elle n’offre rien de remarquable. C’était un grand honneur autrefois d’assister à l’office divin dans cette chapelle quand le bailli de Suffren, l’illustre marin qui infligea tant d’échecs aux Anglais dans l’Inde, était commandeur de Jalès. Pierre-André de Suffren St-Tropez, né en 1729, à St-Cannat en Provence, était entré dans l’ordre de Malte en 1749. Revenu en France à la paix de Versailles (1783), il fut nommé vice-amiral et commandeur de Jalès. Il y a une trentaine d’années, on trouvait encore bien des gens à Berrias qui se rappelaient l’avoir vu. Il avait un embonpoint énorme et un appétit à proportion. Les paysans disent encore : Oco ero un omé qué li folio quaranto lieouro dé posturo per jour ! (C’était un homme à qui il fallait quarante livres de nourriture par jour).

Après l’histoire, la poésie provençale a immortalisé le bailli de Suffren. L’ancien commandeur de Jalès prend des proportions homériques dans Mireille… Il nous sembla entendre la chanson de maître Ambroise :

Lou Baile Sufren, que sus mar comando,
Au port de Touloun a douna signau…
Partèn de Touloun cinq cènt Provençau.

Et après la description du combat naïvement épique dans lequel la Galère française coule trois vaisseaux anglais, le vieux marin termine ainsi :

Lou Baile Sufren parté pèr Paris ;
E dien que li gros d’aquelo encountrado,
Fuguéron jalous de sa renoumado,
E si viei marin jamai l’an pu vist !

Le bailli de Suffren partit pour Versailles en 1784. Il y mourut en 1788, tué en duel, dit-on, par le marquis de Mirepoix ; selon d’autres, il se serait suicidé pour échapper à ses souffrances.

Des hautes fenêtres du château de Jalès on jouit d’une vue admirable : au nord, le village de Toul avec l’église de Casteljau à droite et le Pouget à gauche. Le Chassezac coule derrière et l’on voit les roches blanches du bois de Païolive sillonnées de traînées vertes.

Dans une lettre du 12 septembre 1763, le marquis de Jovyac raconte à dom Bourotte une visite qu’il a faite à Jalès avec le commandeur de Gaillard cadet. Le commandeur de Jalès était alors M. de Lobé-Rivière de Quinsonnas, de Grenoble (1). « Cette commanderie, dit-il, ne valait pas plus de treize mille livres de rente, mais avec le nouvel homme d’affaires, elle en vaut maintenant vingt mille ». Le marquis de Jovyac est enthousiasmé de la cave qui a vingt-sept pas de longueur et une largeur proportionnelle ; la voûte est en petite pierre de taille ; on lui dit qu’elle avait été construite par les Templiers. « Effectivement, ajoute-t-il, il paraît que la voûte a un peu souffert et je crois qu’elle est restée quelque temps découverte. Le commandeur de Lobé-Rivière l’a réparée de toute manière. Il avait même l’intention de s’installer à Jalès, mais son neveu dont il a soin le retient à Grenoble, et il s’est borné à mettre le château hors d’insulte pour les vagabonds ou les contrebandiers… »

Comps, Chandolas et Marlhes relevaient de la commanderie de Jalès. Celle-ci possédait de plus, à St-Just, le domaine de Bourdelet et avait la seigneurie du pont sur l’Ardèche. Les biens de la commanderie furent vendus en 1814 au profit de la caisse d’amortissement. Il y avait une forêt de chênes de deux cents hectares environ sur le terrain que traverse actuellement la route de la gare de Beaulieu à Berrias. La garenne était entre le château et le ruisseau de Tegoul, au quartier qui s’appelle encore la Garenne. Les papiers de la commanderie de Jalès se trouvent aux archives départementales du Gard et des Bouches-du-Rhône.


Le village de Berrias n’offre par lui-même rien de remarquable. Mais le séjour des Romains y est démontré par un assez grand nombre de monnaies et de débris d’armes ou de poteries qu’on y a recueillis. Une urne funéraire brisée a été trouvée dans des fouilles opérées devant la porte même de l’église. Tout à côté, derrière la maison Pertus, on a exhumé de nombreux débris de mosaïques. Un paysan nous racontait que, dans son enfance, il allait, avec ses petits camarades, ramasser des poignées de fragments de marbres taillés provenant de ces mosaïques. On a enfin découvert plusieurs tombeaux à la Moutte.

Mais le monument le plus important de l’antiquité romaine, à Berrias, est le mur circulaire de béton romain, revêtu encore en partie du petit appareil, qui se trouve à la fontaine de Berre et qu’on appelle le Ron de los Fados. Cette construction formait sans doute un bassin destiné à élever l’eau pour la conduire à Berrias. On nous dit avoir trouvé des tuyaux de conduite entre la fontaine et le village.

La fontaine de Berre est intermittente à sa manière. On l’a vue à certains jours, par un temps clair, ne donner qu’un filet d’eau, et le lendemain en fournir un volume considérable sans que la pluie fût survenue. M. de Malbos (2) dit qu’elle augmente de plus d’un tiers de son volume de midi à 8 heures ou 10 heures du soir, et diminue ensuite graduellement jusqu’à midi ; dans les temps de sécheresse, on ne voit plus d’eau dans la source supérieure, de 10 heures à midi. La seconde source, moins abondante, n’a point d’intermittence ordinairement, et cependant on l’a vue doubler et disparaître entièrement deux fois, pour reparaître au bout de quelques heures pendant l’été de 1836, et trois fois dans celui de 1838.

Le château qu’habitait l’éminent géologue, si souvent cité dans ces notes de voyage, avoisine ces deux sources. Nous avons déjà, dans un autre opuscule (3), donné un aperçu de la vie et des ouvrages de M. Jules de Malbos, qui fut non seulement un ardent amateur des sciences naturelles, mais encore et surtout un homme de bien, toujours prêt à rendre service à ses concitoyens, les aidant de ses conseils comme de sa bourse, mort enfin après avoir réalisé le type le plus parfait d’une Providence de canton. Nous n’ajouterons ici à ce tableau que quelques traits d’une physionomie toute locale.

Personne n’était assurément plus estimé de ses compatriotes que Jules de Malbos ; cependant ce n’était pas sans une nuance très sensible de moquerie et de commisération que ceux-ci le voyaient cherchant des pierres ou des plantes sauvages. Quand il eut trois jeunes compagnons de course, qui étaient MM. Pradier (aujourd’hui curé de Vallon), Maurin (curé de Casteljau) et l’abbé Boissel, mort dans les colonies, les paysans disaient dans leur patois expressif : « A force de chercher, M. de Malbos en a trouvé trois qui sont aussi foutraou (imbéciles) que lui ! »

Et ils ajoutaient :

« Ces foutraou baptisent les pierres et voudraient nous faire croire que c’est leur véritable nom ! »

Un jour, un nommé Channac, de la Rouveyrolle, se moquait des pierres que M. de Malbos emmagasinait dans ses poches de derrière. M. de Malbos lui répondit gravement :

– C’est pour me redresser. Quand on est vieux, il faut quelque chose derrière pour faire contrepoids. Mon brave M. Channac, vous feriez bien de m’imiter, sinon vous serez voûté avant l’heure !

M. Jules de Malbos était d’une probité et d’une franchise à toute épreuve. Il n’y avait pas de transactions pour lui sur certains points. Il n’aurait pas donné la main, au risque de sa vie, à un homme qu’il méprisait. Il disait à ses jeunes amis : Au moins ne saluez pas un tel, c’est un coquin !

M. Paulin de Malbos a maintenu haut et ferme les traditions d’honneur et les habitudes bienfaisantes de son vénéré père. Il exerce à Berrias une grande influence même politique, non pas en parlant politique, car il en parle fort peu et s’absente de parti pris les jours d’élections, mais uniquement par l’exemple d’une vie patriarcale et par les bienfaits qu’il répand dicrètement autour de lui. N’est-ce pas la meilleure comme la plus légitime des propagandes ?

Le savant Pictet, de Genève, a visité les environs de Berrias, il y a quelques années, sur les indications de M. Jules de Malbos. Il s’y est attaché surtout à étudier la limite des terrains de la période jurassique et de la période créacée. L’ouvrage qu’il a publié à la suite de ce voyage est intitulé : Etudes paléontologiques sur la faune à terebratula diphyoïdes de Berrias (4).

La terre à tuiles abonde dans la plaine de Berrias. Il y a huit tuileries dans cette commune.

Une réconciliation, semblable à celle de Dompnac et St-Mélany, que nous avons racontée dans le Voyage autour de Valgorge, fut opérée en 1829 entre les gens de Berrias et ceux de Banne par les soins des maires des deux localités (MM. de Malbos et Monteil). C’est à la Lauze que l’accord se fit et fut scellé sur un tonneau de six hectolitres. La fête se termina par une farandole immense où les hommes des deux villages alternaient.

Il y a deux foires à Berrias, le 24 juin et le 12 septembre. Elles furent établies en 1595 par lettres de Henri IV, pour récompenser la conduite loyale et courageuse des habitants de ce village dans les guerres civiles.

Qui aurait jamais cru dans l’Ardèche que Berrias, au siècle dernier, possédât un imprimeur ? Le fait paraît cependant résulter d’un bouquin que j’ai vu, de mes yeux vu, chez le libraire Claudin, à Paris. C’est un petit volume intitulé : Le Roman de Jean de Paris. – Berrias 1740. François Anieu, imprimeur. Ce volume, cité dans la première exposition du Cercle de la librairie 1880, est le seul exemplaire connu d’un livre quelconque imprimé à Berrias. Il est probable que Berrias a été mis là pour dissimuler le nom d’un autre endroit, de même que beaucoup d’ouvrages imprimés au siècle dernier à Amsterdam portaient l’indication de Villefranche ou de toute autre ville de France.

Il est bon cependant de noter, à ce propos :

1° Qu’il y a eu à Berrias une famille célèbre, les Plantin, ancêtres des Plantin de Villeperdrix, du Pont-St-Esprit, et 2° qu’un des plus célèbres éditeurs d’Anvers s’appelait aussi Plantin.

La famille Plantin de Villeperdrix, qui est une des plus notables de nos contrées, reconnut ne pouvoir produire de filiation suivie qu’à partir du XVIe siècle et à dater de la descendance d’un Plantin que les fureurs des guerres religieuses avaient forcé de se réfugier à Berrias, où il se fixa en qualité de notaire en 1560, après avoir épousé la fille du notaire de l’endroit. Le fait est consigné dans la France héraldique, de Poplimont (t. 7, p. 70). En 1620, un membre de cette famille, Jacques de Plantin, était conseiller à l’Hôtel des Monnaies à Paris. Un de ses descendants est aujourd’hui aumônier en chef de l’armée française en Tunisie.

Qui sait si les Plantin, éditeurs d’Anvers, ne sont pas, comme les Plantin de Villeperdrix, originaires de Berrias ? Dans ce cas, on pourrait supposer que l’un d’entre eux, ou bien un de leurs ouvriers, a tenté d’établir un atelier d’imprimerie à Berrias, de la même manière qu’aujourd’hui une famille grenobloise, originaire de Berrias, vient d’y importer l’industrie de la couture des gants de peau de chevreau. Notons, en passant, que cette industrie paraît parfaitement s’acclimater à Berrias et dans les environs et promet d’être une ressource précieuse pour le pays.


Nous prîmes le chemin de fer à la station de Beaulieu-Berrias. La locomotive nous emporte vers Grospierres en laissant à gauche les roches païoliviennes de Casteljau, St-Alban et la Beaume, semblables à des fantômes blancs qui épient nos mouvements de l’autre côté de Chassezac.

Auriolles, au bord de la rivière, a perdu même le souvenir de l’industrie qui lui a donné son nom. Ses anciens habitants recueillaient des paillettes d’or dans les sables accumulés par la rencontre de Ligne, Beaume et Chassezac. Ceux d’aujourd’hui se préoccupent beaucoup plus des ravages du phylloxéra que de la disparition de l’or.

Quand l’abbé Monge, chargé de la visite des églises du Bas-Vivarais, passa en décembre 1675 à Auriolles, il ne trouva qu’une église depuis longtemps détruite et qui, de mémoire d’homme, n’avait pas servi au culte. Les habitants recevaient les secours spirituels du curé-prieur de la Beaume, tout en payant la dîme au prieur de Ruoms. Monge ordonna la reconstruction de l’église et fit assigner le prieur de Ruoms devant l’évêque pour qu’il eût à fournir à l’entretien d’un vicaire perpétuel à Auriolles.

Le pouillé de l’église de Viviers nous apprend qu’au VIIe siècle un certain Léon et sa femme Ostiliana donnèrent à l’Eglise de St-Vincent une villa et son domaine appelés Quiciaco avec les serfs qui le cultivaient. Ce domaine situé dans l’arce de Sampzon s’étendait jusqu’à la rivière Bessina (Beaume) et jusqu’à Rosières. Il représentait cinquante colonies. M. Dubois, l’auteur des Annuaires de 1855-56-57, croit qu’il s’agit du village de Cassagne situé sur les bords du Chassezac et de Beaume. En face se trouve la villa de Congon donnée par Albin à St-Aule.

En 1112, Léger, évêque de Viviers, donna au prieuré de Ruoms St-Alban et son mandement.

M. de St-Andéol appelle Chandolas Campus doli – et ailleurs Scondolobe.

On remarque à Grospierres le beau château moderne de M. de Bournet. L’ancien château de Grospierres fut, avec ceux d’Aiguèze et de Remolins, un sujet de litige entre l’évêque de Viviers et le comte de Toulouse. Burnon les déclamait en vertu d’une convention passée entre le comte et son prédécesseur l’évêque Nicolas, mais il y renonça dans la transaction passée au Bourg-St-Andéol en 1210 (5). Le nom de Grospierres – en latin Gurgite Petra – paraît venir d’un précipice situé à quelque distance sous le rocher dominant ce village.

En 1332, Guillaume de Sampzon, chanoine de Viviers, était prieur de Grospierres (6). Il y avait autrefois un pèlerinage de Notre-Dame des Songes, fondé par un chevalier de Bournet, qui était aux Croisades. Les femmes y allaient en foule. Abandonné pendant quelque temps, ce pèlerinage attire maintenant de nouveaux adeptes.

Parmi les célébrités – le mot est peut-être un peu gros – de Grospierres, on nous cita un nommé Bastide, député sous la première République ; M. Reynaud de la Vignasse, M. Laselve, et enfin le prieur François de Gasque, auteur de nombreuses poésies patoises et françaises. M. Henri Vaschalde a reproduit quelques-unes de ces poésies. Nous aimons mieux les patoises que les françaises. Celles-ci sentent l’imitation d’une lieue. Le speech de David à Absalon est calqué sur la célèbre apostrophe d’Auguste à Cinna. Gasque était bien mieux sur son terrain avec le patois. Ici le sel abonde et, ce qui vaut mieux, le bon sens. Gasque était né à Joyeuse le 23 novembre 1686. Il mourut en 1750. M. de Montravel possède ses manuscrits.

Un Basile Brunel, de Grospierres, veuf d’une demoiselle de Bournet, épousa vers 1815 la veuve de Soulavie. Celui-ci avait laissé une fortune considérable pour l’époque. En deux ou trois ans, Brunel eut tout dévoré. Il disparut ensuite et on n’a jamais su ce qu’il était devenu. Ce qui prouve une fois de plus que les veuves disposées à se remarier feraient généralement beaucoup mieux de s’abstenir.

Le château que l’on aperçoit sur une éminence à droite, dès qu’on a passé Chassezac, est le château de la Bastide, échu, dans le partage de la succession Montravel, à M. de Pontmartin, fils de l’éminent critique. Cette habitation a un fort bel aspect. Elle est sur le chemin de Sampzon. La chaux de la Bastide était la plus célèbre du pays avant l’exploitation de MM. de Lafarge. Elle provient d’une couche calcaire identique à celle qui sert à la chaux hydraulique du Teil. M. Dalmas a signalé la même couche dans le terrain néocomien, à la montée de Vallon à Saint-Remèze, sur la grand’route même. On sait que c’est la proportion de silice qui fait le mérite de ces chaux en les rendant plus ou moins réfractaires.

  1. Le vrai nom est Pourroy de Lauberivière de Quinsonnas. L’auteur de l’Armorial du Dauphiné dit que le commandeur de Jalès a laissé des mémoires fort curieux.
  2. Observations sur les cours d’eau des formations géologiques du Vivarais. Mémoire lu à l’Académie de Nîmes en 1840.
  3. Petites notes ardéchoises, 2e série.
  4. L’ouvrage a cent vingt-neuf pages de texte et vingt-huit planches. Il a paru en 1876 à Bâle et Genève, chez Georg, libraire.
  5. Columbi, p. 114.
  6. Columbi, p. 145.