Voyage dans le midi de l’Ardèche

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XVII

Vallon

Un mariage empêché par les mouches. – Les écorces de chênes-verts. – Le Mas-Neuf. – Les établissements industriels dans les campagnes. – Le rocher de Gors. – La tour du Moulin. – Salavas. – Les poissons de l’Ardèche. – Le vieux et le nouveau Vallon. – Le Chastelas. – Où mon ami Barbe m’oblige à revenir sur la question de Clotilde de Surville. – Un mort retrouvé vivant trente ans après son trépas. – L’opinion de M. Littré. – Le roman de M. Eugène Villard. – Un bon exemple donné par les pasteurs à leurs ouailles. – Les trois élixirs.

Un mariage empêché par les mouches. – Les écorces de chênes-verts. – Le Mas-Neuf. – Les établissements industriels dans les campagnes. – Le rocher de Gors. – La tour du Moulin. – Salavas. – Les poissons de l’Ardèche. – Le vieux et le nouveau Vallon. – Le Chastelas. – Où mon ami Barbe m’oblige à revenir sur la question de Clotilde de Surville. – Un mort retrouvé vivant trente ans après son trépas. – L’opinion de M. Littré. – Le roman de M. Eugène Villard. – Un bon exemple donné par les pasteurs à leurs ouailles. – Les trois élixirs.

La voiture que nous attendions nous avait rejoints, et nous prenons enfin la route de Vallon. La poussière nous aveugle et les mouches obligent nos mains à un exercice continuel. Les mouches sont un des fléaux du séjour du Midi en été. Elles souillent tout, piquent les chevaux et importunent singulièrement les êtres humains. Ceux-ci n’ont encore trouvé que des palliatifs contre elles. Ils en exterminent des masses au moyen de papiers ou de liquides empoisonnés. Dans quelques localités, on suspend des branches de saule blanc où les mouches vont se poser le soir. Pendant la nuit on enveloppe la branche dans un sac, on agite et les mouches tombent au fond.

Le vrai moyen pour en débarrasser les appartements, c’est la propreté. Il faut détruire les larves avant leur éclosion, tenir les appartements bien fermés, et si on ne supprime pas entièrement ces insectes, du moins on rend la vie supportable. L’abondance des mouches, pardonnable dans une ferme, ne l’est pas dans une maison bourgeoise bien tenue, où elle est un indice de désordre et de malpropreté. Un de nos amis, que l’on avait conduit dans une maison de braves bourgeois campagnards, en vue d’un mariage, nous a avoué longtemps après que, s’il n’avait pu se décider, c’est uniquement aux mouches que la jeune personne le devait. De leur abondance dans la maison il tira des déductions à l’infini contre ses habitants. Et de même qu’une épingle ramassée fit la fortune de Jacques Lafitte, trop de mouches empêchèrent peut-être une autre fortune.

– Bref ! dit Barbe tout joyeux d’avoir trouvé un bon mot, notre homme prit la mouche et ne reparut plus. Bon voyage !

Un bon gendarme passe à cheval, la figure ruisselante de sueur, et une branche de mûrier à la main pour protéger son cheval et lui-même contre les mouches. Cela lui donne une tournure débonnaire telle qu’un voleur pouvait lui taper sur le ventre et qu’un peintre n’aurait pas manqué de faire son portrait.

Nous croisons au moins une vingtaine de charrettes chargées d’écorces de chênes verts que l’on porte à la gare de Ruoms. Ces écorces, qui viennent des bois de la Gorce et de Vallon, servent à faire le tannin et sont achetées par les teinturiers. Elles valent de seize à vingt francs les cent kilos. Avec le bois de l’arbre ainsi dépouillé, on fait du charbon.


L’Ardèche est plus forte. Elle a reçu Chassezac. Ses eaux nourrissent des tribus de poissons variés. Sous Sampzon, elle forme une magnifique nappe d’eau, grâce à la belle levée qu’a nécessitée l’établissement de tissage de M. Merle. M. Merle est le gendre de feu M. Valadier, membre de l’Assemblée Constituante de 1848, qui a doté le canton de Vallon du plus beau réseau de routes de l’Ardèche.

M. Valadier était un de ces libéraux éclairés comme on en rencontre si rarement. On peut le discuter comme homme politique. Mais, au fait, qui se rappelle aujourd’hui, en dehors de Vallon, ses opinions politiques ? Preuve du peu de place que ces choses-là tiennent dans la réalité de la vie ; – tandis que M. Valadier, comme conseiller général, a été l’un des hommes les plus remarquables de notre pays, il avait une volonté, et une volonté qui, au lieu de poursuivre des chimères, traçait des routes, bâtissait des ponts et faisait la richesse de son canton. Et voilà pourquoi sa mémoire sera encore vivante et vénérée dans cette région de l’Ardèche, tandis qu’on aura certainement oublié, dans vingt ans d’ici, une foule d’étoiles politiques auxquelles les passions du jour font un reflet passager et trompeur.

M. Merle habite la charmante habitation du Mas-Neuf, créée par M. Valadier sur une petite éminence entre l’Ardèche et la grand’route de Vallon. Ses ateliers de tissage sont à deux ou trois cents mètres plus loin au bord de la rivière. Ils comprenaient, quand nous les avons visités, cent cinquante métiers et occupaient plus de deux cents ouvrières. Il y avait déjà des tissages de soie au Cheylard, au Pouzin, à Privas et à Villeneuve-de-Berg, mais c’est une industrie nouvelle dans le Bas-Vivarais où, jusqu’ici, on ne s’était guère occupé que de la filature et du moulinage de la soie ; l’initiative de M. Merle a donc été un véritable service rendu au pays.

Les ouvrières appartiennent surtout aux communes voisines de Grospierres et de St-Alban. La surveillance et les soins maternels dont elles sont l’objet de la part de Mme Merle fournissent ici les garanties morales qui manquent trop dans les établissements industriels, et que nous avons été heureux de constater déjà chez M. Plantevin, de Veyrières, et chez les Messieurs Chabert de Chomérac. Il est digne de remarque que c’est toujours chez des hommes qui ne s’occupent pas de politique, ou du moins qui n’en font pas parade, que l’on retrouve les inspirations les plus véritablement républicaines, en admettant que l’essence de la république et de la démocratie soit l’amélioration morale et matérielle du sort des classes laborieuses.

Mon ami Barbe avait grande envie de protester contre cette réflexion, mais il en fut empêché par la vue des ouvrières dont l’air de propreté et de modestie le frappa, et il convint que leur extérieur contrastait favorablement avec les allures plus ou moins libres du personnel féminin des fabriques où l’on prétend réaliser une surveillance efficace en l’absence de tout élément religieux.

Nous causâmes, en sortant de là, sur les dangers que créent les agglomérations industrielles pour la moralité des jeunes filles. Il est certain que les petites agglomérations formées en pleine campagne, comme celle du Mas-Neuf et tant d’autres dans l’Ardèche, sont bien moins dangereuses que celles qui à leurs dangers propres joignent ceux de la proximité des villes. Au point de vue moral comme au point de vue physique, il faut donc désirer la plus grande dissémination possible des établissements industriels dans les campagnes. Les êtres humains sont comme les fruits ; il leur faut de l’air et de l’espace ; quand ils sont entassés, un seul gâté pourrit tous les autres. Que si l’on ne peut éviter ces agglomérations funestes – résultat fatal du travail industriel – il faut du moins y remédier par un soin et une surveillance de tous les instants, et il n’y en a pas de meilleurs que les soins religieux. La religion est ici ce que sont pour les fruits, l’air, l’attention et la propreté. Vouloir que de pauvres filles, travaillant dans les fabriques, se maintiennent honnêtes sans direction et sans foi, c’est vouloir que des fruits entassés sans choix et sans ordre dans de grands paniers ne se pourrissent pas.


Nous descendîmes le long de l’Ardèche, à travers les oseraies et les prairies jusqu’au rocher de Gors qui domine le gouffre poissonneux de ce nom. L’endroit était si charmant que nous y fîms une assez longue station, assis sur l’herbe. Derrière nous, des milliers de papillons bleus ou blancs voltigeaient dans les luzernes ; les rossignols chantaient dans les saules, et l’on voyait de temps à autre un poisson s’élançant hors de l’eau, comme une flèche d’argent, happer les insectes impruments qui voletaient à la surface.

Devant nous se dressait sur un rocher, au milieu de l’Ardèche dont les eaux bouillonnaient tout autour de ses vieilles murailles, la tour du moulin de Salavas qui était, au temps des guerres religieuses, la clé du passage de l’Uzège dans le Vivarais, et fut par suite beaucoup plus occupée par des soldats que par des meuniers.

Cette tour, formée par trois étages de voûtes superposées, n’a pas de fenêtre et reçoit le jour par des meurtrières mutilées. Isolée de la rive par une tranchée où court l’eau vive, elle était autrefois surmontée d’une terrasse crénelée avec quatre tourelles en cul de lampe. Sa position la rendait presque imprenable avec les anciens moyens d’attaque. Aussi a-t-elle toujours été prise autrement que de vive force. Un soir de l’année 1570, alors que sévissait la guerre civile, les soldats catholiques, qui formaient la garnison de la tour, virent arriver une vingtaine de mulets chargés de sacs de blé et conduits par des femmes. Ils laissèrent leurs armes et accoururent galamment pour aider à décharger les sacs. Mais à peine les sacs à terre, les calvinistes habillés en femmes sortirent des pistolets, tuèrent les soldats et s’emparèrent de la tour (1).

Des chiffres inscrits sur les murs de la tour indiquent l’étiage des eaux dans les grandes inondations de l’Ardèche.

Le village de Salavas (que M. de St-Andéol fait venir de Saltus Vallis) et les ruines du château sont de l’autre côté de l’Ardèche. Une partie du château a été conservée. Le village est adossé à la couche de terre réfractaire de Salavas, servant à faire des poteries dont l’exportation a augmenté dans ces derniers temps. Il paraît qu’on n’y était guère riche au siècle dernier. La plupart des habitants, travailleurs de terre, écrit le curé de 1762, mourraient de faim, sans le secours de la bruyère qu’ils vont porter à dos chez des boulangers ou dans des villes voisines, soit pour cuire du pain, soit pour faire monter des vers à soie (2).

La chaleur, les parfums des plantes et la beauté des lieux nous avaient fait tomber dans un état de béatitude qui tournait à l’assoupissement. L’arrivée d’un pêcheur nous réveilla. Il portait un épervier – ce grand filet rond qui, lancé d’une main habile, tombe sur le poisson comme un oiseau de proie ; je suppose que son nom lui vient de là. La femme du pêcheur suivait avec le panier aux provisions, destiné à renfermer, après le repas, le produit de la pêche. L’un et l’autre nous firent signe de ne pas faire de bruit. Le pêcheur s’avança doucement vers la rive et lança son épervier qu’il ramena aussitôt avec une véritable collection de poissons de l’Ardèche.

Il nous montra des chabots – il paraît que c’est le plus fin des hôtes de nos eaux – des soffies, des lampo, des ardesco, des goujons, des loches, des ruffes ou ânes (qui ont une sorte de râpe sur le dos), des barbeaux, des durgans, etc.

Les trois plus petits poissons de nos rivières sont le véron, le goujon et la loche. Le véron, dont la longueur ne dépasse jamais cinq centimètres, a le ventre blanc et le dos noir. Le goujon, qui va jusqu’à dix centimètres et peut peser vingt-cinq grammes, est de couleur grisâtre. Dans nos pays, on l’appelle becho-ron (becque-rocher) parce qu’il se tient toujours autour des pierres. La loche aime les eaux tranquilles et peu profondes. Elle se colle à la terre ou au rocher et ne quitte un poste que pour aller s’immobiliser à un autre.

Le barbeau va en bandes, par groupes d’égale grandeur. Il remonte de l’Ardèche dans les affluents, mais il ne va pas loin à cause des jetées. Le durgan est une sorte de barbeau bâtard, plus gros et moins long que son prototype. Il se tient comme le barbeau au fond de l’eau. Son poids ne dépasse jamais trois cents grammes.

Après la truite, qui est fort commune dans le cours supérieur de l’Ardèche et assez rare en aval d’Aubenas, le plus délicat de nos poissons est sans contredit la soffie qui dépasse rarement le poids de cent grammes, et quinze centimètres de longueur. La lampo, très abondante du côté de Vallon, ressemble à la soffie, mais elle en diffère par sa couleur qui est uniformément argentée, tandis que la soffie a deux raies noires le long du ventre. Elle atteint un poids de deux cents à deux cent cinquante grammes.

Les anguilles sont rares. La lamproie remonte du Rhône dans l’Ardèche jusqu’au dessus de Ruoms. On trouve aussi jusqu’à Vallon quelques aloses, des brochets et des tanches ; ces poissons remonteraient probablement plus haut si les eaux étaient plus abondantes et s’il n’y avait pas tant de levées pour leur barrer le passage.

– Voilà, me dit mon ami Barbe, un nouveau champ ouvert à l’activité de la Société pour la protection des animaux.

– Au grand profit, ajoutai-je, de ceux qui les mangent.

Il est certain qu’un grand nombre de poissons remontent des fleuves vers les rivières, où les eaux sont plus pures et plus fraîches, comme on voit dans un bassin tous les poissons se presser à l’endroit où se déverse l’eau de la source. C’est un aliment vivant que son instinct pousse en haut, comme la sève dans les branches, remplissant à son insu la loi de la nature – on n’ose plus dire aujourd’hui du bon Dieu – qui, de mille façons diverses, envoie leur dîner à tous les êtres humains. Le moins que devraient faire ceux-ci serait de ne pas entraver cette distribution généreuse par des constructions imprévoyantes. En résumé, je ne suis pas l’ennemi des levées et des barrages, mais n’y aurait-il pas moyen de concilier les besoins de l’industrie et ceux des estomacs riverains, en laissant aux lamproies et aux aloses, au moyen d’un chenal quelconque, le passage libre pour remonter, si cela leur convenait, jusqu’à Mayres et Montpezat ?

J’ai lu quelque part qu’autrefois les saumons de l’Océan arrivaient jusqu’au sommet de la Loire, c’est-à-dire dans les montagnes mêmes de l’Ardèche, mais qu’aujourd’hui les jetées les arrêtent bien loin de là.


La fertile plaine de Vallon a été formée par les alluvions de l’Ardèche et des autres rivières qui y ont leur affluent ; d’où le dicton local :

Si Vivarais était mouton
Vallon en serait le rognon.

C’est une région très abritée et d’un séjour fort agréable, car à la fécondité du sol et à la douceur du climat elle joint les perspectives les plus belles et les plus variées sur les montagnes du Bas-Vivarais.

Le bourg de Vallon est à peu près au coin de l’angle droit que forme l’Ibie en se jetant dans l’Ardèche. Mais ce n’est pas là qu’a débuté Vallon. Son berceau est au sommet du mamelon sauvage appelé le Chastelas, où l’on aperçoit les ruines d’un vieux manoir qui protège encore de son ombre les masures, pour la plupart abandonnées, qui ont abrité les premiers habitants de la contrée.

D’après la tradition, un vieux seigneur de Vallon, revenant de Terre-Sainte, fit bâtir la chapelle de St-Saturnin, martyr et premier évêque de Toulouse, qui fut le noyau du nouveau Vallon. La plaine était couverte d’un bois épais de chênes où les seigneurs allaient chasser le cerf et le sanglier avec leurs voisins, les seigneurs de la Gorce, de Sampzon et de Salavas. On commença par défricher quelques clairières aux abords de la chapelle. Les serfs y cultivaient le blé, la vigne et l’olivier. Dans la suite, les seigneurs de Vallon cédèrent à leurs vassaux une partie de leur domaine moyennant une redevance annuelle. Les nouveaux propriétaires, en se groupant peu à peu autour de la chapelle, fondèrent le nouveau Vallon.

Au XVIe siècle, le village, qui avait acquis une certaine importance, devint un poste précieux pour les religionnaires qui le fortifièrent, parce qu’il assurait les communications entre les Cévennes et le Vivarais. Le culte catholique en fut banni de 1560 à 1621.

Pendant ce temps, le vieux Vallon et le château restaient fidèles à la cause catholique. Ce château fièrement planté au sommet de la colline, sur une assise de rochers taillés à pic de trois côtés, formait une masse lourde, irrégulière, accusant un temps où l’on travaillait beaucoup plus pour la sécurité que pour l’agrément. Au nord, seul côté accessible, il était défendu par un fossé creusé dans le roc. Puis venait un préau fortifié, avec un bon mur flanqué de deux tours. Dans celle de gauche était la porte extérieure munie d’un pont levis. Au couchant, une autre porte le mettait en communication avec ses dépendances que protégeait une triple enceinte de murailles soutenant trois étages de terrasses. Enfin une grande tour carrée servant de donjon dominait tout l’édifice.

Le Chastelas et Vallon représentaient les deux frères ennemis. Le seigneur féodal était au Chastelas, et le paysan réformé et révolté à Vallon. Pendant toutes les guerres religieuses jusqu’en 1628, le Chastelas resta aux catholiques et Vallon aux protestants.

Nous visitâmes le Chastelas avec mon ami Barbe. Quelques vieux murs à demi-recouverts de ronces ou de clématites, un champ de vignes phylloxérées occupant l’emplacement de la salle principale, des figuiers accrochés aux murs, des térébinthes aux grappes rouges et violettes obstruant les ouvertures : voilà tout ce qui reste de l’ancien château féodal. Une vue splendide sur le bassin de Vallon et les montagnes environnantes rachète les misères qu’on a sous ses pieds : à l’ouest, en face de nous, les montagnes de la Lozère derrière lesquelles se couchait le soleil ; un peu au nord, le beau massif de la Champ du Cros, avant-garde du Tanargue, se dressant comme un point de repère pour nous permettre de reconnaître les localités environnantes ; à notre droite, les montagnes de la Gorce, d’où semblait venir un vague parfum de truffes et de lavande ; un peu en arrière, la Dent de Rez ; à notre gauche, les montagnes de Barjac et les terres réfractaires de Satavas, dont la ligne d’exploitation formait une ceinture rouge à la montagne ; derrière nous enfin, la rivière d’Ibie – qui ne roule ordinairement que des cailloux – rejoignant l’Ardèche au moment juste où celle-ci va s’engager dans l’étroit défilé des calcaires-néocomiens.

Mon ami Barbe était distrait du spectacle de la nature extérieure par la pensée de Clotilde de Surville et il saisit l’occasion pour me reprocher très vivement d’en avoir nié l’existence. C’est ici, me dit-on d’un ton lyrique, que Clotilde a composé ses poésies immortelles ; c’est ici que vous devez faire amende honorable !

– Je ne demande pas mieux, ami Barbe ; seulement, si vous le voulez bien, nous attendrons que vous vous soyez mis complètement au courant de l’affaire que vous ne me paraissez pas bien connaître.

Je lui fis alors un court exposé de la question, en faisant ressortir les contradictions qui existent entre la légende de Clotilde et les faits authentiques résultant des actes du notaire Antoine Brion. Je lui appris – ce dont il ne se doutait pas – qu’en dehors de quelques enthousiastes vivarois, fort honnêtes gens, d’ailleurs, tous nos grands littérateurs, nos grammairiens, nos académiciens sont unanimes à ne voir dans la publication de Wanderbourg qu’un habile et gracieux pastiche. Je lui racontai une visite faite par moi, le 17 janvier 1877, à l’homme le plus compétent certainement en cette matière, au savant Littré, à qui je demandai pourquoi, dans son Dictionnaire si riche en citations d’anciens auteurs, il n’avait jamais cité les poésies de Clotilde de Surville. Littré me répondit que ces poésies étaient notoirement un pastiche, que son opinion était faite depuis longtemps à cet égard, et que c’est pour cela qu’il n’avait pu les citer comme échantillon du langage du XVe siècle.

Je fis part enfin à mon ami Barbe d’une découverte qui suffirait, à elle seule, pour vider le débat, s’il ne l’était déjà depuis longtemps pour le public lettré : c’est la constatation officielle que Bérenger de Surville, soi-disant mort au siège d’Orléans, par conséquent en 1429, et dont la mort domine en quelque sorte l’œuvre entière de Clotilde – vivait encore une trentaine d’années après. Nous le trouvons, en effet, à Aubenas, le 27 janvier 1430, assistant comme témoin à un acte passé chez le notaire Pierre Rochette, acte par lequel son oncle Antoine Jourdan affermait son prieuré de Vesseaux à messire Gonet Goy, prieur de Mariac, au prix de deux cents florins par an. Parmi les autres témoins de l’acte nous en remarquons deux, messire Humbert Mote et noble Hébrard du Cheylard, qui avaient figuré en 1428 au mariage de Béranger de Surville.

Nouvelle apparition de notre revenant le 26 juin 1434, dans l’étude de Pierre Rochette à Aubenas. Il figure comme témoin dans un acte par lequel son oncle, le prieur de Vesseaux, donne l’investiture aux héritiers de maître Jean Sanglier, d’Aubenas, pour des prés achetés par ce dernier aux enchères, à la cour royale de Villeneuve-de-Berg, prés qui relèvent du prieuré de Vesseaux. Enfin ce personnage vivait encore le 29 novembre 1459, puisqu’il achetait ce jour-là une maison à Antoine Bouchet, de Vesseaux. L’acte de vente qui a pour titre : Pro nobili Berengono de Supervilla, se trouve au folio 214 du registre coté E 162, aux archives départementales de l’Ardèche.

Nous devons ici rectifier une erreur commise par nous-même dans la reproduction de l’acte de mariage de Bérenger de Surville (3). Le nom de sa femme n’est pas Chalis mais Chalin. Le doute n’est pas possible, pour peu qu’on soit familiarisé avec l’écriture, d’ailleurs très régulière et très lisible, du registre d’Antoine Brion. Ce n’est donc pas Marguerite Chalis, mais Marguerite Chalin, fille de Pierre Chalin, licencié ès-lois, que Bérenger de Surville épouse à Privas, le 4 janvier 1428.

Mon ami Barbe, comme pour me narguer, se mit à me débiter les charmantes strophes de Clotilde sur son nouveau né :

Dors, mon petit enfantelet…

Je l’écoutai avec plaisir et lui fis compliment de son débit, ce qui parut le dérouter. Il aurait voulu rouvrir la controverse, ce qui est le propre des gens qui ne veulent pas être convaincus.

Je fis dériver la conversation sur le beau roman que Clotilde a inspiré à M. Eugène Villard. Les souvenirs de ce roman doublaient pour moi et pour mon ami Barbe, qui l’avait lu aussi, le plaisir que nous faisaient éprouver la visite au Chastelas et le spectacle de la campagne de Vallon. Voici, à l’orient, l’endroit où le chevalier Aylmes rencontra le chevalier Didier de Loire. C’est là-bas dans ce méandre de l’Ardèche que Rocca fut sauvée, par Odon-le-Muet, du guet-à-pens de Carnuccio, et c’est derrière le mamelon des nouvelles grottes, placé en face de nous, que se trouve le pont d’Arc, où Aylmes et Didier battirent les routiers et mirent en déroute les manants. Cette déroute des manants et les grossières séductions dont ils étaient l’objet rappellent involontairement d’autres faits plus récents et qui présentent avec eux de singulières analogies. Il est évident que M. Eugène Villard a pensé plus d’une fois, en écrivant cette partie de son ouvrage, aux petites agitations qui avaient précédé dans la contrée les événements de 1851.


La population de Vallon est divisée à peu près par moitié entre catholiques et protestants. Avant 1848, les deux religions vivaient parfaitement d’accord. Les événements politiques de cette époque créèrent des divisions qui s’étaient assoupies sous l’empire, mais qui sont redevenues plus vives que jamais depuis les nouveaux événements politiques ; je dois dire à l’honneur des pasteurs des deux cultes que ces divisions ne les ont pas atteints. La bonne entente règne entre le curé et le pasteur et l’estime réciproque qu’ils se témoignent est une preuve de l’élévation de leurs idées – et c’est là certainement un exemple dont leurs ouailles feraient bien de profiter.

A Vallon, beaucoup de protestants ont leur cimetière particulier dans leur jardin. Cet usage se perd à cause des exhumations que nécessitent les mutations de propriétés.

Il y a une maison Pascal, à Vallon, qui fait l’Elixir du pont d’Arc, complétant ainsi la trilogie des liqueurs ardéchoises ; car tout le monde sait, au moins dans l’Ardèche, qu’il y a un Elixir du Coiron, dont la source est à Villeneuve-de-Berg, et un Elixir de Mezenc, qui se fabrique quelque part dans le Haut-Vivarais. J’ai entendu faire l’éloge de ces divers élixirs, et, n’en ayant jamais goûté, je me garderai de dire le contraire. Je pense toutefois qu’il ne faut boire de liqueurs, même les meilleures, que par exception, et toujours en très petite quantité, et si j’avais le malheur d’être fabricant de liqueurs, ce n’est pas sans quelques appréhensions que je me présenterais devant le bon Dieu au jugement dernier, de peur qu’on ne mît en partie sur mon compte les folies et les crimes que fait commettre l’alcool.

Les Commentaires du Soldat du Vivarais parlent d’un Rocher, sieur de Paris, qui avait sa maison à Vallon. C’était un seigneur du Petit Paris (Montselgues) dont les procès en 1709 firent quelque bruit. Ce hobereau avait un droit de somme, c’est-à-dire que pour chaque bête de somme, ses vassaux lui devaient une redevance de vingt sols. Les vassaux résistèrent, et l’affaire se termina par un compromis (4).

A Vallon, on retrouve encore quelques-unes des habitudes du bon vieux temps : ainsi les jeunes gens y plantent encore pendant la nuit des mais à la porte des filles qu’ils veulent épouser.

La plaine de Vallon est une des plus fertiles de l’Ardèche. Il me semble qu’on pourrait ajouter encore à sa richesse, en détournant une partie des eaux de l’Ardèche de façon à en faire une sorte d’île, au moyen d’un canal que l’on pourrait conduire jusqu’à Vallon même, en suivant le côté opposé à Sampzon, pour aboutir à l’Ibie. Ce projet, me dit-on, a existé, mais, moins sages que les gens du pays de Borne, ceux de la région de Vallon n’ont jamais pu s’entendre.

On ne peut se défendre de quelque confusion, en songeant à l’immense développement que les travaux de canalisation et d’arrosement ont pris dans d’autres pays, par exemple la Lombardie et la Chine, et, sans aller si loin, dans la plaine de Montélimar, et en le comparant à ce qui se fait, ou plutôt ne se fait pas, dans l’Ardèche. Cette question se lie, du reste, très étroitement à celle des inondations que nous avons traitée sommairement dans un précédent opuscule (5) et toutes deux sont tellement simples et claires que nous espérons bien voir un jour ou l’autre toutes les autorités départementales (c’est-à-dire le préfet et le conseil général) ouvrir enfin les yeux à l’évidence et comprendre qu’il n’y a pas pour le département de question plus vitale que celle qui a pour double objectif : 1° de préserver le pays des inondations au moyen d’un système judicieux d’emmagasinement et de distribution des eaux ; 2° d’employer ces eaux au plus grand profit de l’agriculture.

Nous apercevons dans les plaines de Vallon un certain nombre de champs de maïs. On disait déjà du temps d’Olivier de Serres :

Quaou mondjo lou meillas
Mondjo lou segealas.

Ce qui veut dire que le maïs épuise la terre et qu’il ne faut le cultiver qu’avec réserve. On l’alterne généralement avec du froment, mais cela exige beaucoup d’engrais. On fait en Lombardie une bouillie de farine de maïs appelée polenta, milliana ou gaude. Dans ma jeunesse, le meillas était un régal des enfants. Je crois me rappeler que les maladies de peau étaient alors plus fréquentes qu’aujourd’hui, et, si l’on songe aux méfaits du maïs, dans les pays comme le Piémont et certaines vallées d’Espagne où il forme le fond de l’alimentation publique, on peut bien supposer que le meillas y était pour quelque chose. Le maïs est, comme le seigle, sujet à une sorte d’ergot qui paraît être le vrai coupable. Sa farine est aussi sujette à diverses altérations. Le microscope y fait découvrir des moisissures, des mycœliums qui sont probablement les vraies causes de la pellagre, cette terrible maladie à laquelle le docteur Théophile Roussel, de Mende, sénateur et membre de la Société des sciences de l’Ardèche, a consacré une savante étude, qui lui valut, il y a quelques années, le grand prix de l’Académie de médecine. La feuille du maïs est employée pour la paillasse des lits dans une grande partie du département. Le progrès n’a pas fait grâce au maïs. D’habiles falsificateurs, dans les villes, vendent souvent ses grains verts comme étant des petits pois. C’est du reste en cet état que les Indiens les mangent en Amérique.

Au milieu de la plaine de Vallon, entre le Mas-Neuf, le Colombier et le village de St-Martin, il existe une belle fontaine autour de laquelle on a trouvé beaucoup d’objets antiques : monnaies, médailles, briques et poteries. Une chapelle, dédiée à St-Martin, s’élevait jadis tout près de la fontaine, et l’on suppose qu’elle avait remplacé un temple de Mars. La voie romaine passait par là en un endroit qu’on appelle le chemin des Goths et à un autre qui porte encore le nom de Lestrade. La plaine de Vallon est pleine de substructions et de débris de constructions romaines. Au reste, les vestiges d’antiquités abondent dans toute cette partie de l’Ardèche méridionale, principalement sur la ligne de la voie d’Albe à Nîmes. A Salavas, on montre les restes d’un cimetière d’un cimetière d’où l’on a extrait bon nombre de vases en terre cuite, de fioles lacrymatoires, des médailles à l’effigie de divers empereurs et notamment de Claude. Des trouvailles du même genre ont eu lieu à la Gorce, Ruoms, Balazuc, la Bastide-de-Virac, Vagnas, Bessas et Barjac, notamment dans la plaine de Maricamp, où, d’après une tradition, aurait campé l’armée de Jules César. L’espace compris entre Bessas et Maricamp est certainement un des endroits de l’Ardèche qui ont fourni le plus grand nombre d’objets antiques.

  1. Voir Soulavie, Hist. Nat. de la France Mérid., t. III, p. 312. – Voir Challamel, p. 196 (il indique les sources où ce fait est relaté).
  2. Collect. du Languedoc, t. 26, folio 145.
  3. Marguerite Chalis et la légende de Clotilde de Surville, in-12, Paris, Lemerre 1873.
  4. Commentaires, p .321.
  5. Voyage aux pays volcaniques du Vivarais.