Voyage dans le midi de l’Ardèche

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XIX

Eugène Villard

Les œuvres d’Eugène Villard. – Olivier de Serres et son œuvre. – La question sociale et le moyen de la résoudre. – La terre à celui qui la cultive. – Les Vallonnaises. – Eugène Villard et son jardinier. – Le suffrage d’Olivier de Serres… et le suffrage universel. – L’Ardèche et les romanciers. – Le Péché de Madeleine. – La Lionne amoureuse. – Jacqueline de la Borie. – Trop de pécheresses vivaroises ! – Manque d’unité dans les personnages. – Le sort des paysannes égarées. – Les études d’économie sociale doivent remplacer le roman. – Il faut toujours prendre ses modèles dans la nature. – La mort d’Eugène Villard.

Eugène Villard, ancien notaire, ancien sous-préfet de Largentière, mort le 12 janvier 1882, à Vallon, était non seulement un homme de bien, estimé de tout le monde ; c’était, de plus, un écrivain distingué dont les œuvres méritent une place d’honneur dans toutes les bibliothèques de l’Ardèche.

Eugène Villard a publié :

Idéalisme et Réalité, Paris, 1840 ;

La physiologie du suicide, Alais, 1842 ;

Questions notariales, Alais, 1843 ;

Alba Augusta Helviorum, Alais, 1846 ;

De la situation des intérêts agricoles dans l’arrondissement de Largentière, Nîmes, 1852 ;

Clotilde de Vallon-Chalys, Paris, Hachette, 1858 ;

Impressions morales et religieuses, Paris, Douniol, 1863 ;

Au bord de l’Ardèche, Paris, Douniol, 1869 ;

Olivier de Serres et son œuvre, Paris, Douniol, 1872 ;

Les Vallonnaises, Paris, Douniol, 1876.

Eugène Villard a laissé d’assez nombreux manuscrits : ce sont des études philosophiques sur la religion, des études critiques sur divers auteurs, principalement sur Lamartine et Victor Hugo ; des articles d’économie politique, des réflexions sur les événements de notre époque, des vers, des impressions personnelles. Nous ne dirons rien de plus, ni de ses manuscrits ni de ses premières publications, œuvres de jeunesse, où, d’ailleurs, se révèle déjà un talent remarquable, mais on nous permettra de nous étendre un peu sur ses trois derniers ouvrages.

Au bord de l’Ardèche comprend cinq nouvelles qui constituent une sorte de promenade idéale à travers les âges et dont une, la Chapelle de Louol, fait passer devant nous le vieux Vivarais avec les sauvageries et les héroïsmes d’autrefois. L’auteur a voulu évidemment faire comprendre le rôle modérateur et civilisateur qu’ont joué à cette époque le clergé et les ordres religieux. C’est là une question depuis longtemps jugée pour tout homme qui a étudié l’histoire sans y apporter le contingent des passions contemporaines. Nous ne voulons pas dire que les représentants de l’Eglise, à cette époque reculée, aient su se préserver de toute erreur et de tout excès, mais il nous semble impossible de ne pas reconnaître qu’ils étaient encore la seule digue opposée au règne des viles passions et de la force brutale. Une autre de ces nouvelles, le Golfe de Vallon, contient, sous la forme de hardies prophéties, des pensées de l’ordre le plus élevé où il est aisé de voir que l’auteur a profondément réfléchi sur les rapports de la politique et de la religion. On ne saurait indiquer la grande plaie de la politique moderne avec plus de justesse que Villard le fait dans le passage suivant :

« En thèse générale, tant vaut une nation, tant vaut son gouvernement ; les sujets font le prince. Fille du Ciel, la liberté ne conserve ses droits qu’autant que Dieu n’est pas dépouillé des siens. La négation de Dieu, impliquant celle du devoir et de la responsabilité, laisse le champ libre à l’idolâtrie du moi, principe et forme essentielle de l’injustice. S’il n’est esclave de sa conscience, l’homme devient esclave de ses passions. »

Méditez ces paroles, vous tous qui courez après la liberté. Vous y trouverez le secret de toutes vos déceptions, en reconnaissant qu’elles étaient inévitables. Vous y trouverez aussi le vrai, le seul préservatif contre de nouvelles mésaventures. Il n’est que trop vrai, la liberté sans un contrepoids religieux est un mythe. Ce n’est pas l’Eglise seule qui le dit, c’est aussi la raison ; c’est enfin le témoignage de l’histoire autant que le spectacle des réalités contemporaines. Il faut être bien aveuglé par la passion ou bien dominé par le parti pris, pour ne pas être frappé de ce grand fait, qu’il n’y a que trois peuples au monde qui aient su fonder et conserver la liberté parmi eux, et que ces trois peuples (anglais, américain et suisse) sont précisément ceux qui se distinguent par le plus vif sentiment religieux.

L’étude sur Olivier de Serres est, croyons-nous, ce qui a été écrit de plus sérieux et de plus exquis sur le Père de l’agriculture française, non pas sans doute au point de vue purement agricole, mais au point de vue économique, philosophique et littéraire. Cet opuscule se compose de deux parties bien distinctes.

La première, consacrée à l’auteur du Théâtre d’Agriculture, met dans un jour lumineux les qualités de fond et de forme qui ont valu à Olivier le suffrage de ses contemporains, hautement ratifié par les générations suivantes. Elle fait ressortir l’universalité des connaissances d’Olivier, sa profonde expérience de la vie des champs, l’inimitable bonhomie de son style, mais surtout son caractère patriarcal, la sûreté de ses vues où le côté positif et pratique n’exclut jamais les sentiments élevés, et enfin son admirable bon sens qui « fait la moitié de son génie ».

Dans la seconde partie, l’auteur laisse un instant Olivier de Serres, mais, sous l’inspiration de son œuvre immortelle, traite brièvement quelques-uns des problèmes de notre temps qui forment ce qu’on pourrait appeler la question sociale, et il le fait avec une justesse et une largeur de vues tout-à-fait dignes de son guide illustre.

Villard rappelle l’influence salutaire exercée sur l’esprit et le corps par les travaux agricoles où Dieu se révèle sans cesse, tandis que le travail industriel, par son caractère sédentaire et borné, facilite davantage les excroissances de la vanité humaine. Il constate l’état maladif et anormal de la société actuelle et indique, comme un des grands remèdes, le repeuplement des campagnes. Il ne craint pas de reprocher aux hautes classes dans les villes leur corruption, et fait ressortir l’action démoralisante qu’elle exerce sur les classes inférieures.

« Retranchés dans leur égoïsme, ces favoris de la fortune ne prennent souci des classes laborieuses qu’autant qu’ils sont obligés de compter avec elles. Au lieu de venir en aide à l’ouvrier, de l’encourager et de marcher au devant de lui dans les voies de la justice, ils irritent ses convoitises par l’étalage d’un luxe effrené. Ce qu’ils ont de commun avec lui, c’est l’amour des plaisirs impurs et des exhibitions théâtrales où le sensualisme déborde et les cours se dépravent jusqu’à l’abjection. Ce concert ou ce parallélisme dans le vice n’a rien qui doive surprendre : dès que la foi s’éteint dans les âmes, la morale se réduit à une question de tempérament, et le respect qu’elle commande à une affaire de police ; c’est sa manière d’être indépendante. Ineptie et démence ! Ces prétendus conservateurs démoralisent le peuple par leurs exemples ; ils lui enseignent le mépris de Dieu, et ils voudraient que ce peuple se contentât d’envier platoniquement les avantages de leur position ! … »

Il est bien entendu qu’il y a d’honorables et nombreuses exceptions, et Villard se hâte de rendre hommage à ceux des favoris de la fortune qui comprennent autrement leurs devoirs. Il recommande à l’imitation de tous ces familles de travailleurs « où la foi religieuse se perpétue avec l’amour du travail ; ces intérieurs modèles où les hommes sont tempérants, les femmes modestes et pures ; où l’épargne, intelligemment accrue, se traduit presque toujours par l’aisance, quelquefois par la richesse », et il ajoute cette réflexion mélancolique, mais d’une vérité saisissante : « Si la masse des travailleurs imitait ces nobles artisans, la question sociale serait bien vite résolue ».

La solution par ce moyen serait, en effet, aussi simple que sûre, mais on n’en veut pas. Un médecin qui s’annoncerait comme traitant ses malades en s’interdisant l’usage des spécifiques les plus puissants et les mieux éprouvés, comme le quinquina pour les fièvres intermittentes, l’opium pour le sommeil, le soufre pour les maladies de la peau, l’iode pour les scrofules, serait certainement regardé comme fou. Il paraît qu’en politique le cœur est à droite et la raison à l’envers. Ceux qu’on applaudit aujourd’hui sont précisément ceux qui ont proscrit le plus puissant de tous les spécifiques sociaux.

Quelle différence, disions-nous un jour à Eugène Villard, y a-t-il entre l’homme politique qui prétend faire des citoyens sans religion, et le Jocrisse qui plante un arbre après en avoir soigneusement extirpé les racines en prétendant qu’il n’en poussera que mieux ?

– Aucune, nous répondit-il… sinon que le premier est encore plus Jocrisse que le second. L’homme tient à la société par des croyances, des affections et des intérêts, comme l’arbre tient à la terre par ses racines, et vouloir supprimer les croyances, c’est lui couper ses racines les plus vivaces.

En vain le bon sens dit que la religion et ses enseignements, dont les premiers sont le travail, l’abnégation et la charité, sont indispensables à la vie de l’humanité et sont à la fois pour elle une nécessité et un devoir ; en vain l’expérience des siècles nous montre la prospérité et la grandeur des peuples intimément liées à leur vie religieuse : rien n’y fait ; non seulement, on ne veut plus du sentiment religieux, mais on le traque ; on veut le restreindre et, si possible, le supprimer ; on se débarrasse tant qu’on peut « de tous ces serviteurs de Dieu à des degrés divers qui sont la sauvegarde suprême des nations qui penchent vers l’abîme ».

Comme Villard, nous n’envisageons pas sans appréhension les conséquences de cette campagne insensée, mais nous espérons toutefois que le bon sens public réagira à temps et qu’on ne s’étonnera bientôt que d’une chose, c’est d’avoir pu faire pendant si longtemps à certaines théories, aussi contraires au bon sens qu’à l’intérêt social, l’honneur de les entendre et de les discuter.

Villard examine avec beaucoup de sagacité la situation du propriétaire foncier. Il explique, en la dégageant de la signification dangereuse que lui ont donnée les socialistes, le côté vrai de la formule : la terre à celui qui la cultive. Il expose les avantages de la division du sol et le remède qui se produit naturellement quand cette division est poussée à l’excès. Il met en présence les progrès matériels de notre temps et notre décadence morale et fait toucher du doigt une des plus grandes erreurs des radicaux par cette simple vérité d’expérience et de sens commun que « la réforme des mœurs doit précéder celle des institutions ».

Si jamais un écrivain audacieux et à grandes vues, un écrivain véritablement impartial entreprend de traiter la question de l’avenir de la société française, nous pensons qu’il fera bien de méditer l’œuvre d’Olivier de Serres, sans négliger le commentaire de Villard ; il y trouvera des pensées et des aperçus qui mènent à toutes les solutions justes. En somme, la vérité est beaucoup plus simple qu’on ne pourrait le supposer à entendre la foule de bouches qui se réclament contradictoirement de son nom ; elle se réduit à un petit nombre de formules dont un esprit droit sait faire l’application logique aux questions et aux situations nouvelles ; et c’est pourquoi il ne faut pas s’étonner que Villard ait su trouver, dans l’œuvre si riche et si touffue d’Olivier de Serres, des jugements précis et opportuns sur les folies présentes.


Dans le dernier ouvrage de Villard, le philosophe est doublé d’un poète. Les Vallonnaises sont un véritable écrin de perles, c’est-à-dire de tableaux pittoresques, de scènes et de peintures rurales, très-artistement enchassés dans un langage où la simplicité s’unit toujours à l’élévation de la pensée. Il y a là des pages qu’on ne se lasse pas de relire et qui prouvent une fois de plus la vérité du vers d’Horace :

Pectus est quod disertos, facit.

L’histoire de Marcel et de Madeleine est d’un réalisme charmant ; Jacinthou, le Misérable, le Vieux berger ne peuvent être lus sans émotion. Tous ces petits poèmes ont un cachet vivarois, une saveur locale, qui en acroissent encore le prix pour nous. Villard décrit avec amour les sites, les mœurs et surtout les misères de nos contrées. Ce n’est pas l’électeur qu’il aime, celui-là, mais le paysan, le berger, le pauvre diable dans toutes ses incarnations. On sent qu’il les a vus de près, qu’il a souffert de leurs souffrances, et que les sympathies, la compassion profonde que révèlent ses peintures, partent du cœur.

Les œuvres vraiment belles sont celles qui sont à la fois originales et vraies. Il faut que l’auteur les ait pour ainsi dire vécues. La médiocrité se complaît dans l’imitation. Elle suit les sentiers frayés par impuissance de se créer une voie propre. Avant tout, si l’on veut être quelqu’un, il faut être soi-même, c’est-à-dire puiser ses inspirations, non dans les livres ou les boniments convenus, mais dans son esprit, dans son âme, dans sa vie, dans son pays, enfin dans ce qu’on a vu et senti, et non dans les témoignages et les impressions d’autrui.

Villard a ce rare mérite, il est lui-même. Ses derniers ouvrages surtout sont des œuvres originales – de ces œuvres simples et vraies que le temps n’emporte pas, parce qu’elles procèdent de sentiments aussi éternels que le cœur lui-même, et auxquelles les années donnent, comme au bon vin, un parfum de plus. Les Vallonnaises ne sont pas un plat banal, c’est un mets de gourmet, un de ces livres qui ne font pas la fortune d’un auteur, qui ne le rendent ni célèbre ni populaire, mais qui lui assurent des admirations d’élite et une gloire durable parmi ceux qui aiment les hautes et solides pensées, et les sentiments profondément humains. Avons-nous besoin d’ajouter qu’en vers comme en prose, Villard reste fort au-dessus des passions et des préjugés qui dominent en ce moment nos braves concitoyens ? En ce temps d’idoles éphémères, notre poète s’en tient à Dieu et sa muse trouve là des inspirations qui contrastent singulièrement par leur noblesse et leur ampleur avec la trivialité et les violences de nos écrivailleurs démocrates.

Nous ne voulons citer que quelques vers de Villard et nous les choisirons, non parmi ceux où l’imagination du poète et du philosophe se déploie, mais simplement dans l’épître à son jardinier, parce que l’auteur y montre fort bien en quelques lignes, et sans aucune prétention, comment la question sociale, si épineuse entre avocats et autres ergoteurs, se résoud toute seule entre braves gens :

Jean, je compte sur vous et vous comptez sur moi ;
Point d’écrits ; pour garants, l’honneur, la bonne foi.
Il faut savoir tenir ce qu’on a dû promettre.
Nulle relation de serviteur à maître,
Car, dans notre marché, votre apport vaut le mien :
Vous fournissez les bras, et je fournis le bien.
L’honnête capital, qu’à vos soins je confie,
Grâce à votre labeur prospère et fructifie.
Suis-je seul à tirer profit de cet accord ?
Econome, caissier, gérant, que sais-je encor ?
Vous êtes tout cela. Nous partageons en frères.
Ici rien ne ressemble aux marchés usuraires.
Voilà dix ans et plus que nous vivons ainsi.
Si je me dis content, vous devez l’être aussi.
Grâce aux heureux efforts d’une entente loyale,
Nous avons résolu la question sociale,
Et nous montrons à tous qu’en se donnant la main
Travail et capital prennent le vrai chemin.

Ceux de nos compatriotes qui nous font l’honneur de suivre nos publications ont pu voir combien notre façon de juger les choses présentes diffère peu de celle de Villard. Nous sommes doublement heureux et fier de cette rencontre d’idées avec le plus distingué des écrivains vivarois contemporains. En revendiquant avec lui pour nos doctrines le haut patronage d’Olivier de Serres, on nous permettra de trouver là une compensation très-suffisante aux insuccès que rencontrent ailleurs ces mêmes doctrines, et de penser qu’en somme le suffrage de l’illustre agronome du Pradel est quelque chose de beaucoup plus sérieux, beaucoup plus flatteur et beaucoup moins variable que le suffrage universel.


Puisqu’avec Villard nous sommes en plein terrain littéraire, j’en profiterai pour une petite digression qui s’impatiente depuis longtemps au bout de ma plume.

Le roman s’empare de l’Ardèche. – Autrefois – il n’y a pas plus de trente ans – notre département était pour les romanciers à peu près aussi inconnu que le pays des Touaregs ou celui des Kroumirs. Pas une plume n’aurait osé s’y aventurer, et les plus hardis se bornaient à faire figurer dans leurs paysages le clocher de Viviers, les ruines de Rochemaure et les pentes abruptes des montagnes vivaroises sur les bords du Rhône. Maintenant, on apprend de temps à autre qu’il a été question de Vals, Largentière ou Vallon dans tel ou tel roman du jour. Malheureusement, il est rare que les auteurs en parlent en connaissance de cause, et chacun d’eux laisse voir que, s’il a vu l’Ardèche, il ne l’a pas bien regardée.

Un roman paru récemment dans la Revue des Deux-Mondes parle de Vallon comme d’un pays granitique. Un autre peint Largentière comme une vallée à grandes prairies où paissent les troupeaux de vaches. M. Ernest Daudet, qui cependant a habité quelque temps l’Ardèche, puisqu’il a été le premier rédacteur de l’Echo, fondé par M. Levert, fait venir un jeune savant de Paris pour étudier la maladie des vers à soie – devinez où ? … à Antraigues. Les habitants du lieu ne se savaient pas si forts sériciculteurs. M. Daudet décrit Antraigues, le théâtre principal de son roman (le Péché de Madeleine), d’une façon qui prouve trop qu’il n’en a bien noté ni les pierres, ni les plantes, ni même la physionomie générale.

Ces inexactitudes de détail, légères du temps des diligences, ne sont plus permises, aujourd’hui que les chemins de fer mettent pour ainsi dire la terre entière sous les yeux du public. Jadis on pouvait, en faisant la description d’une contrée, en prendre les traits et les couleurs dans son imagination. Méry déclare même qu’on ne peint jamais mieux un pays que lorsqu’on n’y est pas allé ; aujourd’hui, à moins qu’il ne s’agisse de parages absolument ignorés, on est exposé à chaque instant à choquer le lecteur et à lui enlever toute illusion. D’ailleurs, la réalité est toujours plus belle, à notre avis, que la poésie d’emprunt.

M. Daudet, qui nous fait de la vallée de Vals à Antraigues de si jolis tableaux, en aurait fait de plus charmants, s’il avait simplement, en traversant cette région, noté sur son calepin les traits principaux du grand défilé de roches et de verdures qui passait sous ses yeux. Il aurait encore mieux fait si, au lieu de voir le pays à la volée, il avait pu s’y installer comme ces peintres qui passent des mois entiers dans un endroit pour en bien saisir le caractère. De cette façon, il n’aurait pas fait des taches blanches dans les prairies avec les pierres volcaniques qui sont essentiellement noires, mais il aurait certainement trouvé dans la profondeur même de la vallée, dans ses déchirements bizarres, dans le heurt de ses granits et de ses roches volcaniques, dans le mariage harmonieux des verdures avec les laves rouges, les scories violettes, les granits gris ou les basaltes bruns, des effets de style bien autrement pittoresques que les descriptions, un peu banales, dont son livre abonde.

Autant George Sand, dans le Marquis de Villemer, nous avait frappé par la vérité de ses peintures de la nature auvergnate dont les hauts plateaux vivarois de la région du Mezenc sont le prolongement, autant nous avons été parfois désappointé par le fond imaginaire des descriptions de M. Daudet, bien que son roman soit en somme d’une lecture agréable.

Après avoir protesté contre la façon dont on arrange la nature vivaroise, nous protestons encore plus vivement contre le caractère des Vivarois ou Vivaroises de convention que crée l’imagination des romanciers.

Et d’abord, nous trouvons qu’on fait beaucoup trop sortir de pécheresses de nos pauvres montagnes. Un autre écrivain quasi-vivarois, M. Niboyet, le fils de Mme Eugénie Niboyet, de Viviers, plus connu sous le pseudonyme de Fortunio, avait donné l’exemple dans la Lionne amoureuse, qui est au début une petite paysanne des environs de Privas – et un défaut de plus de l’héroïne de M. Ernest Daudet est de trop ressembler à celle de M. Niboyet.

M. Léon Vedel est tombé aussi dans les pécheresses avec Jacqueline de la Borie, et son cas est d’autant plus grave qu’avec les allures semi-historiques données à son livre, il a compromis la réputation d’une très-honnête et très-réelle personne. Nous nous sommes rencontrés, l’année dernière, avec un archéologue vivarois qui, à ce nom de Jacqueline de la Borie, entra dans une colère épouvantable et nous démontra que Jacqueline était une respectable mère de famille, la propre mère du poète marquis de la Fare, désignée et qualifiée comme suit dans les actes de notaire du temps :

« Haute et puissante dame Jacqueline de Borne de Leugère, marquise de la Fare, baronne de Balazuc, Valgorge, Ribes, Mirandol et autres places, femme en premières noces de messire Charles de la Fare, marquis de Montlaur, conseiller du Roy en ses conseils et son lieutenant en ses armées, gouverneur de la ville et forteresse de Roses, etc. Et, en secondes noces, femme de haut et puissant seigneur, messire Scipion Grimoard de Beauvoir, comte du Roure et de Grizac, chevalier des ordres du Roi et son lieutenant général en ses armées et provinces de Languedoc, gouverneur de la ville et citadelle de St-Esprit, etc., etc. ».

Dame Jacqueline habitait tantôt les Vans, dans la maison de Noël Chambon, et tantôt son château de la Borie, paroisse de Balazuc ; l’identité de personne n’est donc pas douteuse. Heureusement pour M. Vedel, il est clair que, s’il a mis un peu légèrement au bas de la figure imaginaire d’une maîtresse royale le nom de Jacqueline de la Borie, il n’a jamais eu l’intention de porter atteinte à l’honneur de la respectable matrone si pompeusement qualifiée par les tabellions de son temps, et nous espérons bien qu’aucun des héritiers, s’il en existe, ne s’avisera de le poursuivre en diffamation.

Le grand défaut des personnages vivarois que nous fabrique le roman moderne, c’est de n’être pas naturels. Il y a, chez les écrivains que nous venons de citer, de l’imagination, de l’esprit, du mouvement et nous reconnaissons volontiers que leurs romans sont lus avec plaisir, surtout par les femmes. Mais au point de vue de la critique, leurs personnages pèchent encore plus que leurs pécheresses. La couleur y est, mais le dessin manque. Ce sont des caractères incomplets, boîteux ou contradictoires.

La petite Madeleine de M. Daudet, fort gracieuse au début, se continue en pantin monstrueux, sans logique et sans suite. C’est un corps composé de morceaux trop visiblement ajustés et qui ne s’accordent pas entre eux. La nature humaine comporte certainement bien des dépravations, mais encore faut-il que la dépravation soit naturelle. Celle de la paysanne d’Antraigues choque parce qu’elle ne l’est pas. Le premier faux pas se comprend, mais le second, dans les données même du roman, est injustifiable. Le retour de la pécheresse au village et l’attitude du curé montrent également que l’auteur ne connaît pas bien l’esprit des campagnards vivarois, qui, du reste, ne diffère pas de celui des autres petits pays. Au reste, cette fiction des petites paysannes qui deviennent de célèbres courtisanes a fait son temps. Elle est fausse ou tellement exceptionnelle que c’est la même chose. Ce n’est guère le sort des paysannes, mais bien plutôt celui des filles de concierge et autres fruits secs des conservatoires. Les paysannes, égarées dans les villes, n’arrivent que bien rarement à certains sommets de carton doré, mais elles ne fournissent que trop souvent, dans une sphère inférieure, des sujets de drames aux cours d’assises et aux feuilles judiciaires. Pour les unes comme pour les autres, pour toutes ces pauvres filles, coupables à divers degrés, il nous semble que les études réalistes, les tableaux d’économie sociale, comme les recommande M. Leplay, seraient non moins intéressants et plus instructifs que des romans proprement dits. A notre avis, le roman a fait son temps, ou du moins il faudra de plus en plus des talents hors ligne pour le faire accepter. Les sociétés, en vieillissant, supportent plus difficilement les fictions et les déclamations qui ont fait les délices de leur jeunesse. De même que l’histoire a remplacé, ou peu s’en faut, la poésie, les études d’économie sociale remplaceront le roman.

Ceci nous rappelle un mot de notre ancien condisciple, le peintre Xavier Mallet, du Teil. Dans une excursion que nous fîmes ensemble il y a trois ans, je lui racontais une scène fort pittoresque comme sujet de tableau.

– C’est splendide ! me dit-il, mais l’avez vu ?

– Non. Je vous avoue que c’est de l’imagination pure.

– Tant pis !

Ce Tant pis ! me frappa parce qu’il répond à une idée juste qui nous a souvent préoccupé. La nature, en effet, doit toujours nous guider, sinon nous servir absolument de modèle. En dehors d’elle, il n’y a rien de vrai, et l’on risque toujours de s’égarer. C’est dans elle, et non pas dans notre imagination qu’il faut chercher des sujets, et, si l’on n’est pas obligé, comme l’ont cru les réalistes à outrance, de les reproduire servilement – si l’art distingue le peintre du photographe – du moins faut-il que le fond, l’esprit, le motif, soient toujours demandés à la nature.

Ceci est vrai pour les écrivains comme pour les peintres, et j’ajouterai même pour les hommes politiques. Pour atteindre cet heureux mélange de vérité et d’originalité qui fait les chefs-d’œuvre (tableaux ou livres), il faut donc voir et comprendre la nature, de même que pour savoir mener les hommes, il est nécessaire d’avoir appris ce qu’ils sont, ce qu’ils pensent et ce qu’il leur faut, ailleurs que dans les clubs, les brochures et les journaux.


Eugène Villard est mort comme un saint en tenant le crucifix sur ses lèvres, après avoir supporté ses souffrances avec un courage admirable.

Il a laissé environ cent mille francs pour de bonnes œuvres, dont douze mille pour l’hospice de Largentière qui fut fondé alors qu’il était sous-préfet. Dans son premier testament, ce chiffre s’élevait à vingt-cinq mille, mais les modifications anti-religieuses opérées dans le personnel des commissions hospitablières et de bienfaisance lui firent modifier sa libéralité.

M. Villard a aussi légué une somme de douze mille francs dont le revenu doit servir, tous les deux ans, à un prix destiné à l’auteur du meilleur ouvrage concernant l’Ardèche ou écrit par un Ardéchois. Ce prix doit être décerné par le Conseil général. Nous ignorons le choix qui sera fait par cette assemblée, mais il nous semble qu’il n’y a pas lieu à hésiter, au moins pour ceux de ses membres qui ont le sentiment littéraire. Un seul ouvrage hors ligne a paru, dans ces dernières années, sur notre pays : c’est l’Histoire du Vivarais, et nous sommes convaincu que, l’esprit d’équité et le respect dû aux volontés du fondateur dominant toutes les autres considérations, le prix Villard ne peut pas être donné à un autre que M. le chanoine Rouchier.