Voyage humoristique, politique et philosophique au mont Pilat

Docteur Francus

- Albin Mazon -

I

De Paris à Saint-Etienne-en-Forez

Comment on entre en Vivarais par les fenêtres. – Un Anglais et sa fille. – Les écrivains du mont Pilat. – Affamés de soleil et d’air pur. – Les opinions politiques et religieuses d’un commis-voyageur.

Il y a plusieurs manières d’entrer en Vivarais par les portes, par les fenêtres et par le toit. Les portes sont à l’issue des vallées ou des voies de communication qui conduisent dans l’intérieur de la partie montagneuse au Bourg-Saint-Andéol, Viviers, le Teil, le Pouzin, Beauchastel, Tournon, Andance. On pénètre par le toit, quand on vient par les hauteurs, du côté de l’Auvergne. Enfin on monte par la fenêtre, quand l’entrée se fait du côté de Saint-Etienne, par la route du mont Pilat. Et c’est cette voie que nous prîmes un beau jour d’été, par la simple raison qu’elle était nouvelle pour nous, et qu’une excursion à Saint-Etienne et au mont Pilat nous paraissait la préface naturelle d’un voyage dans le haut Vivarais, depuis longtemps projeté.

La traversée du beau massif montagneux, qui sépare le Vivarais du Forez et du Lyonnais, ne devait être qu’un épisode de nos promenades dans la contrée, un simple chapitre du livre dont nous caressions l’idée : on va voir par quelle série d’incidents nous fûmes attardé en route, si bien que l’accessoire devint le principal, et qu’à force de courir les alentours du Cret de la Perdrix, herborisant, regardant, songeant, dissertant de tout et de quibusdam aliis, raisonnant et peut-être déraisonnant avec d’aimables compagnons de voyage, il se trouva que le Forez et Pilat avaient absorbé notre attention, notre temps et rempli notre bloc-notes.

Adieu paniers, vendanges sont faites ! En attendant de cueillir, une autre année, les délicieux raisins du Vivarais, arrêtons-nous aux airelles du mont Pilat ; leur saveur un peu âpre sera singulièrement relevée par les parfums des prairies, les senteurs des forêts, l’air libre et la solitude. Ce ne sera pas notre faute, ami lecteur, si tu ne sors pas, comme nous, retrempé au physique et au moral, de cette excursion sur les hauteurs.

Nous étions descendu de Paris par la ligne du Bourbonnais, et la Providence, s’il est permis, en ce temps de progrès, d’employer cette expression vieillotte, nous avait donné, dès Paris, une compagnie intéressante. Un Anglais et sa fille étaient seuls avec nous dans le compartiment.

L’Anglais était un petit vieillard, à l’air vif et très alerte, dont les regards scrutateurs semblaient fouiller dans la conscience de tous ceux qu’il dévisageait ; d’ailleurs peu parleur et plus disposé à écouter qu’à se faire entendre. Sa fille pouvait avoir vingt cinq-ans c’était une grande blonde, aux yeux de pervenche, maigre et d’aspect maladif, la figure curieuse et la bouche spirituelle, même quand elle ne disait rien. Avec cela, d’adorables petites mains, dont une sans cesse occupée à crayenner dans un album, comme si elle voulait y consigner l’histoire détaillée de son voyage et toutes les physionomies entrevues en route.

Le vieillard parlait fort bien le français, comme un homme qui a vécu longtemps sur le continent, et sa fille ne le parlait pas moins bien, quoiqu’avec un très léger accent qui, sur ses lèvres, avait quelque chose de gracieux.

Ceux qui nient le coup de foudre de l’amour feront bien de ne pas étendre leur négation à la simple sympathie, car les deux insulaires me firent, à première vue, la plus favorable impression. Il est probable qu’il y eut réciprocité, puisque, très-promptement et le plus naturellement du monde, j’ai oublié comment, nous nous trouvâmes engagés ensemble dans une conversation des plus courtoises. Peut-être les quelques mots d’anglais que j’avais appris au collège ne furent-ils pas étrangers à ce résultat. J’appris ainsi que l’Anglais voyageait à travers le monde pour sa distraction et pour sa santé, sans but et sans itinéraire bien définis ; qu’il se rendait, comme moi, à Saint-Etienne, où il voulait visiter quelques usines, et que, de là, il gagnerait probablement la Suisse.

Confidence pour confidence je lui fis part de mon plan d’excursion en Vivarais, et il est certain qu’il y prit intérêt, car il dit à sa fille :

– Diana, si nous ajournions la Suisse pour visiter le Vivarais !

– Comme il vous plaira, mon père !

En attendant, nous causâmes de Saint-Etienne et du mont Pilat. En vue de cette excursion, j’emportais dans ma valise quelques livres que j’avais, d’ailleurs, lus attentivement avant mon départ, notamment la Description du mont Pilat, de Jean du Choul ; le Voyage au mont Pilat, de Claret de la Tourette ; celui de Seytre de la Charbouze, et enfin les Souvenirs du mont Pilat, d’Etienne Mulsant.

L’Anglais et sa fille, ayant paru s’intéresser à ce que je leur disais sur ce sujet, et la jeune miss ayant pris un plaisir visible à considérer les gravures de l’ouvrage de Mulsant, je me crus obligé de leur présenter ces quatre écrivains comme de vrais compagnons de voyage et, en quelque sorte, des amis absents.

Le plus vieux de tous, Jean du Choul, publia son opuscule, écrit en latin, à Lyon en 1555 (1). Si le style c’est l’homme, ce devait être un brave homme, car il écrit simplement et d’un ton honnête et consciencieux : il dit ce qu’il a vu ou entendu, sans être plus crédule qu’il ne faut pour son temps. Tout en cherchant à pénétrer les mystères de la nature, il s’arrête, respectueux, devant les faits inexplicables, en se disant que, puisqu’ils viennent de la divine Providence, il n’y a pas lieu de se tourmenter ou d’en rechercher la cause.

Du Choul a publié un dialogue de la fourmi, de la mouche, de l’araignée et du papillon, où nous supposons qu’il y a beaucoup à apprendre, sinon pour les fourmis, au moins pour les mouches, les araignées et les papillons de l’espèce humaine. L’opuscule de du Choul sur le Pilat, avec la traduction en regard, a été réimprimé en 1869, à Lyon, chez Scheuring.

Claret de la Tourette est un naturaliste lyonnais qui vécut de 1729 à 1793, grand voyageur, ardent collectionneur et botaniste de mérite. Son Voyage au mont Pilat, imprimé à Avignon en 1770, est surtout consacré à la flore de cette montagne. Nous aurons l’occasion de parler plus loin de ses relations avec Jean-Jacques Rousseau.

Seytre de la Charbouze, du village de Doizieu dans le Pilat, fut aussi un grand voyageur, et c’est seulement après vingt-cinq ou trente ans de pérégrinations en Egypte, en Syrie, aux Indes et en Océanie, qu’il se donna le plaisir de revoir le berceau de son enfance et d’y écrire les sentiments de joie exquise qu’inspire à tous les cœurs bien nés le retour au pays natal.

Son livre, plein de souvenirs personnels, n’en est pas moins agréable à lire pour cela, et la sincérité de l’auteur, autant que sa profonde connaissance du sujet traité fait vite oublier quelques naïvetés (2).

Mais le travail le plus complet sur le mont Pilat est, sans contredit, celui d’Etienne Mulsant (3). Ce respectable savant, né à Mornant (Rhône) en 1797, est mort en 1880. En 1828, il était juge de paix à Thizy, mais il donna sa démission en 1830, et, depuis ce-temps-là, ne s’occupa que de sciences naturelles, surtout d’entomologie, tout en remplissant scrupuleusement ses fonctions de bibliothécaire de la ville de Lyon, qu’il a conservées jusqu’à sa mort.

Mulsant pourrait être appelé le père des coléoptères, car il a consacré à cette classe d’insectes une trentaine de volumes, et il a découvert et décrit bon nombre d’espèces nouvelles. Mulsant est un des premiers, en France, qui ait cherché à vulgariser l’entomologie. Il s’attacha surtout à rendre cette science accessible aux dames.

Les Souvenirs du mont Pilat, semés de petits madrigaux, sont écrits dans un style trop fleuri et dans un esprit un peu vieilli, mais n’en sont pas moins une œuvre fort sérieuse et d’une science remarquable.

Mulsant a encore fait une histoire des oiseaux-mouches et des punaises de France. Son histoire des coléoptères est dignement continuée par Claudius Rey.

Ce savant était aussi le meilleur des hommes, et les éloges que contient la notice sur sa vie et ses œuvres, lue à l’Académie de Lyon le 20 décembre 1881, par M. Arnould Locart, sont parfaitement mérités.

Il me semblait, en parlant des montagnes, respirer leur air vif et pur, sentir la fraîcheur des forêts et entendre couler les ruisseaux limpides. Ce sont des plaisirs qu’on ne ressent bien qu’après avoir été enfermé pendant onze mois de l’année dans les fumées, les odeurs et les boues d’une grande ville. L’Anglais et sa fille ne dissimulaient pas un sentiment analogue : les brouillards britanniques leur faisaient apprécier le soleil de France, et cette communauté de vues et de désirs vint ajouter un fil de plus aux liens invisibles, qu’une longue conversation avait déjà établis entre nous.

D’autres compagnons de voyage vinrent, un peu plus tard, s’interposer fâcheusement entre nous, la plupart fort ordinaires d’esprit et d’allures mais il en est un dont il faut, dès à présent, esquisser la silhouette à cause du rôle qu’il remplira dans la suite de ce récit. C’était un grand et fort gaillard de trente-cinq à quarante ans, qui, certainement, ne manquait pas d’intelligence et possédait même une certaine instruction, mais que déparaient une suffisance et une volubilité de langue rares. Il était mis correctement, sinon avec un goût parfait, vu sa grosse chaîne de montre et ses breloques ; ses manières n’avaient, d’ailleurs, rien de choquant, quoique assez communes. Notre homme eut bientôt pris le dé de la conversation et eut le talent de lui donner un tour d’animation gaie, bien qu’elle roulât sur la politique.

Nous apprîmes ainsi qu’il était un chaleureux admirateur du grand homme du moment, Léon Gambetta. Il s’extasiait sur son patriotisme de 1870 et soutenait que lui seul avait alors sauvé l’honneur de la France. Un peu plus loin, il raconta, avec une modestie comique, qu’il était, lui, Chabourdin, représentant de la célèbre maison de vins Balanchard, de Bordeaux, avec succursales à Troyes, Mâcon, Tain, Madrid et Syracuse, un de ceux qui avaient organisé la grande réunion des commis-voyageurs qu’avait présidée l’illustre homme d’Etat. Et il fit ressortir la perspicacité dont celui-ci avait fait preuve, en patronnant, sans hésiter, une corporation dont l’activité pouvait rendre tant de services à la République et à lui-même.

Cette révélation éblouit un de nos compagnons de route qui, dès lors, manifesta les plus grands égards pour un si éminent personnage.

Chabourdin semblait s’enivrer de ses propres paroles, et l’auditoire, plutôt indifférent qu’hostile, put assister, avant Saint-Germain-les-Fossés, à un exposé complet des théories opportunistes.

Un vieillard, qu’on pouvait supposer un bourgeois campagnard, hasarda toutefois cette réflexion.

– Ne trouvez-vous pas, M. Chabourdin, que M. Gambetta a été quelque peu imprudent quand il a dit « Le cléricalisme, c’est l’ennemi » ? En admettant que le clergé ait des torts, était-il sage de déchaîner contre lui les haines populaires, surtout avec des cervelles aussi impressionnables que celles du peuple français ?

– Monsieur, dit Chabourdin, avec une bonhomie affectée et du ton d’un homme initié à tous les secrets du gouvernement, vos scrupules partent d’un cœur trop honnête pour que je ne vous réponde pas avec une entière franchise. On reproche à l’illustre patron des commis-voyageurs d’avoir pris le clergé comme une tête de Turc ou un simple dérivatif. Eh bien ! où serait le mal, et cela même ne prouve-t-il pas sa profonde connaissance des hommes et des choses ? Il n’a pas, que je sache, fait couper la tête d’aucun moine, et si on taquine un peu les curés et les religieuses, n’est-ce pas ajouter à leurs mérites pour le paradis ? Où trouver ailleurs un plus sûr moyen de produire l’effet voulu, c’est-à-dire la concentration du sentiment populaire au profit de la cause républicaine ? Car, on peut bien le dire entre nous, c’est-à-dire entre gens intelligents, la masse est quelque peu bête ; elle est plus capable de détester quelqu’un ou quelque chose, que d’aimer quoi que ce soit ; elle est toujours disposée à troubler le gouvernement et le pays en se lançant à la poursuite de chimères plus ou moins bizarres, si on ne trouve pas au mal un bon révulsif. Elle a donc besoin d’être dirigée, et Léon montre de plus en plus que son génie est à la hauteur de la tâche que les crimes et l’impéritie de l’empire lui ont imposée.

De Saint-Germain-des-Fossés à Saint-Etienne, les voyageurs restés dans le compartiment et ceux qui remplacèrent les partants, furent mis au courant des autres articles du Credo politique de notre loquace compagnon. Il prôna l’instruction laïque comme la base de notre régénération, attendu, dit-il, que ce sont les maîtres d’école allemands et non pas les soldats allemands qui ont vaincu la France. Il déclara que l’ère des susperstitions avait fait son temps et que celui de la science pure avait commencé. Il traita fort durement Napoléon et son parti. Il célébra l’avénement des nouvelles couches sociales, qui ont bien le droit de gouverner à leur tour, et qui ont déjà fait preuve d’une capacité incontestable. Bref, il résuma, mais avec plus de naïveté et avec une rondeur communicative, le programme de la politique républicaine d’alors, et grâce à l’absence de sérieux qui ressortait de son langage et de toute sa personne, grâce à son air bon enfant ou bon diable, au choix, grâce au sans façon et à l’aplomb avec lesquels il mêlait la politique et le commerce, ajoutant adroitement des offres de service à ses plus belles tirades patriotiques, ce qui prouvait, en somme, qu’il n’était pas si sot qu’il en avait l’air, il amusa son public plus qu’il ne l’ennuya.

L’Anglais avait écouté, sans mot dire, en souriant quelquefois, mais en homme bien élevé qui entend discourir de questions placées tout à fait en dehors de son domaine. Sa fille n’avait pas su dissimuler quelquefois un peu d’étonnement.

J’avais pris, pour ma part, il faut l’avouer, un véritable intérêt à entendre M. Chabourdin, ayant reconnu tout de suite, dans cet excellent garçon, un des types les plus parfaits de la bêtise courante en religion et en politique.

Désireux de faire poser le plus longtemps possible, devant moi, le précieux modèle qui me tombait sous la main, j’avais été un de ses auditeurs les plus attentifs, presque bienveillant, tout en lui laissant voir, cependant, que j’étais loin de partager entièrement ses manières de voir. Et voilà comment il se fait qu’en débarquant à Saint-Etienne, nous étions devenus les meilleurs amis du monde.

  1. De varia quercus historia ; accessit Pylati montis descriptio. – Lyon 1555, petit in-8°.
  2. La deuxième édition du Voyage au mont Pilat de M. Seytre de la Charbouze a paru à Saint-Etienne en 1874.
  3. Souvenirs du mont Pilat et de ses environs, 2 vol. in-8°, Lyon, imprimerie Pitrat, 1870.