Voyage humoristique, politique et philosophique au mont Pilat

Docteur Francus

- Albin Mazon -

II

Dans le brouillard

Une excursion matinale à la porte d’un cimetière. – Où Chabourdin prétend que le bon Dieu a été inventé par les prêtres. – Une évocation suivie d’effet. – Petite digression sur le progrès. – Un point d’interrogation.

Il était à peine jour quand le train entra en gare de Saint-Etienne et il faisait, ce matin-là, un brouillard qui prolongeait bel et bien la nuit.

– Est-ce que vous connaissez Saint-Etienne ? me dit Chabourdin.

– Fort peu, répondis-je, et je serais enchanté si vous vouliez bien être mon cicérone. Avec un homme d’esprit comme vous, j’en apprendrai certainement plus en quelques heures qu’avec tout autre en deux ans.

Chabourdin fut enchanté du compliment. J’aurais regretté qu’il fût pris au sérieux par l’Anglais et sa compagne, mais je fus rassuré à la couleur ironique de leurs regards et, merveilleux effet de sympathie, il s’établit subitement entre nous une sorte de complicité tacite dont l’étude de notre personnage était l’objet et devait faire les frais.

Les employés du chemin de fer avaient déjà chargé notre bagage sur une voiture.

– A l’hôtel des Arts, rue Saint-Louis ! dis-je au conducteur, après m’être concerté avec Chabourdin.

– A l’hôtel des Arts ! dit aussi l’Anglais, en prenant une autre voiture avec sa fille.

Tout à coup Chabourdin m’arrêta et dit :

– Puisque vous ne connaissez pas Saint-Etienne, et puisque, grâce au brouillard, il fait encore nuit, je veux vous faire jouir d’un spectacle rare. Laissons la voiture porter nos bagages à l’hôtel et venez avec moi.

– Volontiers.

Une large avenue conduit de la gare à la ville à travers une sorte de col dont le portier de droite est un petit monticule, appelé, je crois, le Cret-du-Roc, qui porte un cimetière sur son dos.

Chabourdin me fit tourner de ce côté. On monta la colline et, en route, pour justifier probablement la bonne opinion que j’avais exprimée sur son compte, Chabourdin s’attacha à me prouver qu’il avait, en quelque sorte, dérogé en embrassant la profession de commis-voyageur, attendu qu’il était bachelier-ès-lettres et qu’il avait reçu une éducation bien supérieure au milieu dans lequel la destinée l’avait jeté. Sa vocation n’était pas d’être commerçant, mais homme politique ou artiste : il aimerait à voyager à pied, avec le calepin du touriste, le crayon du peintre ou l’attirail du botaniste. Il adorait la nature, il était passionné pour les fleurs et la musique. Si l’occasion se présentait, on verrait qu’il a une belle voix. Il avait vu toutes les merveilles de l’Europe et fait l’ascension du Mont-Blanc. Il connaissait les musées de toutes les capitales. Et l’impitoyable destinée l’avait rivé à la carrière commerciale ! Et il était obligé d’offrir sa marchandise, au lieu de se consacrer aux grandes questions d’art, de science et de politique !

Je le plaignis en gardant un sérieux parfait, et en me félicitant de plus en plus d’avoir fait la précieuse rencontre d’un homme, à qui rien de tout ce qui est accessible à l’intelligence humaine n’était étranger.

Il sourit sans protester.

Quand nous fûmes au sommet de la colline, au pied du mur du cimetière, que dépassaient les croix de marbre blanc et les pointes noires des cyprès, il me dit, en tendant les mains dans la direction de Terrenoire : Regardez !

Le spectacle avait un cachet imposant et fantastique. Le brouillard tenait les fourmilières humaines ensevelies sous ses vagues blanches trouées çà et là par d’intenses foyers de lumière provenant des fours à coke.

– Voyez-vous, dit Chabourdin, ces bouches enflammées ; ne dirait-on pas les portes de l’enfer ? – Ah ça ! monsieur, vous qui me paraissez un savant, est-ce que vous y croyez à l’enfer ? ne pensez-vous pas que c’est une invention des prêtres ? Et Dieu lui-même, le Dieu dont on nous a fait tant de peur dans notre enfance, n’estimez-vous pas que la science, la science pure, la méthode scientifique que Léon applique aujourd’hui si brillamment à la solution des problèmes politiques, l’a joliment ébranlé, malgré ses légions d’anges, au beau milieu de son paradis ?… Voyons ! est-ce qu’il y a un Dieu ?

– Qui sait ? lui répondis-je. Dans tous les cas, il y a quelque chose là-derrière.

Et je lui montrai les croix blanches qui alternaient au-dessus du mur avec les cyprès.

– Ah ! je vois bien, dit-il, que vous êtes un homme de sentiment plutôt qu’un partisan de la raison pure. Quant à moi, monsieur, je ne crains pas de le proclamer bien haut : je suis libre-penseur, je ne crois qu’à ce que je vois, touche ou comprends, et je n’admets pas d’autre guide que ma raison.

– Encore une question, monsieur Chabourdin, que nous pourrons traiter une autre fois, si l’occasion s’en présente, quand il fera plus clair.

Le commis-voyageur, pour me montrer sa belle voix et par manière de plaisanterie, se mit alors à parodier l’air de Robert le Diable :

Nonnes qui reposez

qu’il termina par ces mots :

Brouillards, m’entendez-vous !
Brouillards, retirez-vous !

Quel magnifique Bertram vous auriez fait au Grand-Opéra ! lui dis-je, en le complimentant sur sa voix. Mais voyez comme ils obéissent !

Le brouillard, en effet, s’éclaircit, puis s’évanouit comme un ministre ou un simple préfet ; et le soleil, levé depuis un instant, ne tarda pas à éclairer les bas-fonds environnants !

La ville de Saint-Etienne émergea de son creux, ou plutot la fumée des cheminées et des usines remplaça le brouillard, ce qui nous donna une bonne opinion des habitudes matinales des ménagères de l’endroit, empressées évidemment – toutes ces fumées le disaient assez haut – à préparer le café aux hommes et la soupe aux marmots.

La rivière du Furens était ensevelie dans les ombres du tableau, mais nous pouvions distinguer la ligne droite qui marque la grande rue, laquelle est également la grande route de Roanne à Annonay et semble embrocher la ville de Saint-Etienne comme un gigot.

Du côté opposé à Saint-Etienne, on apercevait la région de Terrenoire sur le parcours de la ligne de Lyon, la première voie ferrée établie en France par les frères Seguin en 1826.

J’étais bien jeune quand j’y passai, une vingtaine d’années après. Les trains, aux montées, étaient remorqués par des cordes qui s’enroulaient à un grand treuil, et, aux descentes, allaient tout seuls, comme au jeu des montagnes russes.

En regardant du côté de la gare avec ma lorgnette, je fus frappé d’un singulier effet d’optique : mes regards tombèrent sur deux trains, placés sur deux voies parallèles, qui me parurent absolument immobiles, tandis que le sol, les arbres et les maisons fuyaient derrière eux.

Chabourdin, à qui je passai la lorgnette, dirigea ses regards du même côté et fit un mouvement en arrière comme devant une scène de diablerie.

A l’œil nu, tout rentra dans l’ordre. Nos regards n’étant plus concentrés sur un seul point restreint, nous aperçûmes deux trains marchant de la même vitesse dans la même direction. La même fantasmagorie peut être souvent observée sur les lignes à voies multiples, par exemple de Paris à Asnières, où deux trains marchent quelquefois pendant plusieurs minutes côte à côte. De chaque train, on croit voir l’autre immobile, tandis que le sol et toute la campagne environnante paraissent emportés en sens contraire avec une vitesse proportionnée à celle des trains.

Frédéric Bastiat a fait un admirable petit livre : Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, qui met en relief plus de vérités économiques qu’il n’y en a dans le bagage de tous nos hommes d’Etat. On pourrait en faire un autre intitulé : Le Progrès réel et le Progrès apparent, qui fournirait matière à non moins d’observations piquantes. Il est beau, sans doute, de pouvoir faire le tour du monde en quatre-vingt-dix jours et de communiquer instantanément par le télégraphe électrique d’un hémisphère à l’autre mais si ces conquêtes de l’esprit ne sont pas accompagnées d’une progression analogue dans la moralité générale, il est bien à craindre que le résultat final ne soit plus fâcheux qu’utile.

Nous avions, paraît-il, fait ces réflexions tout haut, car elles nous valurent cette vigoureuse manifestation de Chabourdin :

– Moi, monsieur, je suis pour le progrès, le progrès for ever, et vive la République !

– Bravo ! monsieur Chabourdin ; voulez-vous me permettre cependant une courte réflexion ?

– A votre aise.

– Eh bien ! voulez-vous me dire ce que c’est que le progrès ?

– Le progrès ! C’est bien simple : le progrès consiste à aller toujours de l’avant. Go ahead, comme dit l’Américain.

– Fort bien ! maintenant, dites-moi, l’homme est-il infaillible ?

– Quelle bêtise !

– Compris. Puisque l’homme n’est pas infaillible, il peut se tromper. Il peut conséquemment, en allant toujours de l’avant, s’engager dans des impasses d’où…

– Je ne veux pas vous suivre dans l’impasse ! cria Chabourdin.

– Alors c’est que vous êtes infaillible. Quant aux peuples et aux gouvernements, sans compter les individus, qui ne le sont pas, et dont la vie se passe à se blouser, ils sont bien obligés parfois de revenir sur leurs pas. D’où il suit que le vrai progrès, c’est-à-dire la réalisation du mieux, en mainte occasion, consiste à s’arrêter, et même à reculer, sans quoi il n’y aurait pas de marche ultérieure possible. D’ailleurs, l’expérience de tous les jours le montre assez clairement.

– Vous voulez insinuer, monsieur, que la République est une impasse.

– C’est vous qui l’avez dit, M. Chabourdin. Mais je ne suis pas l’ennemi absolu du régime de vos préférences. Je vois les choses de plus loin et de plus haut qu’on ne les voit généralement. Si nous étions sages…

– Je connais cette chanson, dit le commis-voyageur. C’est celle de tous les réactionnaires.

– Deux mots seulement, cher monsieur, pour clore cette digression. Un réactionnaire, pour vous, a toujours tort ; ce jugement part d’un point de vue tout-à-fait erroné : après la sécheresse, la pluie est bien ; après la pluie, le beau temps est favorable ; après le froid, vient le chaud. Il en est de même dans la météorologie politique. Réactionnaire et révolutionnaire, aux yeux du bon sens comme dans les leçons de l’histoire, se tempèrent, s’équilibrent, se complètent et sont tour à tour dans le vrai et dans le faux. Si vous voulez savoir toute ma pensée, ce sont deux pantins dont la Providence tire les ficelles.

– Voulez-vous que je vous dise ? fit alors Chabourdin d’un air qui contrastait avec ses airs convaincus de tout à l’heure : Eh bien ! vous êtes trop sérieux, et cela ne vaut rien avant d’avoir déjeuné !

Je me sentis battu cette fois, et je me reprochai ma naïveté, en me demandant si mon interlocuteur, avec toutes ses apparences de républicanisme outré, n’était pas au fond plus raisonnable que je ne l’avais supposé.