Voyage humoristique, politique et philosophique au mont Pilat

Docteur Francus

- Albin Mazon -

III

Saint-Etienne et le Forez

La ville de Saint-Etienne. – Ses industries. – La houille et l’électricité. – Les Gagas. – Le petit bon Dieu des Béguins. – Le Jarez et ses anciens seigneurs. – La surprise de Saint-Etienne par les protestants d’Annonay en 1562. – L’amiral Coligny à Saint-Etienne et le combat du Bessat. – L’ancienne supériorité commerciale d’Annonay sur Saint-Etienne. – Jean-Baptiste Johannot.

Saint-Etienne est une triste ville pour les amateurs d’idéal : boue et brouillard en hiver, chaleur et poussière en été, fumée en toutes saisons, voilà son bilan. Créée par le charbon, comme le Creuzot, cette ville porte partout le cachet de sa noire origine, et les hautes montagnes qui l’entourent ajoutent encore à sa sombreur naturelle.

Avec cela, un continuel vacarme, formé par les petits bruits des métiers, que coupe par intervalles le grondement des grandes usines. Les morts seuls y peuvent dormir en paix dans leur réduit élevé au-dessus du tapage et des fumées. L’autre vie est bien pour eux une récompense, car ils sortent de la poussière pour se rapprocher du soleil et du ciel bleu. Si les morts philosophaient comme de simples touristes, que de choses ne diraient-ils pas à ceux qu’ils ont laissés derrière eux ? On comprend, du reste, qu’ils se taisent, parce qu’ils savent encore mieux que nous l’inutilité des plus sages conseils au temps où nous vivons.

Avant de descendre de notre observatoire, nous voulûmes faire le tour du cimetière, dont la porte venait de s’ouvrir. Il y a de fort jolis monuments funèbres dans tous les styles, beaucoup en fer artistement ouvragé. Le brouillard avait arrosé les fleurs qui couvraient la plupart des tombes et les feuilles pleuraient.

– C’est singulier, dit Chabourdin, comme tous les cimetières se ressemblent !

– Avouez, lui dis-je, que la mort est plus républicaine que vous car, à part quelque différence de surface elle seule réalise les rêves de parfaite égalité !

En face du cimetière, se dresse, de l’autre côté de la ville, une hauteur où perche la chapelle de Sainte-Barbe, ayant à ses pieds l’école ou temple du dessin. Personne ne s’étonnera de voir Saint-Etienne donner le premier rang à la patronne des mineurs et à l’art fondamental des ingénieurs.

L’école des mines de Saint-Etienne date de 1816.

On sait que la houille, les armes, les rubans et la quincaillerie sont les principaux objets de l’industrie stéphanoise. Il est curieux que le levier du monde moderne, la houille, bien qu’affleurant le sol dans tout le pays, soit resté complètement ignoré pendant toute l’antiquité et le moyen-âge. Les industries du fer avaient de beaucoup précédé à Saint-Etienne celle des extractions houillères.

Il résulte d’un terrier de 1515 que, jusqu’à cette époque, la petite et la grande ferronerie, la taillanderie et la coutellerie avaient été les seules industries de Saint-Etienne. François Ier y envoya un ingénieur en 1516 pour établir une manufacture d’armes. Ce projet fut réalisé en 1535, et cette nouvelle industrie fut en progrès constants.

La rubannerie à Saint-Etienne paraît remonter au XVIe siècle.

L’exploitation du combustible minéral ne commença guère, dans le bassin de la Loire, que vers la fin du XVIIe siècle, et ne prit un véritable développement qu’à la fin du XVIIIe siècle. Il est vrai que M. de la Tour-Varan cite une charte de 1321, par laquelle Briand de Lavieu, seigneur de la contrée, accordait une exploitation de charbon minéral à la Roche-la-Molière. On connaît aussi un accord de 1484 entre le seigneur du même lieu et les frères Tissot sur un droit d’extraction de la houille. Il résulte encore de l’opuscule de du Choul que la houille était exploitée à Tartaras au XVIe siècle. Mais il ne s’agissait évidemment alors que de petites exploitations pour les besoins locaux, sans aucune importance commerciale.

Papire Masson, dans ses Flumina Galliae (1685), se borne à dire que le charbon minéral est si abondant dans la région de Saint-Etienne que les habitants s’en servent pour leur usage au lieu de bois. Il ajoute que le pays est célèbre par la fabrication des armes et qu’en temps de guerre, les habitants sont tellement noircis par le fer et le charbon, qu’on peut les appeler, non des Foréziens, mais des Africains et des Ethiopiens. Heureusement, dit-il encore, le remède est près du mal car les eaux du Chenavalet, petite rivière très rapide, dont la source est près de Rochetaillée (c’est un affluent du Furens), lavent très bien les vêtements sans savon.

On peut apprécier l’importance de l’extraction du charbon au siècle dernier par le fait qu’en 1750 on employait sept à huit cents mulets pour transporter ce combustible à Givors et à Condrieu. En 1180, ce nombre s’était élevé à seize ou dix-sept cents. Mais peu après (1789), le canal de Givors fut ouvert, et cette industrie prit un essor considérable.

C’est en 1794 seulement qu’on vit arriver à Paris les premiers charbons du bassin de St-Etienne (1).

Depuis l’invention de la vapeur, toutes les couches houillères en France ont été exploitées avec une telle ardeur, que bon nombre sont épuisées, et qu’on commence à se préoccuper des conséquences de cette situation.

Il me souvient d’avoir entendu (en 1847) un de nos savants les plus illustres, feu Jean-Baptiste Dumas, fixer à moins d’un siècle la date probable de l’épuisement de nos houillères françaises. Heureusement la terre est grande, et nous sommes loin de connaître toutes ses richesses souterraines. Heureusement aussi le domaine de la science est loin d’être entièrement exploré, et l’on peut déjà prévoir l’époque où le fluide électrique sera suffisamment dressé pour nous fournir la chaleur et la lumière que nous perdrions à la disparition éventuelle de la houille.

En ce qui concerne le bassin de la Loire, l’industrie de la houille n’y a pas précisément l’importance qu’on lui accorde généralement. Sa production annuelle n’est guère que de trois millions de tonnes, environ la moitié de celle des bassins du Nord et du Pas-de-Calais, et elle tend à décroître. Sur une trentaine de concessions existantes, la moitié ne donne aucun bénéfice, et le quart, au plus, est d’une exploitation avantageuse.

Le nombre des ouvriers employés aux mines est d’environ 16,000, et les excitations politiques et sociales, ajoutant constamment aux exigences de ces braves gens, n’ont pour effet que de rendre l’état de leur industrie, en même temps que leur propre situation, plus précaires.

On dit que les rubans et la quincaillerie à Saint-Etienne sont également en décadence. Il n’y a pas bien longtemps encore, cette ville fabriquait, chaque semaine, douze mille douzaines de ces couteaux que l’on appelle Eustaches.

Il est certain que la population a diminué dans ces derniers temps, et l’on suppose que le prochain recensement constatera dix à quinze milles âmes de moins.

Notons ici que Saint-Etienne est la ville qui, depuis un siècle, a eu le plus énorme accroissement de population, puisqu’elle n’avait que 9,000 habitants au commencement de la Révolution et qu’elle en a aujourd’hui près de 120,000. Sa population est donc environ treize fois ce qu’elle était à la fin du siècle dernier, tandis que Lyon n’a fait que tripler, Paris quadrupler et Marseille quintupler. Saint-Etienne est devenu chef-lieu du département de la Loire en 1856, à la place de Montbrison.

La ville de Saint-Etienne repose sur un sol devenu parfois assez mobile, par suite des nombreuses excavations auxquelles l’extraction de la houille a donné lieu. Par suite, il se produit souvent des fentes aux maisons. On leur applique alors des emplâtres gypseux, tant pour les consolider que pour voir si le mouvement continue, ce qui leur donne l’air de ces étudiants allemands, aux figures balafrées, que les rapins représentent cachant leurs cicatrices sous des timbres-poste.

On appelle les gens de Saint-Etienne des Gagas. D’où vient ce nom ? Serait-ce du latin gagates, qui signifiait bitume, fossile très noir et solide ? Quoi qu’il en soit, les Gagas ont un genre particulier qui tient un peu du caractère américain, c’est-à-dire qu’à des dehors secs et froids ils allient beaucoup d’intelligence, d’activité et de rondeur en affaires. Comme ils sont peu sensibles aux distractions intellectuelles et que les environs immédiats de leur ville prêtent peu aux promenades et aux parties de plaisir, les délices de la table tiennent chez eux une large place. Ils sont grands mangeurs et rudes buveurs, ce que le brouillard et l’altitude excusent plus ou moins. Un bon festin entre Stéphanois dure habituellement de midi à huit heures du soir, ou bien de sept heures du soir à deux heures du matin. On les accuse de gaspiller des fortunes rapidement acquises, mais cela se rapporte sans doute à un temps qui n’est plus, car aujourd’hui la fortune, rare à l’arrivée, est naturellement moins fréquente au départ.

Nous avons entendu parler d’une maison qui avait fait de mauvaises affaires, où la maîtresse du logis possédait trois cents paires de bottines. Il est évident qu’on exagère et que ces critiques s’appliquent à un petit nombre de Gagas. Toutefois, il semble bien que la société de Saint-Etienne présente, avec celle d’Annonay, par exemple, une différence qui n’est pas à son avantage. Ce n’est pas la bourgeoisie saine et fortement fondée de nos vieilles villes du Vivarais. Celle-ci se rapproche plus des mœurs patriarcales de l’ancienne France, tandis que l’autre ressemble davantage à ces sociétés cosmopolites des villes nouvellement fondées et subitement accrues, dont le temps n’a pas encore fusionné et discipliné les éléments hétérogènes, en leur imposant le joug des usages et des traditions respectables.

Quant aux mineurs, leurs mœurs se ressentent fatalement du pénible métier qu’ils exercent. Le salaire de l’ouvrier mineur est généralement élevé, plus élevé dans le bassin de la Loire qu’ailleurs, mais il est encore insuffisant pour son appétit, sa soif et le reste.

Comme personne n’est de la nature des anges, le mineur, comparant son sort à celui de beaucoup d’autres, et le comparant mal – ce que son ignorance rend presque inévitable – se prend de jalousie et de haine contre les classes qu’il juge injustement favorisées, et de là les nombreux adhérents que rencontrent, dans cette classe, les idées de révolution et d’anarchie. De là aussi les grèves, qui sont autant de primes données à l’industrie étrangère. Si cela dure, les charbons anglais pourront bientôt venir à Saint-Etienne même faire concurrence aux charbons français.

Nous rencontrâmes bon nombre de Stéphanois qui s’en allaient à leur travail, chacun portant le bichon qui contient le premier repas, c’est-à-dire le potage qu’on mange dans la rue.

La physionomie générale de la population dénote des habitudes actives. Il ne semble pas non plus qu’à Saint-Etienne on se porte moins bien qu’ailleurs, bien que les rhumes y soient peut-être un peu plus fréquents que dans des climats plus favorisés. On les attribue à la poussière fine provenant des industries locales et aux vapeurs bitumineuses. Somme toute, la santé générale est satisfaisante. Les épidémies sont rares et, ici comme partout, une vie réglée peut contrebalancer puissamment les mauvaises conditions atmosphériques.

Quand Soulavie (2) visita Saint-Etienne, vers 1780, il n’y vit que des gens bien portants et en conclut que la fumée de la houille n’avait rien de malsain. C’est aussi notre avis, pourvu qu’à cette fumée ne viennent pas se joindre l’alcoolisme et les autres désordres qui résultent trop souvent, dans les classes ouvrières, de l’absence du sentiment religieux, et constituent un véritable alcoolisme moral. Un curieux autant que triste échantillon des effets de ce dernier nous est fourni, précisément, par la région de Saint-Etienne. On trouve encore dans cette ville et à Saint-Jean de Bonnefond (Terre-Noire) des adeptes de la secte dite des Béguins, dont le Messie fut le maçon Digonnet, qui était du Mas-de-Tence, sur la limite de l’Ardèche, non loin de Saint-Agrève. Ce personnage, qu’on appelle le petit bon Dieu des Béguins, avait renouvelé, dans ce qu’il y a de plus obscène, les antiques saturnales. Il avait au-dessus du nombril une verrue que ses fidèles étaient admis à baiser. Il avait organisé certaines cérémonies où, à un moment donné, les lumières s’éteignaient au signal du grand-prêtre. Digonnet montrait une paire de sabots qu’il avait reçue du saint Esprit. Il avait abandonné sa femme pour se constituer plus tard un véritable sérail.

Il fut arrêté en 1850, et les faits qui ressortent des actes de son procès, qui se trouvent, je crois, au greffe du tribunal de Saint-Etienne, montrent jusqu’où peut, sous certaines influences aller l’aberration humaine.

Libéré plus tard, Digonnet fut enfin enfermé dans une maison de santé à Aurillac, et c’est là qu’il est mort. On nous a raconté à Saint-Agrève que l’apostolat de Digonnet lui avait rapporté une assez jolie fortune, mais on ajoutait, à l’honneur de sa famille, qu’elle n’avait pas hésité à répudier ce triste héritage. Dans l’Ardèche, il n’y a guère, croyons-nous, de béguins que dans la région de Saint-Agrève. On reconnaît les béguines à un petit ruban bleu qu’elles portent à leur coiffe. Les hommes se reconnaissent aussi à un petit bout d’étoffe bleue.

Saint-Etienne est une ville relativement nouvelle, bien que les historiens locaux fassent remonter son origine à l’an 56 avant Jésus-Christ. Ils disent que les Romains y avaient établi un poste et que Labienus construisit un fort à Rochetaillée et un port à Saint-Just. Saint-Etienne s’appelait alors Forum, d’où l’on fit au Moyen-Age Furania et Furan, mais jusqu’au XIe siècle, Furan fut un simple bourg.

Le titre le plus ancien qui mentionne Saint-Etienne est la donation qui en est faite en 1195 à l’abbaye de Valbenoite. Cette ville possédait des franchises municipales en 1223, et probablement bien avant cette époque. La création du mur d’enceinte et du champ de foire ne remonte qu’à 1410.

Le pays s’appela d’abord le Jarez, sans doute du latin Giaresium (le Gier). Après avoir appartenu à une famille de ce nom, il échut par mariage à Josserand d’Urgel, vers le commencement du XIVe siècle. Les Chalus succédèrent aux d’Urgel (Saint-Priest) et possédèrent le marquisat de Saint-Etienne jusqu’en 1723, où ils le vendirent à M. de Moras. A peine installé dans ses possessions, celui-ci voulut, pour accroître ses revenus, obliger les communautés à payer l’homme vivant et mourant et aussi le lot trentenaire. Il y eut procès, et un arrêt du Parlement, en date du 15 février 1735, donna raison aux communautés. Cette singulière redevance de l’homme vivant et mourant se retrouve dans l’achat de la seigneurie du Mezenc par les Chartreux de Bonnefoi, vers 1640. Cette coutume féodale consistait dans l’obligation imposée aux gens de main-morte de désigner au seigneur du fief un homme à la mort duquel ils devaient certains droits seigneuriaux. Il paraît qu’elle avait quelque chose d’humiliant, puisqu’elle détermina les Chartreux à résilier le marché et, finalement, ils payèrent 4,000 livres pour en être exonérés.

Nous retrouvons ce même usage à Lyon, dans l’histoire des Grands Carmes, à la date de 1686 « M. de Langes exigeant homme vivant et mourant pour la maison de la Croix-Rousse, achetée par les Carmes, ceux-ci ne pouvant s’en défendre, nomment le deuxième fils de M. du Lieu, Charles-Vincent, âgé de sept ans. » En 1697, on désigne encore comme « homme vivant et mourant », pour deux vignes et maison à Limonest, M. l’abbé de Villeroy, fils de M. de Neuville, duc et pair et maréchal de France. Enfin, en 1724, les Carmes présentent, au même titre, le sieur Antoine de Rille, âgé de vingt-un ans, pour deux maisons rue Sainte-Catherine (3).

Le marquisat de Saint-Etienne fut vendu à Louis XVI par M. des Voisins pour la somme de 1,390,000 livres.

La région de Saint-Etienne est très-déboisée, ce qui s’explique par l’énorme consommation de planches et de poteaux que nécessitent les galeries houillères. Mais les montagnes n’ont pas ici le formes abruptes qui dominent dans les Causses ou Gras du Bas-Vivarais. L’action niveleuse des éléments émousse leurs angles et, comme dans la région d’Annonay, les arrondit et les pare de verdure.

Le Forez est un pays de transition, sans caractère bien marqué ; ce n’est ni la magnifique région de la Loire, où chaque plaine, chaque château évoque un souvenir historique, ni le groupe plantureux des collines du Nivernais, mais une contrée assez terne et sans couleur propre. Quand le fleuve, qui prend sa source au Gerbier-de-Jonc (Gerbarium Jugum), est sorti des roches de l’Ardèche et de la Haute-Loire, il perd son cachet pittoresque, en même temps que ses eaux perdent de leur pureté et de leur fraîcheur. La Loire se trouble et ses riverains prennent une nuance indécise entre la plaine et la montagne.

L’ancienne capitale de la région paraît être Feurs, en latin Forus ou Forum (qui signifie place ou marché) dont le vieux français avait fait Forois, comme le prouve le passage suivant d’un ancien poème

Et les bons oisons du Forois
Qui valent mieux en un an qu’en trois…

Par où l’on voit combien est erronée l’idée générale qui attribue le nom de Forez aux bois ou forêts dont on suppose qu’il était autrefois couvert.

César mentionne les Ségusiaves comme occupant le territoire qui a formé depuis le Lyonnais, le Beaujolais et le Forez. Il paraît qu’avant de s’appeler Forus Segusiavorum la capitale de la région portait un nom gaulois que les Romains ont traduit par Mediolanum.

En considérant la situation géographique du Forez, qui est, pour ainsi dire, à cheval sur le col qui constitue le passage le plus facile du bassin du Rhône à celui de la Loire, et par lequel les Phocéens et les Romains, remontant la vallée du Rhône, durent passer comme par la porte naturelle d’un pays nouveau, nous serions tenté de croire qu’en effet, Forez vient de Forus (marché), ou bien Foris ou Fores (portes), et que le nom de la rivière Furens aussi bien que ceux de Forum et de Furania, donnés à Saint-Etienne, ont la même origine ; mais nous savons trop quel terrain mobile est celui des étymologies dans les questions de cette nature, et nous donnons ces suppositions pour ce qu’elles valent, en attendant qu’on en trouve de meilleures.

On dit qu’il y a beaucoup de dolmens dans l’arrondissement de Saint-Etienne. La table d’un de ces monuments, près du château de Feugerolles, est connue sous le nom de Pierre de Saint-Martin. On y portait les enfants pour les faire marcher. Ceci nous fait penser à une autre fontaine de Saint-Martin, qui a la même spécialité, près de Peyraud en Vivarais ; le pèlerinage a lieu au mois de mai et est encore très couru.

Le Forez présente beaucoup d’analogie avec le Vivarais, dont il est une sorte de développement vers le nord. Il reçoit du Vivarais la Loire et le Lignon. Le beau massif du Pilat n’est qu’une branche ou plutôt l’extrémité renflée des Cévennes vivaroises. Le Forez abonde, comme le Vivarais, en bois, pâturages, mines et sources minérales. Ses montagnards sont, comme leurs voisins du sud, de vaillants travailleurs. Il est, grâce à ses houillères, plus industriel que l’Ardèche, mais il n’a pas, comme celle-ci, de petite Provence, où l’on recueille des vins comparables aux meilleurs crûs de France, et où croissent spontanément le figuier, le grenadier et le laurier rose. Le Forez est un riche magasin de combustibles, un immense atelier, un grand passage pour la région du centre, tandis que le Vivarais est, sur la rive droite du Rhône, le véritable trait d’union du midi au centre de la France.

Tout le monde connaît le fameux roman de l’Astrée, dont le but était de célébrer indirectement la France pacifiée par Henri IV. La contrée arrosée par le Lignon supplanta l’antique Arcadie, et la félicité de ses bergers et bergères mit bien des têtes à l’envers. Bernardin de Saint-Pierre rapporte une conversation de Rousseau sur ce sujet. Celui-ci disait :

« A propos des bergers du Lignon, j’ai fait une fois le voyage du Forez tout exprès pour voir le pays de Céladon et de l’Astrée, dont d’Urfé nous fait de si charmants tableaux. Au lieu de bergers amoureux, je ne vis sur les bords du Lignon que des maréchaux, des forgerons et des taillandiers. Ce n’est qu’un pays de forges. Ce fut ce voyage du Forez qui m’ôta mon illusion. »

Notons encore, en passant, cette observation de M. Emile Montégut au sujet du Lignon :

« Le Lignon, c’est sous des formes variées, mais parfaitement reconnaissables, le nom de quantités de rivières de la Franche-Comté, l’Ognon, la Lignotte ou Linotte, la Lison. Serait-ce donc en Franche-Comté qu’il faut chercher l’origine d’une partie des populations du Forez ? » (4)

A ce titre, le Vivarais pourrait, tout autant que la Franche-Comté, revendiquer la paternité des premiers habitants du Forez, car il a l’Alignon, en latin Alinna, qui passe à Jaujac, et la Ligne, en latin Linna, qui traverse Largentière, sans compter le Luol, qui coule dans la plaine d’Aps.

Le Forez a eu plusieurs historiens, dont le plus ancien s’appelle La Mure. Parmi les nouveaux, feu Auguste Bernard (le frère de ce Martin Bernard qui fut, en 1848, commissaire de cinq départements, au nombre desquels se trouvait l’Ardèche) est l’un des plus érudits, et sa Description du pays des Ségusiaves est, à bon droit, fort estimée des savants. Mais nous n’avons pas à faire ici l’histoire du Forez, et nous y relèverons seulement, en quelques mots, ce qui se rattache au Vivarais.

En 1473, Jean, duc de Bourbon, comte du Forez, acheta les biens d’Antoine de Lévis, qui avait été un grand dissipateur, et c’est ainsi qu’Annonay se trouva faire partie des domaines du comte de Forez. Suzanne, sa petite-nièce et son héritière, épousa le connétable de Bourbon, son cousin. Elle mourut en 1521. Louise de Savoie, mère de François Ier, disputa l’héritage au connétable, comme étant la plus proche parente de la défunte. Le connétable fut condamné, et l’irritation qu’il en ressentit ne contribua pas médiocrement à la trahison dont il se rendit coupable deux ans après, en prenant le parti de Charles-Quint contre le roi de France. Ses terres furent confisquées. Enfin, en 1531, à la mort de Louise de Savoie, la terre d’Annonay fut unie au domaine royal.

Une trentaine d’années après, c’est-à-dire au début des guerres religieuses, les rapports de Saint-Etienne avec la capitale industrielle du haut Vivarais ne furent rien moins que ceux de deux bons voisins.

Les protestants d’Annonay eurent les premiers torts en allant attaquer la ville de Saint-Etienne, afin de se munir des armes qui leur manquaient. C’est le 27 octobre 1562, à quatre heures du matin, que deux cents hommes, sous les ordres de François du Buisson, sieur de Sarras, qui se disait lieutenant du baron des Adrets, surprirent Saint-Etienne. Ils mirent le feu à deux portes de la ville et entrèrent sans résistance. Ils pillèrent, pendant cinq jours les ateliers et magasins d’armes. Cette entreprise leur coûta cher : les catholiques des contrées environnantes, réunis aussitôt par le baron de Saint-Chamond, se mirent à la poursuite des agresseurs, les atteignirent près du Bessat le 31 octobre, en tuèrent bon nombre et firent même le sieur de Sarras prisonnier.

Les ressentiments du baron de Saint-Chamond ne s’arrêtèrent pas à cette vengeance, car, à chaque mouvement des protestants d’Annonay, c’est lui que l’on vit toujours arriver le premier pour leur infliger de nouvelles représailles et livrer leur ville à toutes les horreurs de la soldatesque.

L’armée de Coligny, forte de dix mille reîtres, sans compter les compagnies françaises, occupa aussi Saint-Etienne le 25 mai 1570.

Un de ses capitaines, Colombières, avait surpris la ville quelques jours auparavant, en faisant prendre à ses soldats des habits de femmes et les introduisant isolément pendant la nuit. Coligny tomba malade de la fièvre, disent les uns, et, selon le chroniqueur Benneyton, d’une maladie causée par la beauté des dames de cette ville. Le baron de Saint-Chamond, à la tête des catholiques, s’était posté au Bessat et à Tarentaise, pour barrer le passage aux protestants, dans le cas où ils auraient voulu se diriger sur le Rhône par le Pilat. Briquemont, un capitaine protestant, essaya de le débusquer avec l’assistance des reîtres mais il fut battu et l’on montre encore au Bessat le Champ des Morts, où eut lieu le combat, et les Fosses, où les morts furent inhumés. Les troupes protestantes restèrent dix-huit jours à Saint-Etienne et commirent beaucoup de dégâts dans la ville et aux environs. C’est à cette époque que fut ruinée l’abbaye de la Valbenoite.

Pendant les deux siècles suivants, les relations du haut Vivarais avec Saint-Etienne furent, heureusement, d’une nature plus pacifique et la rivalité entre les deux villes resta purement commerciale. Ce qu’on ignore généralement, c’est qu’Annonay a eu, jusque vers le commencement de ce siècle, une importance industrielle et commerciale qui rivalisait avec celle de la capitale du Forez et la dépassait sur certains points. Sans parler de la mégisserie et de la papeterie, Annonay avait autrefois des manufactures de draps, de toiles et de bas de laine, dont elle approvisionnait la montagne, c’est-à-dire toute une partie du plateau central. Le commerce des denrées coloniales avait aussi dans la contrée une importance qui répond fort peu à l’idée vulgaire qu’éveille aujourd’hui l’épicerie. La fortune de la famille Duret vient de là. Mathieu Duret, d’Annonay, avait les magasins les mieux approvisionnés à cinquante lieues à la ronde. Son fils cadet, Jacques-Vincent, courait les ports de mer en France et à l’étranger et allait aux sources acquérir les produits nécessaires pour alimenter son commerce.

Il ne faut pas oublier qu’Annonay était autrefois le passage naturel pour aller du Dauphiné en Auvergne. La route de Saint-Etienne au Puy était fort mauvaise. La preuve, c’est que l’entrepôt du commerce des draps et des denrées coloniales se trouvait à Annonay et qu’il n’y avait rien ou presque rien à Saint-Etienne. Vers 1830 seulement, plusieurs maisons de denrées coloniales d’Annonay, notamment les Clauzel, les Desgas, allèrent s’établir à Saint-Etienne et y prospérèrent. Depuis lors, la route de Saint-Etienne au Puy s’est améliorée, et le trafic par Annonay, qui datait peut-être des Gaulois, s’est transporté, en grande partie, dans le chef-lieu de la Loire. La plupart des grandes familles d’Annonay se sont enrichies par le trafic de la route d’Annonay au Puy, qui desservait toute la montagne et allait jusqu’à Langogne et Pradelles.

Le Puy était un second petit centre. Les commerçants d’Annonay y avaient des correspondants qui faisaient la répartition de détail. Les chemins de fer ont changé bien des choses.

En attendant qu’un célèbre Annonéen vînt, plus que tout autre, contribuer à la grande révolution économique, produite par le nouveau système de communication dont Saint-Etienne fut la première à profiter, un autre Annonéen jouait, dans cette ville, à la grande révolution politique de la fin du siècle dernier, un rôle qui ne fut peut-être pas des plus heureux. Jean-Baptiste Johannot, de la famille des grands papetiers d’Annonay, était allé s’établir, avant 1789, à Rochetaillée, où il dirigeait une papeterie. Protestant et d’opinions exaltées, il se laissa mettre à la tête de la municipalité terroriste de Saint-Etienne, après la prise de Lyon, le 22 octobre 1793. Il était fort lié avec le farouche Javogne. Trop compromis après la chute de Robespierre, il se réfugia à Tournon, où la violence de ses propos le fit emprisonner. Délivré peu après, il vint se cacher dans son domaine de Panthus, près d’Annonay. C’est là que des commissaires, venus de Saint-Etienne, allèrent l’arrêter.

On le conduisit à Saint-Etienne, mais reconnu par la population, dans la nuit du 6 au 7 mars 1795, tandis qu’on le transférait d’une prison à une autre, il fut arraché des mains de ses gardes et tué d’un coup de pistolet. Plusieurs autres terroristes eurent le même sort.

C’est la fille de ce Johannot qui fut la mère du savant Littré.

Un autre Johannot, le cousin du précédent, avait été déjà victime de la fièvre révolutionnaire du temps. Il s’appelait Pierre. Dénoncé par le comité jacobin d’Annonay, comme complice de l’insurrection de Lyon, il fut arrêté à Annonay, conduit à Lyon et guillotiné huit jours après. Son frère François fut également arrêté et resta assez longtemps en prison à Viviers, mais la chute de Robespierre le sauva.

  1. Mulsant, Souvenirs du mont Pilat.
  2. Soulavie, né à Largentière (Ardèche) en 1752, mort à Paris en 1813. – Auteur de l’Histoire naturelle de la France méridionale et de nombreux mémoires historiques. – Nous publierons prochainement l’histoire de sa vie et de ses ouvrages.
  3. Revue du Lyonnais 1889, p. 450 à 454.
  4. En Bourbonnais et en Forez, Hachette, 1881.