Voyage humoristique, politique et philosophique au mont Pilat

Docteur Francus

- Albin Mazon -

IV

Le déjeuner à l’Hôtel des Arts

Un mystère dans une assiette. – Une expression naturaliste à propos du Vésuve. – La partie projetée au mont Pilat. – L’album de miss Diana. – Chabourdin promet d’être sage.

Nous retrouvâmes l’Anglais et sa fille à la table de l’hôtel des Arts. J’avais choisi cet hôtel en vue d’un départ éventuel par la diligence d’Annonay qui y a son bureau, car le chemin de fer de Firminy n’était pas encore ouvert. On se salua comme de vieilles connaissances, et la fille d’Albion sourit, quand, répondant à une question de son père sur notre promenade matinale, je déclarai qu’elle avait été très amusante. Décidément, nous nous entendions parfaitement aux dépens du commis-voyageur. Celui-ci, d’ailleurs, émerveilla tous les convives par son bagout. Ce mot, disons-le en passant, exprime si bien le bavardage, mêlé d’esprit douteux et d’impudence gaie, mais relevé par une verve inépuisable, que nous l’aurions certainement trouvé pour l’appliquer à notre homme, s’il n’eût été déjà inventé.

Cette fois notre joyeux compagnon de voyage eut le don de faire sortir l’Anglais de son mutisme. Tant qu’il s’était borné à parler politique, à célébrer le grand Léon, ce qui ne parut pas du goût de tout le monde, l’insulaire se renferma dans une abstention que sa qualité d’étranger aurait suffi à expliquer mais quand le voyageur aborda le terrain religieux, quand il dit que le monde devait s’incliner devant la science moderne, et que tous les mystères avaient fait leur temps, il fut brusquement interrompu par cette exclamation du vieillard :

– O mon Dieu ! arrêtez-vous, monsieur, vous allez vous étrangler !

Tout le monde tourna les yeux vers Chabourdin, qui avait la fourchette levée pour déguster un œuf sur le plat, qu’on venait de lui servir.

– Monsieur, dit Chabourdin avec quelque solennité, je vous prie de vous expliquer.

– C’est ce que j’allais faire, répliqua l’Anglais. Ne venez-vous pas de dire, monsieur, que tous les mystères avaient fait leur temps, ce qui veut dire sans doute qu’il n’en existe plus ?

– Oui.

– Eh ! bien, vous avez le plus gros de tous dans votre assiette.

– Comment cela ?

– Vous n’avez donc jamais, monsieur, fait la réflexion que l’œuf est la chose la plus mystérieuse du monde ? Pourriez-vous me dire d’où vient l’œuf que le garçon vient d’avoir l’honneur de vous servit ?

– Je suppose, répondit Chabourdin, qu’il vient d’une poule, à moins toutefois que ce ne soit d’un canard.

– Poule ou canard, c’est tout comme. Et d’où venait la poule ou le canard qui a pondu l’œuf que vous allez avaler ?

– D’un autre œuf de poule ou de canard parbleu !

– Et ainsi de suite sans doute à l’infini, jusqu’aux poules qui picoraient sous les yeux d’Adam et d’Eve, dans le Paradis terrestre la poule faisant l’œuf, et l’œuf donnant naissance à la poule, également indispensables l’un à l’autre. Cependant, comme il faut admettre un commencement à tout, pourriez-vous nous dire qui a commencé de l’œuf ou de la poule ?

– Je dis, répondit Chabourdin pour se donner le temps de la réflexion, que mon œuf se refroidit et que je vous répondrai après lui avoir demandé à lui-même son secret en me l’incorporant.

Après avoir mangé l’œuf en quelques bouchées, sous le regard de l’assistance légèrement goguenarde, Chabourdin continua :

– Vous prétendez, milord, qu’il faut un commencement à tout. Je n’en vois pas la nécessité. Et si je vous disais, moi, que l’œuf et la poule sont venus éternellement l’un de l’autre, sans qu’il y ait ni commencement ni fin, je ne vois pas comment vous pourriez me prouver le contraire.

– Je répondrais simplement qu’à la place du mystère de la création, par laquelle la philosophie ancienne (abstraction faite de l’idée de révélation) a expliqué jusqu’ici la formation de la première poule, aussi bien que la formation du premier couple humain, vous venez de nous servir un autre mystère d’une digestion infiniment plus difficile que le premier.

– Comme je suis avant tout un homme franc et de bonne foi, dit Chabourdin en prenant un air bon enfant, je veux bien vous avouer qu’il y a là-dessous quelque chose que nous ne comprenons pas mais pourquoi ne pas espérer que la science le découvrira un jour ?

– Dont acte et discussion close, répliqua l’Anglais. Aussi bien n’est-ce pas par de si graves questions qu’il faut importuner les honnêtes gens que nous avons l’honneur d’avoir pour compagnons de table.

On parla d’autre chose. Chabourdin, qui n’eut pas la conscience de sa petite déconvenue, se mit au récit de ses voyages.

Il avait fait, sinon le tour du monde, au moins le tour de l’Europe, et il ne manquait jamais l’occasion de placer un mot sur chacune des grandes villes de l’étranger ou des stations célèbres qu’il avait visitées. Il avait fait l’ascension du mont Blanc, inauguré le chemin de fer du Righi, traversé le premier le tunnel du mont Cenis : il avait craché dans l’Etna et p… dans le Vésuve. Ce langage naturaliste, que l’Anglais et sa fille feignirent de ne pas comprendre, fit rougir une dame à l’extrémité de la table, mais grandit Chabourdin d’une coudée auprès de plusieurs convives.

– Etes-vous monté sur le mont Pilat ? demanda quelqu’un.

– Non, répondit-il, mais je ferais volontiers cette excursion, si j’avais un compagnon de route.

– Comme cela tombe bien ! fis-je alors, car j’y vais aujourd’hui même, et rien ne me sera plus agréable que votre société.

En sortant de table, miss Diana me prit à part.

– Nous avons appris, dit-elle, qu’il y a sur le mont Pilat une ferme où l’on reçoit des voyageurs. Ce séjour en haut lieu serait très favorable à la santé de mon père, et si cela ne vous dérangeait pas, si, de plus, ajouta-t-elle en hésitant un peu, nous pouvions compter que monsieur votre compagnon s’abstiendra de tout langage shoking, nous ferions volontiers partie de l’excursion projetée. Peut-être de là, continuerions-nous notre voyage par le Vivarais.

– Trop heureux, mademoiselle, lui répondis-je, de vous servir de guide sur le mont Pilat. Quant au gai bavard que nous avons recueilli en route, soyez sans inquiétude ; votre présence suffira pour le maintenir dans les convenances, auxquelles nous le rappellerions bien vite s’il venait à s’en écarter.

La charmante Anglaise m’avoua qu’elle se faisait une fête de passer quelques jours sur le Pilat à cause des fleurs rares et des sujets de paysage qu’elle comptait y trouver. Elle avait alors en main l’album de voyage, dans lequel je l’avais vue crayonner si souvent, depuis notre départ de Paris. Tout à l’heure encore, à la fin du déjeuner, elle semblait y avoir noté quelque souvenir. Mon visage exprima sans doute un sentiment de curiosité indiscrète, car elle me montra aussitôt son dernier dessin. Il représentait Chabourdin, parfaitement reconnaissable, en contemplation devant un œuf, avec ces mots : Il y a quelque chose là-dessous !

– Oh ! lui dis-je, ce n’est là, je l’espère, que le commencement d’une série. Gaudissard est une mine inépuisable de traits dignes de vos fines observations et nous le tiendrons le plus longtemps possible sous votre crayon.

L’Anglais et sa fille ayant passé dans une autre pièce, Chabourdin s’approcha et me dit :

– Eh bien ! que dit la fille de lord Socrate ?

– Lord Socrate ! J’ignorais son nom.

– Et moi aussi, dit Chabourdin, mais ses procédés interrogatoires m’ont rappelé ceux du digne Athénien dont Xénophon nous a laissé les entretiens mémorables, et vous conviendrez que je réponds noblement à la petite taquinerie qu’il m’a faite, en le baptisant d’une manière aussi philosophique.

– Bravo ! M. Chabourdin. Je communiquerai votre spirituelle vengeance à notre insulaire, et je suis sûr qu’il en sera flatté ! Vous allez avoir, du reste, l’occasion de nouvelles passes d’armes courtoises, car miss Socrate vient de me communiquer le désir de son père de nous accompagner au mont Pilat, et je n’ai pas hésité à accepter en votre nom comme au mien.

– Et vous avez bien fait. Voyez-vous, une femme, même une Anglaise, quelque collet-monté qu’elle soit, fait toujours bien dans le paysage. D’ailleurs elle est jolie, la fille d’Albion, quoique trop longue et probablement un peu puritaine. Mais elle n’a pas l’air sotte, et son frais minois ne pourra qu’ajouter un charme à notre excursion.

– La présence d’une femme, ajoutai-je en souriant, adoucit les mœurs et empêche les licences habituelles du langage.

– Compris l’allusion ! interrompit le commis-voyageur. J’ai regretté immédiatement le mot, mais il était parti. Que voulez-vous ? On est voyageur ou on ne l’est pas. Mais rassurez-vous, j’ai la prétention d’être un homme bien élevé et, tant qu’il y aura des dames, je veux désormais observer les convenances comme un académicien.