Voyage humoristique, politique et philosophique au mont Pilat

Docteur Francus

- Albin Mazon -

VIII

La Grange de Pilat

Auberge et ferme de montagne. – La cloche des égarés. – Jean-Jacques Rousseau à la Jasserie en 1769. – Claret de la Tourette. – Où l’on voit que Chabourdin se faisait une idée fort inexacte des opinions de Voltaire et de Rousseau. – La chienne du chasseur.

Pour aller au Crêt de la Perdrix et à la Grange de Pilat, il faut, à 600 mètres environ au-delà du Bessat, abandonner la grand’route et prendre un sentier à gauche, sentier naguère inaccessible aux voitures, mais qui a été transformé, depuis deux ou trois ans, en un charmant chemin forestier. M. de Rochetaillée, après s’être entendu avec tous les propriétaires intéressés, se chargea, moyennant l’abandon du terrain, d’exécuter l’entreprise à ses frais, et le chasseur nous dit qu’elle ne lui avait pas coûté plus de vingt mille francs. M. de Rochetaillée est un des plus grands propriétaires de la région outre la Jasserie (grange de Pilat), à laquelle ce chemin aboutit, on nous montra d’autres grandes fermes qui lui appartiennent sur les territoires du Bessat et de Tarentaise.

Grâce à ce chemin, on peut aller aujourd’hui en voiture du Bessat à la Grange en moins d’une heure et en revenir dans une demi-heure. Est-ce un bien ? Je ne sais pas si tous les touristes qui l’ont parcouru répondraient affirmativement, car on ne saurait imaginer une plus délicieuse promenade pendant la belle saison, et il semblerait plus raisonnable de l’allonger que de la raccourcir. La voie serpente, jusqu’au pied du Crêt de la Perdrix, dans une forêt de sapins dont les balsamiques odeurs impressionnent agréablement le nez et les poumons du touriste le plus indifférent ; on se croirait transporté dans une autre atmosphère, et l’on se demande pourquoi tous les malades de la poitrine ne viennent pas chercher ici la santé.

La forêt recouvre une immense prairie d’airelles du plus beau vert. Nous remarquâmes que cet arbuste vient moins bien dans les éclaircies ; il lui faut l’ombre des arbres.

Le chasseur cueillit un joli bouquet d’airelles, alors en pleine maturité, et l’offrit à miss Diana qui le remercia avec un gracieux sourire.

Dès qu’on sort du bois, on aperçoit sur sa droite le mamelon appelé le Crêt de la Perdrix, qui constitue le point le plus élevé du Pilat (1,434 mètres). C’est de ce sommet qu’on a la plus belle vue vers l’ouest, mais c’est au Pic de l’Aillon ou à celui des Trois-Dents qu’il faut aller pour jouir du plus beau panorama sur la vallée du Rhône.

La Grange dite la Jasserie, ce qui, paraît-il, veut dire une fromagerie, est sur la gauche du Crêt de la Perdrix, dans une combe ouverte au nord-ouest. L’altitude de la Grange est de 1,307 mètres. Comme nous étions partis assez tard du Bessat et que nous avions beaucoup flâné en route, il faisait presque nuit quand nous arrivâmes à la Grange. Le chasseur était un des grands habitués de l’endroit, ce qui ne gâta rien à l’accueil qne nous y reçûmes.

La Grange est autant une auberge qu’une ferme et est mieux installée que beaucoup d’auberges de montagne. Il y a, pour recevoir les voyageurs, deux ou trois chambres outre les lits-placards, dans le corps de logis principal, et c’est là qu’on logea lord Socrate et miss Diana, tandis qu’on donnait aux autres, c’est-à-dire au chasseur, à Chabourdin et à moi, trois chambres situées de l’autre côté de la cour, dans une sorte de pavillon rectangulaire, divisé en cinq pièces, donnant toutes sur une galerie en bois. On nous dit que les deux autres pièces étaient déjà occupées, l’une par un prêtre et l’autre par un paysan. Quand le nombre des voyageurs excède celui des chambres, ce qui n’est pas rare, la fénière devient un vaste dortoir où d’ailleurs l’on est fort bien.

Au milieu de la ferme est une petite tour carrée, pourvue d’une cloche d’un beau timbre, qui sert à appeler les ouvriers et qu’on sonne aussi dans les mauvais temps pour guider les voyageurs : C’est la cloche des égarés. Les cloches jouent un grand rôle dans les pays de montagne, et quand on songe qu’outre leur caractère sacré, elles sont d’une utilité qu’on peut dire indispensable aux communes dont les habitants sont disséminés sur une vaste étendue de terrain, on comprend la lourde faute que commit la Révolution en privant les paroisses de ce grand et sonore porte-voix.

Après avoir pris possession de sa chambre, chacun revint pour souper dans la grande salle qui sert de cuisine et de salle à manger.

Chabourdin était fatigué, et cela se voyait à un mutisme qui n’était pas dans ses habitudes et dont il ne sortit guère que pour se plaindre de la frugalité du souper qui nous fut servi. Il soutint qu’on dînait beaucoup mieux à l’hôtel du Righi, en quoi nous nous gardâmes de le contredire, nous bornant à lui répondre que ce n’était pas pour faire un bon repas qu’on venait au Pilat, et que les œufs, le beurre et le fromage de la Grange, sans compter l’eau si pure de la montagne, devaient suffire amplement à un vaillant touriste comme lui.

Lord Socrate fit observer que si la cuisine était plus soignée à l’hôtel du Righi, les mets n’étaient pas meilleurs pour cela, ou du moins qu’on ne les mangeait pas plus volontiers, parce qu’on y arrivait trop facilement en chemin de fer, tandis que la course du Bessat à la Grange et l’air vif du Crêt de la Perdrix donnaient aux mets grossiers qu’on nous servait une saveur incomparable.

Le fermier ne manqua pas de nous dire que J.-J. Rousseau était venu à la Grange. Il résulte d’une inscription qui existe encore, dans l’une des chambres, que le philosophe de Genève y coucha en juillet 1769, après avoir herborisé sur la montagne. Les notables de Doizieu, prévenus de sa présence, allèrent, avec le notaire Perrier en tête, pour complimenter l’illustre écrivain ils le trouvèrent assis par terre, occupé à effeuiller des fleurs, et il se contenta de leur dire « Auriez-vous par hasard rencontré mon chien que j’ai perdu dans la forêt ? » Le notaire Perrier ne put placer le discours qu’il avait préparé, et Seytre de la Charbouze raconte qu’il ne s’en consola jamais.

Rousseau parle de cette excursion dans plusieurs de ses lettres d’août et septembre 1769. Il était parti de Bourgoin avec trois compagnons dont un médecin. Ceux-ci crurent lui être agréables en le cajolant, et leurs façons le rendirent maussade. Il trouva à la Grange de Pilat un très mauvais gîte pour lit, du foin mouillé, hors un seul matelas rembourré de puces. Son chien Sultan fut à demi massacré par un autre et disparut. Il fut très mécontent de sa récolte, étant venu trop tard pour les fleurs et trop tôt pour les graines. Enfin il se foula la main droite en faisant une chute à son retour. Aussi ne garda-t-il qu’une impression peu favorable de ce voyage (1).

L’année précédente il avait herborisé sur les montagnes de la Grande-Chartreuse avec Claret de la Tourette. Voici ce qu’en dit ce dernier dans son Voyage au Mont Pilat :

« Depuis que ceci est écrit, j’ai eu lieu de faire usage des excellentes notes qui m’ont été fournies sur quelques espèces tardives du mont Pilat, par un homme célèbre qui, après avoir percé d’un œil philosophique les replis du cœur humain n’a pas cru qu’il fût indigne de lui de fixer ses regards sur des herbes et sur des mousses (2). »

D’après les biographies générales, la famille de Claret de la Tourette était une branche de celle des Rivoire de la Tourette, du Vivarais. A la suite de son excursion à la Grande-Chartreuse, Rousseau écrivait à du Péron « Que n’étiez-vous des nôtres ? Vous trouveriez dans notre guide, M. de la Tourette, un botaniste aussi savant qu’aimable, qui vous ferait aimer toutes les sciences qu’il cultive. »

Une autre tradition locale veut que Rousseau ait couché à Virieu (au-dessus de Pélussin), dans la maison Lentillon. Mais, comme rien dans ses écrits ne confirme le fait, il est sage de ne l’accepter que sous réserve. Nos honnêtes bourgeois campagnards émettent souvent, de très bonne foi, des assertions fort contestables. Toute histoire, fréquemment répétée, prend à leurs yeux un caractère authentique. Pour nous servir d’une expression vulgaire, ils sont trop prompts à croire que c’est arrivé. Nous nous souvenons d’un respectable vieillard d’Annonay qui, chaque fois qu’il était question de Moras en Dauphiné, ouvrait gravement la bouche pour rappeler que César avait dit dans ses Commentaires: Inter Aurum et Argentum faciamus Moras (3).

Cette citation nous fit, dès la première fois, ressauter, car César fait à peine aux plus grands fleuves de la Gaule l’honneur de les nommer, et cette apparition de deux méchants ruisseaux dans une prose qui, d’ailleurs, ressemble fort peu à la facture conquérante de la sienne, était bien faite pour nous mettre en défiance. Néanmoins, quand nous nous fûmes assuré qu’il n’y avait rien dans César qui ressemblât de près ou de loin à cette phrase, il nous fut impossible d’en convaincre notre digne interlocuteur. Dame, il tenait cette étymologie des autorités les plus anciennes et les plus compétentes du pays : il y avait donc prescription, vérité acquise – et je crois qu’il nous a toujours su mauvais gré d’avoir combattu son illusion.

Chabourdin, qui avait retrouvé sa langue au dessert, grâce à une bouteille de bon vin, ne manqua pas l’occasion de parler à tort et à travers du philosophe de Genève, dont il associa naturellement le nom à celui de Voltaire pour les proclamer grands hommes et surtout grands républicains…

– Etes-vous bien sûr, dit l’Anglais, que Voltaire fut républicain ?

Chabourdin parut assez étonné d’apprendre le contraire, et nous eûmes quelque peine à lui faire comprendre que Voltaire était l’ami du roi de Prusse et de bien d’autres tyrans de son siècle, un aristocrate fieffé, qui, très probablement, aujourd’hui criblerait de lardons certaine République et surtout certains républicains.

– Vous savez aussi sans doute, ajoutai-je, que, tout en combattant les superstitions, Voltaire croyait à Dieu autant que personne, et c’est même de lui que vient le mot fameux que, si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer.

Voltaire protestait contre le Dieu de certaines gens et surtout contre les abus auxquels malheureusement la religion a servi souvent de prétexte, mais il ne tomba jamais dans les négations insensées de notre temps. Ses violences et ses exagérations s’expliquent par le caractère militant d’une époque où l’on pouvait trop souvent confondre le pouvoir spirituel avec les tyrannies temporelles. On a passé, depuis, d’un excès à l’autre. Le clergé, vilipendé et persécuté, a pris le beau rôle, et ce sont ses détracteurs qui sont devenus odieux et ridicules.

Quant à Rousseau, il était encore plus déiste que l’autre, et il est certain qu’il ne considérait pas l’idée de la divinité comme une simple invention des prêtres. Sa philosophie, pour être peu cléricale, n’en était pas moins très spiritualiste.

En politique, M. Chabourdin, vous auriez encore plus de peine peut-être à vous entendre avec lui, car Rousseau, tout partisan qu’il fût, au moins en paroles, d’une égalité chimérique, avait fort bien compris ce que si peu de gens comprennent encore de nos jours, savoir que les formes gouvernementales sont en raison de la capacité politique et de l’avancement moral des peuples et que chacun d’eux n’a que le gouvernement qu’il mérite. Cette pensée ressort clairement de la phrase où il dit que le meilleur gouvernement dans un pays est le pire en d’autres, par où l’on voit qu’il ne serait pas ce qu’on appelle un républicain quand même, et qu’avant de prendre parti pour ou contre le régime existant, il commencerait par se demander, d’abord si ce régime vaut réellement mieux que les autres, et ensuite si le peuple est digne des libertés dont il jouit.

– Vous me gâtez joliment mon Rousseau, dit Chabourdin, et cela au moment où devant dormir sous le toit qui a abrité ce grand homme, j’allais certainement rêver de lui.

– Rêvez-en, M. Chabourdin. Malgré ses fautes et ses sophismes, Rousseau est, non seulement un des grands écrivains, mais aussi un des grands penseurs de notre temps. Il abonde en observations justes et nul ne sait mieux ciseler les produits de sa pensée. Ses erreurs proviennent moins de lui-même que du milieu où il a vécu et des circonstances qui ont pesé sur sa vie. Son amour de la nature et son indépendance de caractère doivent lui faire pardonner bien des péchés.

Au moment d’entrer dans ma chambre, je trouvai le chasseur, l’œil et l’oreille au guet sur la galerie, surveillant les allées et venues de Vesta dans la cour.

La chienne aspirait l’air d’une façon particulière et dressait les oreilles comme si elle sentait l’approche d’un ennemi.

– Remarquez, dit le chasseur, que le vent vient de là haut. (Il me montrait un bois de hêtres adossé au Crêt de la Perdrix.) C’est de là que descend habituellement le renard ou la fouine, quand il y a des poules à croquer par ici.

Il siffla Vesta, qui vint se coucher à la porte de sa chambre sur la galerie, mais non sans manifester le désir d’aller ailleurs et en continuant à donner des signes d’agitation.

– Allons ! dit le chasseur en me souhaitant le bonsoir, il faudra ne dormir que d’un œil cette nuit, pour mériter le titre de chasseur de renards dont m’a si gentiment décoré notre aimable compagne.

– Il me semble, fis-je en souriant, qu’elle vous plaît ?

– Oui, répondit-il, comme la fleur qu’on aperçoit au sommet d’un rocher inaccessible, qu’on admire un jour et qu’on ne reverra plus.

  1. Mulsant. Souvenirs du Mont Pilat.
  2. Voyage au Mont Pilat, p. 106.
  3. L’Oron est un ruisseau de la Drôme, qui vient du côté de Beaurepaire et se jette dans le Rhône à Saint-Rambert. L’Argentelle est un autre ruisseau de la même région qui passe à Anneyron.