La chasse au renard. – Les chirats. – Géologie du Pilat. – Les soulèvements insensibles de la terre. – Le lever du soleil. – Idée générale du Pilat. – Ses rivières. – Le patois local. – Le canton de Bourg-Argental.
A l’hôtel du Righi, les touristes sont réveillés une demi-heure avant le lever du soleil par un montagnard helvétien, qui joue sur sa cornemuse un ranz des vaches quelconque et se tient ensuite à la sortie pour recevoir les offrandes dans son chapeau.
Ce détail pittoresque manque à la Grange de Pilat pour bien des raisons dont une suffira : c’est que le musicien ne ferait pas ses frais. En revanche, nous eûmes un réveil que n’aura jamais le sommet trop civilisé du Righi pendant la belle saison : un réveil à coups de fusil, suivi d’un concert d’aboiements furieux ; bref, tout le bruit, sinon le spectacle, car le jour n’était pas encore levé, de la chasse à une bête sauvage.
Les pressentiments du chasseur avaient été confirmés. Vesta, flairant l’ennemi des volatiles qui faisait le tour de la Grange, avait, par ses grognements significatifs, réveillé son maître et, pendant que nous dormions, celui-ci s’était mis si heureusement à l’affût, qu’il avait atteint le brigand. Tout le monde s’était habillé à la hâte, le fermier et ses domestiques aussi bien que les touristes.
Le berger courait dans la cour après ses moutons effarés, tandis que le bouvier rassurait les vaches frémissantes.
Le fermier ayant allumé dans la cuisine l’antique lampe à huile dite chalel, dont on retrouve le modèle dans les tombes romaines, attendit là les détails de l’incident qui, d’ailleurs, ne se firent pas attendre, car, au moment même où Chabourdin et moi traversions la cour, où l’Anglais et sa fille descendaient de leur chambre, où bergers et valets de ferme accouraient à la cuisine comme au quartier général, le chasseur rentrait du dehors avec Vesta et les chiens de la ferme qui, naturellement, avaient voulu être de la partie.
Les chiens avaient rejoint vers la source du Gier le renard mortellement blessé, et quelques égratignures saignantes à leur cou ou à leur museau témoignaient que l’ennemi ne s’était pas rendu sans combat.
– Oh ! le gredin ! s’écria le fermier, je ne m’étonne pas qu’avec un museau si pointu, de si longues dents et une si belle queue il m’ait dévoré tant de poules. Quelle belle corbeille d’œufs je vous dois, monsieur le chasseur !
– Vous les devez à mademoiselle, répondit celui-ci. Le titre de grand chasseur qu’elle m’a décerné hier m’a porté bonheur, et c’est à ses pieds que je mets la dépouille de la bête.
Miss Diana remercia le chasseur ; puis, apprenant que les paysans dans le pays, quand ils tuent un renard, le promènent dans les villages et font ainsi d’abondantes quêtes d’œufs, proposa de donner le corps du maraudeur au berger pour qu’il profitât de l’aubaine.
Or, il se faisait temps de partir si l’on voulait arriver au sommet du Crêt de la Perdrix pour le lever du soleil.
L’ascension fut l’affaire d’une demi-heure. Le Crêt de la Perdrix n’est ni un pic pointu comme le Gerbier-de-Jonc ou le Puy de Sancy, ni un de ces beaux dômes phonolitiques comme le Mezenc et les sommets environnants, mais un large mamelon aux formes harmoniques, dont la charpente de granit a été recouverte par le gazon, ce qui n’est pas le cas des montagnes calcaires du Bas-Vivarais, émergées depuis moins longtemps et sur lesquelles les influences atmosphériques n’ont pas encore eu le temps de passer leur vert niveau. Le plus haut sommet seulement est resté réfractaire à tous les efforts de la végétation. Il est formé, dans un rayon de cent mètres environ, de gros blocs de rocher à cassure anguleuse et parfois tranchante, sur lesquels la marche est très pénible. C’est ce qu’on appelle un chirat, où quelques personnes ont voulu voir des débris de constructions humaines, mais qui n’est visiblement qu’un effet des écroulements du granit, remontant peut-être aux temps géologiques. Comme la neige couvre ces sommets deux ou trois mois de l’année, le gel persistant les abrite contre la plus active des causes de destruction de la roche, laquelle consiste dans les alternatives successives de gel et de dégel. Les sommets de Roche-de-Vent, au-dessus d’Annonay, présentent les mêmes éboulis de rocher, à angles tranchants, et on les retrouve aussi sur les pointes granitiques du Tanargue tandis que le Mezenc et les montagnes environnantes, formés de ces lauzes que l’on emploie à la toiture des maisons, ont une toute autre physionomie.
A ceux qui s’étonneraient que les interstices de ces blocs rocheux, au Crêt de la Perdrix et à Roche-de-Vent, n’aient pas encore été remplis par la terre formée de leurs débris, on peut répondre que cela tient sans doute à la violence des vents et de la pluie.
Les chirats portent, en Vivarais, le nom de cheyres ou graveyras. Auguste Bernard, en parlant de ceux du Pilat, dit qu’on y a vu longtemps les débris d’une forteresse bâtie par César. « En outre, ajoute-t-il, citant l’Essai statistique de Duplessy (1), on trouve sur cette montagne des monuments que l’on croit celtiques : ce sont des pierres élevées d’intervalle en intervalle et quelquefois circulairement placées ; d’autres pierres plus hautes s’aperçoivent de distance en distance. Il y en a dont la forme est triangulaire : ici ce sont deux piliers surmontés d’une énorme pierre en travers ; le plus souvent, c’est une seule pierre sur laquelle repose une autre pierre plate. »
Nous avons vainement cherché sur le Pilat la trace de ces prétendus monuments celtiques. Il est à noter que, dans le Vivarais, les dolmens se trouvent seulement sur les collines calcaires de la partie méridionale et qu’il n’y en a aucun sur les montagnes granitiques analogues au Pilat. Quant aux pierres élevées d’intervalle en intervalle dont parle Duplessy, elles se rapportent probablement à l’habitude qu’ont les habitants des hautes montagnes, notamment dans les environs du Mezenc, de planter verticalement des lauzes ou des piquets de granit pour marquer le chemin en temps de neige. Bref, jusqu’à preuve du contraire, nous pensons que l’aqueduc romain du Gier est le seul monument ancien de la contrée.
D’après Elie de Beaumont, le système des Cévennes qui forme le mur occidental de la vallée du Rhône et s’étend de l’Hérault jusqu’à la Côte-d’Or, et dont le Pilat n’est qu’un des contreforts orientaux, aurait été soulevé bien avant les Pyrénées et les Alpes. La Bretagne est le seul pays en France qui puisse se glorifier d’une ancienneté pareille à celle du plateau central.
Il fut un temps où toute la surface de ce qui devait être la France, était recouverte par une mer, dont les dépôts ont formé les montagnes du Jura et toutes les couches de même nature, caractérisées par certains fossiles, qu’on a désignés sous le nom de terrain jurassique. Ce terrain est le dernier qu’aient soulevé les deux grandes poussées des montagnes d’Auvergne et de Bretagne. L’antiquité moindre des Alpes, des Pyrénées et d’autres montagnes du globe, résulte du fait qu’elles ont soulevé des terrains de formation postérieure aux couches jurassiques.
Ici je demande la permission de céder à un petit mouvement de vanité locale, en faisant savoir urbi et orbi, c’est-à-dire aux lecteurs de ces impressions de voyage, que le premier observateur qui ait constaté la différence des terrains sédimentaires, suivant la différence des fossiles, et cela trente ans avant Cuvier, le précurseur conséquemment de la paléontologie stratigraphique, est un de mes compatriotes du Vivarais, l’abbé Soulavie. A ceux qui lui contesteraient le mérite de cette découverte, je me bornerai à recommander la lecture de l’Histoire naturelle de la France méridionale, publiée de 1780 à 1785 par cet éminent observateur, et l’Histoire des progrès de la géologie, par M. d’Archiac.
Pour en revenir aux grandes formations géologiques, il est essentiel de mettre en garde les bonnes âmes qui s’imaginent que la nature procède, dans ses mouvements, comme le peuple français dans ses révolutions politiques, c’est-à-dire par sauts et bonds désordonnés. L’observation, on pourrait presque dire l’expérience quotidienne, montre que les choses chez elle se passent tout autrement, c’est-à-dire d’une façon généralement insensible et avec une régularité parfaite. Les Cévennes sont le produit d’une série de soulèvements qui se rapportent à diverses époques, comme le montrent les plissements successifs des diverses couches antérieures au terrain jurassique, et notamment du micaschiste, que l’on peut voir aux abords du Tanargue en Vivarais et à Saint-Laurent-les-Bains, redressé jusqu’à la perpendiculaire.
Le contrefort du Pilat part de Saint-Bonnet-le-Froid et descend en ligne torte vers le Rhône, dans la direction de Vienne. Il est peut-être bon de noter ici que le Pilat ne présente aucune trace volcanique, ce que pourraient faire croire les commotions souterraines et les phénomènes terribles rapportés dans les lettres de saint Mamert, qui épouvantèrent en 511 la ville de Vienne et provoquèrent l’établissement des Rogations. Soulavie croit que ce fut la dernière manifestation des volcans du Vivarais et de l’Auvergne. En admettant cette hypothèse, il faudrait l’appliquer plutôt aux volcans du Velay, dont les manifestations ont pu trouver un bon conducteur dans la chaîne granitique du Pilat, tandis que les derniers volcans de l’Ardèche, situés à l’extrémité méridionale de ce département, pouvaient plus difficilement avoir un contre-coup à Vienne.
Les volcans me fournissent une autre occasion de signaler les travaux d’un observateur du Vivarais. Tandis que le gros des savants en est encore à l’hypothèse du feu central, un géologue de Privas, feu Dalmas, a exposé, en l’appuyant d’une série de faits recueillis dans la région volcanique du Vivarais, une théorie qui semble plus conforme à toutes les vraisemblances : elle consiste à considérer les éruptions volcaniques comme indiquant simplement des incendies plus ou moins limités du sous-sol, occasionnés par la décomposition des métaux alcalins, sous l’action des eaux pluviales ou maritimes pénétrant graduellement dans les profondeurs de la croûte terrestre (2).
Nous attendîmes une bonne demi-heure le lever du soleil. L’orient était barré devant nous par une immense muraille grise formée par les Alpes revêtues de leurs brumes matinales. L’aube, en l’éclairant peu à peu, la divisa en longues bandes horizontales de diverses couleurs. La plus haute passa bientôt du rouge obscur au jaune, et finalement le globe lumineux, surgissant dans la direction du mont Blanc, fit étinceler les sommets glacés des Alpes de Savoie. Le spectacle était d’autant plus grandiose que tout l’espace, qui nous séparait des Alpes, était enseveli sous un océan de vapeurs. Nous distinguions à peine, dans la vallée du Rhône, le point où Lyon dormait sous le brouillard, et il semblait qu’en cet endroit la mer nuageuse fût agitée et sonore. Au sud, le ciel était plus clair, et le fleuve, se dégageant à une certaine distance des vapeurs basses qui le masquaient en amont, faisait l’effet d’une source puissante jaillissant d’un glacier. A l’ouest, se déroulait à l’infini une forêt de pics montagneux dont le soleil vint bientôt dorer les cimes.
Nous étions tous muets d’admiration. Le chasseur se tenait debout sur le point le plus élevé du chirat. Miss Diana, assise sur un rocher à côté de son père, avait posé sa jolie main sur la tête de Vesta qui, gravement postée sur ses pattes de derrière, semblait participer au sentiment général.
– C’est réellement beau ! dit Chabourdin.
– Ce qui est plus beau, dit l’Anglais, c’est le tour de force que fait la terre, avec le concours du soleil, pour opérer cette division si régulière et si bien raisonnée des jours et des saisons, sans laquelle on ne conçoit ni les productions de la terre ni la vie de l’homme et des animaux. Avez-vous réfléchi quelquefois à tout cela, M. Chabourdin, et la méthode purement scientifique vous a-t-elle révélé l’auteur de ce merveilleux mécanisme ?
– J’admire autant que vous, dit solennellement Chabourdin, la grandeur des lois de la Nature. Je comprends les anciens Perses qui adoraient le Soleil : voilà au moins un dieu que l’on voit et dont on sent la chaleur. Je comprends les peuples qui adorent la Nature sous telle ou telle de ses grandes manifestations mais permettez-moi de refuser mes hommages à une idéalité que personne n’a vue ni entendue, et que les plus savants ne comprennent pas mieux que les autres.
– Est-ce que vous avez jamais vu le vent ? dit le chasseur.
– Non, mais je le sens quand il souffle.
– C’est justement ainsi, dit l’Anglais, que nous sentons et que nous touchons cette idéalité que nous appelons Dieu, et que vous saluez vous-même sans vous en apercevoir, en lui donnant seulement un autre nom : celui de Nature. Va pour la Nature, si ça vous fait plaisir.
Nous étions seuls ce jour-là à contempler du Pilat le lever du soleil mais les amateurs sont beaucoup plus nombreux qu’on ne pense, les dimanches de la belle saison. Le chasseur y avait vu, le dimanche préçédent, deux ou trois cents personnes, venues de divers points, surtout de Saint-Etienne et de Saint-Chamond. Il y avait des familles entières, parties le samedi soir avec un panier de provisions ; la plupart s’abattirent le matin sur la Grange, qui, déjà pleine, fut impuissante à leur fournir des victuailles.
A mesure que le soleil s’élevait dans le ciel, le panorama grandissait et devenait plus splendide. Au nord, nous apercevions les sommets des montagnes qui séparent la Saône de la Loire. A l’ouest, les pics auvergnats émergeaient successivement. Au sud, le Mezenc, le Gerbier de Jonc, l’Alambre et compagnie. A l’est, les Alpes. Grâce au temps clair, nous apercevions assez bien le mont Blanc. Le point le plus éloigné du nord de la France d’où l’on peut distinguer le géant des Alpes est le plateau de Langres, qui est à 260 kilomètres de distance, ce qui rend assez douteuses les affirmations des guides du Puy-de-Sancy, qui prétendent le reconnaître à la distance de 310 kilomètres. Il est certain que, du monticule de Nice appelé le Château, on peut souvent, le matin, apercevoir les montagnes de Corse, qui sont à 200 kilomètres, mais, au-delà de cette limite, rien n’est plus facile que de prendre un nuage pour une montagne. D’ailleurs, tout dépend des yeux que l’on a, et les paysans, habitués à regarder à de grandes distances et peu liseurs, y voient généralement bien mieux que nous !
Le massif du mont Pilat tombe presque à pic à l’est sur le Rhône et au sud vers Annonay, où il présente une crête dentelée souvent couverte de neige en hiver. Au nord, il s’abaisse insensiblement par des pentes mieux ménagées qui conduisent dans le bassin du Rhône deux cours d’eau importants : le Gier et le Dorlay (rivière de Doizieu). Enfin, à l’ouest, il se développe en un plateau ondulé où se trouvent ses plus hauts sommets, qu’on n’aperçoit que peu ou point de la rive dauphinoise.
On peut considérer le massif de Pilat comme un gâteau de Savoie à trois étages.
Le premier, d’une hauteur de 300 à 400 mètres au-dessus du niveau de la mer, où se trouvent la plupart des gros bourgs et des villes industrielles de la région ;
Le second, de 1,000 à 1,200 mètres, qui surplombe l’autre de trois côtés et que sillonnent du sud-est au nord-ouest le Furens et les deux routes qui lui sont parallèles ;
Enfin, le troisième, constitué par les hauteurs d’arrière que masque la grande arête du deuxième étage pour les spectateurs d’en bas.
Voici, pour donner une idée de la topographie de la région, l’altitude des principales localités répandues autour du Pilat :
Bœuf, au bord du Rhône, est à 140 mètres au-dessus du niveau de la mer ;
Annonay, Saint-Chamond, Saint-Etienne et Saint-Julien-Molin-Molette, qui forment la ceinture du premier étage, sont à une altitude qui varie de 400 à 550 mètres ;
La République, le col du Bessat et le Grand-Bois, où se trouve le point culminant de la route d’Annonay, vont de 1,000 à 1,250 mètres ; c’est aussi l’altitude (1,209) du pic des Trois-Dents, celui qui personnifie le Pilat pour les voyageurs de la vallée du Rhône.
Trois sommets dominent ce second plateau. Le principal et le plus élevé est celui-là même d’où nous assistions au lever du soleil.
De magnifiques pâturages recouvrent les plus hauts sommets du Pilat ; mais les arbres y manquent absolument, et il faut descendre au second plateau ou même plus bas, vers Saint-Chamond et la route d’Annonay, pour trouver quelques bouquets de bois.
L’essence qui prédomine est le sapin (pinus picea), dont les hautes flèches, qui atteignent jusqu’à 100 pieds de hauteur, font l’effet d’une forêt de tuyaux d’orgues. Les arbres sont donc relativement rares sur le Pilat, et c’est fâcheux, car si, malgré sa calvitie, ce beau massif de montagnes fournit d’eau toute la région environnante, de quelle ressource ne serait-il pas si le plateau supérieur était boisé ?
Le Pilat étant formé par une série de hauts plateaux, la ligne de partage des eaux du Rhône et de la Loire n’y est pas parfaitement dessinée. Il y a comme une région neutre entre les deux bassins, où les eaux vont à la grâce de Dieu. Mais la plupart, c’est-à-dire toutes celles qui résultent des pluies tombées sur les versants nord, est ce sud de la montagne, vont au Rhône, d’un côté par la Gier et de l’autre par la Deûme (les habitants du pays prononcent Diôme).
Un poète du crû, M. Seytre, a réuni en quelques vers tous les noms des ruisseaux et rivières de la contrée :
Saint-Etienne à sa source enchaîne le Furens
Egoïste et jaloux Saint-Chamond boit le Bans ;
Saint-Genest, Saint-Didier sont fiers de leur Semène
Le Chambon, Firminy se baignent dans l’Oudaine ;
Du Dorlay, du Couzon, Givors, Rive-de-Gier
Ont besoin pour tremper leur verre, leur acier ;
Pelussin, Chavanais reçoivent Valencize ;
Tout près de la Rysance, on peut voir Vienne assise ;
Tandis que l’Argental, la Diôme, le Ternay
Abreuvent Saint-Julien, Saint-Sauveur, Annonay.
Remarquez comme tous ces noms sont jolis et harmonieux. On croirait entendre les bergers du Lignon. Quelle différence avec les noms de localités du bas Vivarais, qui résonnent presque tous durement en as ou en ac ! Les gens d’Annonay participent, du reste, des habitudes grasseyantes des bouches de Saint-Etienne, car ils ont l’horreur instinctive des r, et la plupart des noms de leurs villages se terminent en ieu. C’est bien ici le pays des molles prononciations, où le b est prononcé si doucement qu’il se transforme en v, ce qui donnait à Scaliger l’occasion de cette plaisanterie épigrammatique : Eorum bibere vivere est.
Auguste Bernard a peut-être raison quand, après avoir constaté la différence des patois sur un champ restreint, il dit que le parler de la plaine se ressent de l’énervement physique et moral de ses habitants, tandis qu’on retrouve encore beaucoup de vigueur et d’expression dans celui de la montagne. Il est certain que Saint-Etienne et Annonay sont, au point de vue de la culture intellectuelle, comme au point de vue du progrès industriel, singulièrement en avance sur les montagnes du Vivarais, et la forme plus policée de leur langage n’est que l’accompagnement naturel de cette supériorité sociale. S’il est vrai, comme l’avait pressenti Auguste Bernard et comme on l’admet assez généralement aujourd’hui, que nos patois ne dérivent pas seulement du latin, mais sont, au contraire, le vieux langage local, où le latin n’a fait que mêler son élément étranger, dont on peut suivre les traces, ce n’est pas évidemment dans le patois de Saint-Etienne et d’Annonay que les étymologistes feront leurs plus belles découvertes. Les dialectes parlés dans les villages les plus reculés du Velay, du Vivarais ou de l’Auvergne sont, à cet égard, bien plus instructifs, parce que les aspérités d’origine celte ou romaine y ont été bien moins émoussées par le frottement du monde extérieur. Mais si le patois des vallées qu’abreuve le Pilat offre moins d’intérêt pour les savants, peut-être est-il plus gracieux que les patois plus originaux des montagnes et se prête-t-il mieux que le français lui-même aux saillies de l’esprit gaulois. S’il disparaissait, il manquerait une couleur au paysage.
Quoi qu’il en soit, cette diversité de génie dans le langage local, constatée entre les deux extrémités d’un même département, ne donne-t-elle pas raison à ceux qui, raillant l’utopie d’une langue universelle, font observer qu’en supposant ce résultat obtenu, chaque peuple prononçant les mots avec l’inflexion de ses habitudes buccales, les dialectes différents ne tarderaient pas à reparaître et que ce serait toujours à recommencer ?
Il est certain aussi que le patois aux finales sonores et résonnantes en o ou en ou, qui se prêtent aux prolongements lointains de la voix, est une nécessité pour les habitants des campagnes, obligés de se parler souvent à de grandes distances, quelquefois d’une montagne à l’autre, comme cela nous arriva un jour dans notre voyage à Valgorge. Nous étions à mi-côte sur la rive droite de la vallée de la Drobie, qui est très étroite et très profonde. En face de nous, sur la rive gauche, perchait un village habité par Barrial, le gardien de la source minérale de Saint-Mélany que nous allions visiter. En nous faisant entendre de lui, du lieu où nous étions, nous évitions une heure de marche par un soleil brûlant et des sentiers difficiles. Nous étant bien mis en évidence sur un rocher, en agitant un parasol et en nous faisant un porte-voix de nos deux mains, nous criâmes à deux reprises : Borriaoû ! Borriaoû ! odusé loclaoû ! Tous les chiens du hameau aboyèrent à notre premier appel, et le bonhomme répondit au second, et, nous rejoignant au fond de la vallée, nous évita une notable fatigue.
Essayez de répéter le même cri en français : Barrial ! apportez la clé ! C’est à peine si l’on pourra vous entendre à quelques pas. Voilà une des raisons pour lesquelles il y aura toujours, surtout dans les pays de montagne, un idiome local, à côté du français. Celui-ci est rond, net et précis ; il est fait pour être parlé dans les villes, où les gens mal élevés seulement s’appellent d’une maison à l’autre ; c’est le langage des affaires, de la littérature, et hélas ! de la politique, ce qui n’est pas le plus beau de son histoire. C’est pourquoi je trouve fort sensée la réponse d’un campagnard à un maître d’école qui voulait absolument proscrire le patois dans son village : Commencez par l’apprendre !
Un peintre et un ingénieur descendaient un jour du Pilat. De tout côté, on voyait l’eau sourdre et se précipiter en cascatelles. Le peintre admirait, chantant les eaux pures et même en buvant par plaisir. L’ingénieur, le front plissé, murmurait entre ses dents : Que de forces hydrauliques perdues ! Le peintre faillit lui faire un mauvais parti. Tous deux avaient raison à leur point de vue ; mais, en somme, l’ingénieur avait moins que l’autre sujet de se plaindre, car tout autour du Pilat l’industrie a puisé dans la force hydraulique un élément de richesse : au nord, l’industrie métallurgique ; au sud, une grande quantité de manufactures.
Le Bourg-Argental a des fabriques de toiles et de draps, des filatures de soie et des papeteries ; Saint-Julien-Molin-Molette possède une imprimerie de foulards ; Pélussin et d’autres ouvrent la soie ; enfin, Annonay est encore la cité-reine pour la papeterie et la mégisserie.
Le Pilat s’interpose comme une masse énorme entre le bassin du Rhône et celui de la Loire, mais la dépression qui le borne au nord (vallée de Gier) constitue entre Lyon et la mer le passage le moins élevé de la ligne des Cévennes, et par conséquent le chemin naturel du Rhône à l’Océan. Aussi est-ce par là qu’a passé le premier chemin de fer construit par les Seguin. Dès 1826, la vapeur contournait le Pilat au nord, mais ce n’est qu’en 1886 (depuis l’ouverture de la ligne d’Annonay à Firminy), que la vieille montagne a été contournée au sud et dès lors entièrement cernée par les railways.
Le département de la Loire a deux communes sur le Rhône : Bœuf et Chavanay, formant l’extrémité de la languette de terre qui sépare les départements du Rhône et de l’Ardèche, et sur laquelle est assis le massif du Pilat.
Heureusement pour cette partie du bassin du Rhône, si maladroitement reliée à l’administration des pays de Loire, il y a, par la force des choses, une compensation dans le fait qu’elle relève au spirituel de l’archevêché de Lyon.
Le canton de Bourg-Argental forme aussi une enclave de la Loire dans l’Ardèche, et ces deux anomalies géographiques montrent avec quelle légèreté la Révolution dépeça la France en départements, sans se soucier des divisions naturelles, tellement elle avait hâte d’effacer les anciennes limites provinciales. C’est le seul pays du monde où l’on ait ainsi fait litière de toutes les traditions administratives et des convenances territoriales, au grand déplaisir des habitants de Bœuf et Chavanay, qui aimeraient infiniment mieux dépendre de Lyon que de Saint-Etienne.
Au reste, la région située entre le Doux, le Forez et le Lyonnais a toujours été la partie la moins caractérisée de l’ancien Vivarais, et l’on ne sait pas encore à qui elle appartenait au juste pendant le Moyen-Age.
Il est évident qu’en 1790, la topographie et le bon sens commandaient la réunion de Bourg-Argental à l’Ardèche, avec Annonay pour sous-préfecture, mais c’est en vain qu’un de nos députés d’alors, M. de Saint-Martin, réclama cette réunion dans la séance du 15 janvier à l’Assemblée nationale. J’ai entendu dire depuis, par plus d’un bourgeois d’Annonay, qu’il était fort heureux qu’Annonay ne fût pas devenu sous-préfecture, parce que le contact administratif et l’affluence des fonctionnaires auraient fatalement exercé une influence fâcheuse sur le caractère local et défavorable au développement de ses industries.