Le Puits mystérieux. – La Légende de Pilate. – Le Saut du Gier. – Température des Sources. – L’Origine des Eaux minérales. – Causes de leur succès. – Etymologie de Pilat.
Après avoir joui quelque temps du magnifique panorama qui se déployait sous nos yeux, nous redescendîmes dans le pré de la Jasserie pour visiter la source du Gier.
A l’époque où les communications étaient plus difficiles qu’aujourd’hui, et où la visite des hautes régions du Pilat constituait une véritable expédition pleine de fatigues, sinon de dangers, le puits de Pilat (car c’est ainsi qu’on nommait la source du Gier) était l’objet de rumeurs et de craintes mystérieuses. Des auteurs parlent même de lac et de marais, et la nature des lieux rend assez vraisemblable que le cirque ouvert au nord, dans lequel est située la Grange, a été jadis un lac dégénéré en marais, dont le dernier vestige fut le puits, formant la principale source du Gier. La légende de Pilate aidant, on prétendait qu’il en sortait des tempêtes. Mulsant nous apprend que, jusqu’à la fin du XVIe siècle, il était interdit d’explorer le mont Pilat sans la permission du magistrat. En 1554, Gessner, le naturaliste, eut besoin de cette permission pour y aller herboriser. « Des hommes courageux prirent enfin le parti de faire des cérémonies expiatoires : on jeta dans le lac un grand nombre de pierres, en proférant des imprécations contre l’esprit de Pilate ; il ne survint plus de tempêtes et, depuis cette époque, l’opinion publique a été rassurée. »
D’où vient la légende de Pilate ?
Dans un manuscrit consacré à l’antiquité de la famille de Tournon, Jean Pélisson, de Condrieu, qui fut le premier principal du collège de Tournon vers 1560, rapporte, d’après la tradition de son temps en Dauphiné, que « Pilate étoit le bâtard d’un roy des Allobroges qui, à cause de plusieurs méfaits, s’étoit retiré à la cour de l’empereur de Rome et, qu’après la mort du Christ, Tibère l’envoya à Vienne pour être jugé ». Et Eusèbe dit que là, « estant prisonnier, pendant qu’on faisoit son procès, se doutant de quelque horrible supplice, se désespéra et se tua dans la prison. Mais le commun bruit du Lyonnais et du Dauphiné est qu’il attendit son jugement et y acquiesça, qui fut qu’il seroit mené au mont Saulvaire et à la forêt la plus âpre que l’on pourroit trouver au pays et qui s’appelle Bosenie, pour là finir ses jours misérablement. » Et Jacques de Bergame dit « qu’aucuns ont écrit que là il fit grande pénitence par le moyen d’un saint hermite qu’il trouva en ces bois et montagnes horriblement sauvages et nommé ledit hermite Sabin, au lieu de la Charette Escalare (?). Auquel endroit fut fondé une chapelle qu’encore aujourd’hui on appelle Saint-Sabin ».
La légende du suicide de Pilate remonte, comme on voit, à Eusèbe, qui vivait au IIIe siècle. Elle fut répétée au Ve siècle par Cassiodore et embellie par Adon, archevêque de Vienne, au IXe siècle. D’après ce prélat, c’est saint Mathieu qui, prêchant l’Evangile en Judée, l’aurait écrit dans ses lettres hébraïques.
Une histoire si caractéristique ne pouvait pas se perdre en route, surtout au Moyen-Age où tout prenait une couleur religieuse, et l’on peut voir encore, pendant la belle saison, des braves gens cherchant à Vienne ou au Pilat le trou où Pilate aurait finalement trouvé le terme de sa vie et de ses remords. De là aussi sans doute la vieille renommée du Pilat, qui a fait dire à du Choul que le mont Pilat était aussi célèbre dans l’ancienne Gaule que l’Olympe dans l’ancienne Grèce.
Mais tout ceci fidèlement rapporté, afin que nul n’en ignore, il nous faut bien ajouter que rien n’est moins prouvé historiquement que le séjour de Pilate en Gaule et quant à la supposition qu’il serait venu se suicider à la source du Gier, on peut trouver passablement singulier qu’il fût allé chercher si loin ce qu’il était si facile de trouver beaucoup plus près.
Quoi qu’il en soit, la physionomie de la source du Gier a bien changé depuis du Choul, et c’est en vain que nous cherchâmes le puits profond et mystérieux que les bergers du XVIe siècle avaient, disait-on, obstrué de rochers et de branches pour empêcher leurs troupeaux de s’y noyer. Nous ne trouvâmes qu’un modeste bassin de deux ou trois mètres carrés, fort peu profond,d’où l’eau sort paisiblement au milieu des plantes aquatiques. De là part la rigole qui alimente la fontaine de la cour de la Jasserie, et c’est grâce à ce trajet de deux ou trois cents mètres à l’air et au soleil que l’eau, trop froide à la source même, si froide, dit du Choul, qu’elle tuméfie la bouche de ceux qui en boivent, est devenue à peu près potable en arrivant à la ferme. Tel est l’aspect de la source du Gier au fort de l’été, au moins des étés secs. En d’autres temps, c’est-à-dire pendant huit ou dix mois de l’année, le petit bassin dont nous avons parlé disparaît au milieu d’une série de sources qui jaillissent confusément au fond du ravin, sur une surface de quarante à cinquante mètres carrés. Il suffit, du reste, de la moindre pluie pour que les sources, jusque-là invisibles sous l’herbe, grossissent et se manifestent de divers points. Il en sort une notamment du petit bouquet de bois qui se trouve sur la ligne de la Jasserie au sommet du Crêt de la Perdrix.
Toutes ces eaux, réunies dans le thalweg du ravin, forment le ruisselet qui va du sud au nord, et bientôt, réuni à d’autres affluents, s’appelle le Gier. Le Saut du Gier est à une bonne heure de marche de la Jasserie, et, comme le terrain est des plus marécageux, les touristes n’y vont guère de ce côté, mais plutôt en remontant de Saint-Chamond. La rivière descend par plusieurs cascades à un niveau inférieur, et ces cascades sont d’autant plus belles que la saison est moins favorable aux excursions, c’est-à-dire à l’époque des grandes pluies ou de la fonte des neiges. C’est pourquoi elles n’ont guère été vues, au bon moment, que par des chasseurs ou des paysans, ce qui n’a pas empêché bon nombre de touristes d’en parler comme s’ils avaient passé leur vie à les contempler.
Le chasseur nous y conduisit, et, bien que la colonne d’eau fût, vu la sécheresse, à son minimum, le spectacle était encore assez beau pour compenser les fatigues de l’excursion. L’eau, rebondissant sur les rochers, y faisait comme un nuage d’argent, à travers lequel les arbustes, jaillissant des interstices du chirat, montraient leurs panaches verts. Le chasseur nous apprit qu’un médecin de Lyon avait eu l’idée d’utiliser la cascade pour un établissement hydrothérapique, et n’en avait été empêché que par la difficulté des communications. Tout en admirant avec nos compagnons le Saut du Gier, je ne pus m’empêcher de leur dire que nous avions en Vivarais beaucoup mieux que cela dans la cascade du Ray-Pic, près de Burzet, formée par une rivière au moins aussi forte que le Gier, et qui s’élance perpendiculairement d’une hauteur de plus de 50 mètres.
L’eau de Gier, prise à sa source, renferme, suivant M. Bineau :
Acide carbonique . . . . . . . . . . . 5,9
Oxygène . . . . . . . . . . . . . . . 4,9
Azote . . . . . . . . . . . . . . . . 4,0
Et la même eau prise après les cascades :
Acide carbonique . . . . . . . . . . . 1,6
Oxygène . . . . . . . . . . . . . . . 7,5
Azote . . . . . . . . . . . . . . . . 16,0
A mesure que l’eau coule à l’air, l’oxygène de l’air remplace l’acide carbonique.
L’eau du Gier, à la source, est très fraîche, mais d’après la sensation que nous éprouvâmes en y mettant la main (car, étant touriste et non pas savant, nous voyageons habituellement sans thermomètre), nous ne pensons pas qu’elle soit à zéro, comme on l’a écrit. Les sources les plus fraîches des hautes montagnes du Vivarais ne descendent pas en été au-dessous de 3° ou 4°, et il en est probablement de même de l’eau du Gier.
Dans toutes les montagnes granitiques, les sources sont nombreuses avec des eaux limpides, ce qui provient du peu de profondeur et de dissolubilité des terrains qu’elles traversent, tandis que dans les terrains calcaires du Bas-Vivarais, les sources plus rares forment de véritables ruisseaux souterrains. La plus grande fraîcheur des sources de montagne peut être attribuée à l’action combinée de leur peu de profondeur relative et au refroidissement résultant du rayonnement.
L’absence de toute trace volcanique au Pilat explique l’absence de toute source minérale chaude ou froide dans cette région (abstraction faite de la petite source ferrugineuse de Virieu). Il faut que l’écorce terrestre ait été rompue par les feux souterrains, pour que les eaux de la surface aient pu trouver un passage vers les régions profondes, d’où elles reviennent chaudes, ou refroidies en route et toujours plus ou moins chargées de dissolutions rocheuses, lesquelles ne peuvent se produire qu’à l’intense foyer qui brûle à quelques kilomètres de distance sous nos pieds.
Généralement le débit des sources minérales n’augmente ni ne diminue, ce qui montre bien qu’elles tiennent à autre chose qu’aux pluies tombées sur la terre. Celles-ci alimentent sans doute le foyer embrasé où elles pénètrent par les fractures du globe, mais elles ne peuvent agir qu’insensiblement sur son intensité. Toutes les sources minérales ont pour point de départ des jets de vapeur bouillante qui ont des destinées diverses avant d’arriver à la surface. Quand elles ne rencontrent pas trop d’obstacles et ne sont pas obligées à trop de circuits, elles reviennent sous la forme de grosses sources chaudes comme à Chaudes-Aigues, au Mont-Dore, à Saint-Laurent-les-Bains, mais c’est l’exception. Le plus souvent ces vapeurs ont à passer par de longs et étroits tuyaux rocheux qu’elles décomposent plus ou moins, et les eaux alcalines ou ferrugineuses qui en résultent sourdent en filets plus nombreux, mais d’un débit restreint, ce qui est le cas de l’ensemble des sources du Vivarais. A ce propos, si l’on veut me permettre d’exprimer, en passant, une opinion toute personnelle, je dirai que parmi les causes de l’action des eaux minérales en général, mais surtout des eaux thermales, la plus importante se trouve peut-être dans la modification en quelque sorte électrique qu’elles ont subie, plutôt que dans les sels que la chaleur souterraine a dissous.
Un mot de l’étymologie du Pilat : d’après quelques savants, Pilat viendrait de deux mots celtiques pi, hauteur, et lat, vaste, d’où les Latins auraient fait latus, et si l’on songe à la physionomie toute celtique des noms du Gier et du Furens ou Furand, étant admis que les noms géographiques sont ceux qui se conservent le mieux dans le langage des peuples, nous nous garderions de dire que ces savants ont tort (1).
Toutefois, d’autres savants, dont l’opinion nous semble encore plus vraisemblable, ne vont pas chercher si loin l’étymologie du Pilat et la trouvent tout simplement dans l’habitude, immémoriale chez les habitants des campagnes, d’observer les vapeurs qui couronnent parfois les sommets des montagnes pour y chercher un présage du temps. On appelait Montes pileati, c’est-à-dire monts coiffés, ceux que l’on voyait plus souvent que les autres prendre leur bonnet (pileum) de nuages. D’où sans doute le nom de Pilat resté à notre montagne, et de Pilate (pileatus mons) que porte encore une montagne, élevée de 2,300 mètres environ, qui se trouve sur les bords du lac de Lucerne. Il existe pour celle-ci un proverbe suisse ainsi conçu :
Si Pilate a son chapeau,
Le temps sera beau ;
S’il a son collier,
On peut se risquer ;
S’il a son épée,
Il vient une ondée.
Nous avons relevé ailleurs des dictons du même genre, en Vivarais, pour le Mezenc, le rocher de Sampzon et le pic de Blandine à l’Escrinet. Etait-il possible que le Pilat n’eût pas le sien ? Nous le demandâmes au chasseur, qui nous répondit aussitôt :
Si Pilat prend son chapeau,
Voyageur, prends ton manteau.
L’étymologie de Crêt est plus difficile. Le mot n’existe pas dans les dictionnaires et le Crêt ne ressemble nullement à une crête. Nous le livrons aux recherches des savants étymologistes du Forez.