Voyage humoristique, politique et philosophique au mont Pilat

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XI

La médecine du bon air

Le Gier. – L’aqueduc romain du Pilat. – Le système métrique il y a dix-huit siècles. – L’or des rivières. – Les inondations et le reboisement des montagnes. – Le Sanatorium du Pilat. – La malpropreté des paysans. – Le fermier de la Grange. – L’utilité des puces.

Le Gier, après avoir fait le saut, coule un peu radouci, dans la belle vallée qui conduit à Saint-Chamond, et reçoit près de cette ville le Janon, qui vient de Terrenoire. Après quoi, pour justifier sans doute ceux qui, préférant les racines grecques et latines aux étymologies celtiques, font venir son nom du grec gurêmô (je tourne), ou du latin girare, d’où viendrait encore Liger (la Loire), il tourne brusquement au nord-est et se laisse canaliser sur une longueur de 21 kilomètres, jusqu’à Rive-de-Gier et Givors. Son parcours total est de 45 kilomètres. La vallée du Gier sépare la chaîne du Pilat de celle de Riverie.

C’est le Gier qui fournissait autrefois, du moins en partie, l’eau potable nécessaire aux habitants du vieux Lugdunum. Peut-être le Pilat était-il alors plus boisé qu’aujourd’hui. Le poète Seytre prétend que les Lyonnais ont dégénéré depuis qu’ils boivent du vin bleu des vallées et de l’eau tiède de la Saône, au lieu des ondes pures et vivifiantes du Pilat.

On sait que Lyon, fondé par les Romains, quarante-quatre ans avant J.-C., sur le rocher de Fourvière, au-dessus de la bourgade gauloise de Condate, située au confluent du Rhône et de la Saône, ne tarda pas à devenir la vraie capitale de la Gaule. Vers l’an 98 après J.-C., Trajan y fit bâtir le Forum, auquel la montagne de Fourvière doit son nom (Fourviel, traduction de Forum vetus).

Une preuve de l’importance promptement acquise par la ville de Lyon se trouve dans ses anciens aqueducs, dont divers mémoires font connaître exactement le parcours. Le plus considérable, celui du mont Pilat, conduisait à Lyon les eaux du Gier, prises à une demi-lieue en amont de Saint-Chamond, dans la direction de Saint-Genis, Mornant, Chaponost et Sainte-Foy, pour aboutir à Fourvière. Cet ouvrage, qui a laissé de nombreux vestiges, dont quelques-uns ont été classés au nombre des monuments historiques du département du Rhône, est le plus prodigieux peut-être de tous ceux que les Romains ont réalisés dans l’ancienne Gaule. Il avait 75 kilomètres de longueur, avec une pente de 80 centimètres par kilomètre, tandis que l’aqueduc Marcia, le plus important de Rome, n’avait pas plus de 33 kilomètres. On y a reconnu 35 ponts et 4 siphons, et l’on a calculé qu’arrivé sur le plateau de Fourvière, il débitait 20,000 mètres cubes par 24 heures.

L’aqueduc de la Brévenne, dont le point de départ était un ruisseau de l’Orgeole, en fournissait à peu près autant. On a estimé, sur cette base, que Lyon pouvait avoir alors de 50 à 60,000 habitants. En 1887, on a trouvé près du village de Chagnon une pierre reproduisant une ordonnance de l’empereur Adrien, relative à une branche de captage dépendant du système hydraulique du mont Pilat.

Il y avait un autre aqueduc, qui amenait dans la cité gauloise, située au-dessous de la ville romaine, les eaux du Rhône filtrées, et dont le débit pouvait être de 200,000 mètres cubes par jour ; mais on suppose qu’on n’ouvrait les vannes pour cette masse d’eau qu’à l’époque des grandes assemblées gauloises ou des marchés, et qu’en temps ordinaire les eaux de source captées sur le parcours suffisaient aux besoins de la population. Une observation fort curieuse a été faite par M. Gabut dans cette dernière construction. On y trouve, en effet, l’application d’une mesure que l’on pouvait croire beaucoup plus moderne, celle du mètre. Faut-il espérer, avec l’auteur de la remarquable étude publiée dans la Revue du Lyonnais, qu’on trouvera un jour la preuve que les astronomes égyptiens avaient mesuré la terre et qu’ils avaient déduit de leurs opérations, bien avant les savants du XVIIIe siècle, le système métrique à l’aide du système décimal ? Nous n’oserions pas aller jusque là, mais ce qui est bien certain, c’est que les Romains possédaient parfaitement la science des lois de l’hydraulique et du mouvement de l’eau dans les tuyaux. Il résulterait même des découvertes faites en 1883, dans les travaux de captage des eaux de source pour Naples, que les Etrusques les connaissaient avant eux. M. de Gasparin, dans son mémoire couronné par l’Académie de Lyon en 1855, dit que les plus habiles ingénieurs ne feraient pas mieux aujourd’hui que leurs prédécesseurs de l’aqueduc du mont Pilat. Ce colossal ouvrage daterait, selon M. de Gasparin, du IIIe siècle de notre ère, c’est-à-dire d’une époque où la ville de Lyon était déjà assez riche pour en payer les frais ; mais M. Gabut suppose avec assez de raison qu’il faut y voir plutôt un effet de la munificence d’Auguste, désireux de se rallier les populations conquises, et par conséquent que l’aqueduc du Pilat, aussi bien que celui de la Brevenne, remonte au premier siècle après J.-C (1).

Les légions romaines étaient alors employées à ces entreprises merveilleuses, devant lesquelles on est invinciblement amené à penser que les Romains, bien que l’économie politique ne fût pas encore inventée, en comprenaient mieux que nous les principes essentiels. Quelle transformation pourrait rapidement s’opérer dans notre pays, si l’on utilisait l’armée pour des travaux productifs et quelle puissance morale, quel prestige européen, quelle force défensive n’acquerrait pas aussitôt le gouvernement qui aurait l’intelligence et le courage de prendre cette noble initiative !

Du Choul nous apprend que le Gier roulait des paillettes d’or et raconte comment opéraient les orpailleurs de son temps sur cette rivière et sur le Rhône. On disait alors que ce métal, en France, se trouvait principalement dans les cours d’eau du genre masculin. M. Seytre de la Charbouze croit à l’avenir aurifère du Gier. Je ne puis partager cette confiance et, s’il en était besoin, j’engagerais vivement les riverains du Gier à ne pas perdre leur temps et leur peine à chercher les paillettes problématiques qui ont ébloui l’honorable Forézien que je viens de citer : jamais l’or du Gier ne vaudra son eau. Du Choul constatait déjà que les orpailleurs faisaient rarement fortune, en ajoutant qu’ils auraient plus de profit à cultiver et tailler leur vigne.

Notons ici, en passant, un extrait curieux du livre de la Tourette d’où il résulte qu’on avait déjà pressenti à cette époque la véritable formation des dépôts aurifères. M. Guettard, le même qui a signalé le premier les volcans éteints de l’Auvergne, faisait observer, dès 1761, d’après les observations de M. Pailhès, changeur pour le roi à Pamiers, « que les rivières aurifères ne tirent pas l’or, comme on l’a cru, immédiatement de l’intérieur des montagnes où elles ont leur source, mais qu’il se rencontre sur leur cours, dans les terrains qui avoisinent les rivages et dans lesquels il aurait été apporté et déposé très anciennement, lors des grandes révolutions du globe ». M. de la Tourette en conclut que si l’on ne trouve plus de paillettes d’or sur les bords du Rhône et du Gier, cela vient probablement de ce que leurs eaux, dont le cours est fort changeant, ont abandonné les terrains aurifères qu’elles traversaient autrefois.

Il serait plus juste de conclure que les dépôts formés lors des grandes révolutions du globe étant épuisés dans tous les pays anciennement habités, il n’est pas étonnant qu’il faille aujourd’hui aller chercher l’or dans les pays nouveaux. L’Erieux et le Chassezac dans l’Ardèche, la Cèze dans le Gard et d’autres rivières des Cévennes roulent aussi des paillettes d’or ; mais partout le métier est devenu ni peu productif qu’il a été abandonné (2). Comme preuve des qualités aurifères du Chassezac, on peut citer une découverte tout récemment faite dans cette vallée : il s’agit d’une pépite d’or, pesant 543 grammes, trouvée au village des Avols, commune de Gravières, dans un terrain situé à une centaine de mètres au-dessus du lit actuel de la rivière. Cette pépite a figuré à l’Exposition universelle de 1889. C’est la plus grosse qui ait été trouvée en France.

Papire Masson cite aussi le Chenevalet, un affluent du Gier, comme rivière aurifère.

Le massif du mont Pilat est, pour trois ou quatre départements, ce que les Alpes sont pour l’Europe centrale, c’est-à-dire le grand réservoir aérien, la source vitale où les hommes puisent la santé, les terres la fécondité, et l’industrie l’activité. Mais cette source serait bien autrement puissante si les hommes voulaient s’en donner la peine, c’est-à-dire s’ils parvenaient à s’entendre pour boiser cette belle montagne. Ils feraient ainsi économie à la fois d’inondations et de barrages, car le Pilat, changé en éponge, préviendrait les unes et deviendrait le plus vaste, le moins dispendieux et le mieux équilibré des barrages.

Qu’arrive-t-il en France chaque fois qu’une inondation vient ravager une partie du pays ? Il arrive ce que nous avons vu dans la région de Largentière en 1878. Un torrent, ordinairement inoffensif, s’était subitement élevé à un niveau jusqu’alors inconnu et avait failli emporter la basse ville. Tout le monde se prit aussitôt d’un beau zèle pour le reboisement, en qui l’on vit avec raison le meilleur et même le seul moyen de prévenir de nouveaux désastres. Et comme on était en France sous l’impression de quelques autres inondations récentes, ce fut un refrain d’un bout du pays à l’autre pour chanter en chœur : Reboisons ! Reboisons ! Cela dura deux ou trois semaines, puis personne n’y pensa plus.

Le reboisement continue de s’opérer comme s’opérait l’envoi de renforts au Tonkin sous le ministère Ferry, c’est-à-dire que l’on reboise juste assez pour que l’eau ait quelque chose de plus à emporter quand le moment viendra. Et il en sera ainsi jusqu’à la nouvelle inondation, où l’on chantera encore : Reboisons ! pour ne pas faire plus que devant.

Si l’on joint à d’autres traits de ce genre notre humeur variable et changeante en politique, on est bien forcé de reconnaître que nous ne sommes pas sans avoir un peu mérité la réputation de peuple léger et frivole entre tous, que nous ont faite les autres peuples de l’Europe, dont quelques-uns, d’ailleurs, ne valent pas mieux que nous sous ce rapport.

M. Seytre de la Charbouze, dans son Voyage au Mont Pilat, conseille de faire de cette montagne une sorte de Sanatorium, omme ceux que les étrangers, mieux avisés que nous, ont établi Ischl, en Autriche, et sur différents points des Alpes. Il parait qu’on guérit une foule de maladies à Ischl par un traitement des plus primitifs à l’extérieur, des bains d’eau salée et des douches ; à l’intérieur, le petit lait, les fraises et le lait caillé.

Un de nos jeunes médecins de l’Ardèche, le docteur Pouzet fils (de Privas), a appelé récemment l’attention du monde médical sur les succès obtenus pour la guérison des phthisiques à l’établissement de Falkenstein, sur le Taunus, situé à 400 mètres d’altitude, où le docteur Dettweiler soigne ses malades par la vie au grand air, l’alimentation et le repos (3).

Le Pilat et nos montagnes de l’Ardèche sont dans les meilleures conditions d’altitude pour ce genre de médication, car ici comme partout il y a une mesure à garder, et nous conseillerions à bien peu de personnes les stations de Davos (Grisons), Saint-Moritz et Samaden (Engadine), attendu qu’au-dessus de 2,000 ou même 1,800 mètres, l’anémie est à craindre. Au fond, l’idée de cette médication n’est pas nouvelle ; peut-être a-telle été empruntée à J.-J. Rousseau, car l’illustre écrivain dit quelque part dans la Nouvelle Héloïse « que des bains de l’air salubre et bienfaisant des montagnes sont peut-être un des grands remèdes de la médecine et de la morale ». Nous y applaudissons d’autant plus volontiers que nous avons nous-même proposé quelque chose de semblable pour le Tanargue (4). Mais ce n’est pas tout que de donner un bon conseil à ses concitoyens ; il faut encore trouver qui les suive. Bien des gens sans doute ne vont pas bien, parce que les médecins n’ont pas su reconnaître ou guérir leur mal ; mais un bien plus grand nombre ne guérissent pas, simplement parce qu’ils ne suivent pas les ordonnances des médecins, ni même celles du simple bon sens. Et c’est un peu la faute des tendances générales de notre temps, du libéralisme qui a pénétré même dans le domaine de la santé. On a tant pris l’habitude de ne se gêner en rien, qu’on ne veut pas s’assujettir à la tyrannie des tisanes, et surtout du régime et des abstentions de tout genre qui constituent le nerf de l’art de guérir. Et voilà pourquoi nous avons grand’peur que les cafés et théâtres de Lyon et de Saint-Etienne, voire même les alcazars et cabarets d’Annonay, continuent à avoir beaucoup plus de chalands que le Sanatorium du Pilat.

Pour le succès des sanatoria sur nos sommets montagneux, il faudrait aussi un changement complet dans certaines habitudes locales. Ce que Seytre dit de la malpropreté des paysans du Forez n’est que trop applicable à ceux du Vivarais. On peut voir dans le Voyage en France d’Arthur Young en 1789, que ce défaut ne date pas d’aujourd’hui ; chacun sait que nos paysans en général se soignent moins bien qu’on ne soigne les animaux en Suisse et en Angleterre.

Nous faisons grâce à nos lecteurs des réflexions de lord Socrate et de miss Diana sur ce sujet parce qu’elles pourraient leur paraître trop dures mais tous ceux qui ont voyagé en Suisse peuvent se les figurer en se rappelant le confortable et la propreté minutieuse des hôtels de ce pays comparés à l’état sordide des auberges de nos villages et à la propreté médiocre de la plupart des hôtels du Midi.

On a vu que la Grange de Pilat n’était rien moins qu’un séjour alléchant du temps de Rousseau. Ses fermiers successifs n’ont eu garde de renoncer à de si vieilles traditions. D’ailleurs presque tous les visiteurs appartenant au pays étaient fort peu exigeants sous ce rapport. Pendant la belle saison, la Jasserie est ordinairement bondée d’amateurs le samedi soir ; aussi n’est-on pas sûr d’y avoir un lit, à moins de le retenir d’avance. Il paraît que, sous le précédent fermier, tous les visiteurs, venus de Saint-Etienne ou d’ailleurs, n’étaient pas la fleur des pois et que la Grange a vu plus d’une partie de débauche. Le fermier actuel semble avoir été mis là pour y maintenir plus sévèrement l’ordre et la décence. Il s’appelle Raudon et est fort intelligent. C’est un amateur de montagne, à tel point qu’avant d’être fermier à la Jasserie, il était venu s’y mettre en pension et fauchait les prés pour l’amour de l’art.

Le domaine a appartenu pendant bien longtemps à la famille de Montdragon, qui le vendit à M. de Rochetaillée vers 1872. Depuis lors, la Grange est un peu plus habitable pour les touristes. Il y avait, lors de notre visite, huit ou dix personnes de Lyon, venues pour respirer le bon air et échapper à la fumée, au bruit et aux importuns. M. de Rochetaillée a donc réalisé déjà en partie l’idée de M. Seytre sur le Sanatorium du Pilat.

L’alcôve et les placards de la chambre du seigneur à la Grange étaient, il n’y a pas encore bien longtemps, noircis d’écritures et de dessins. M. Seytre cite Mme de Staël, Michaud, Berchoux et Jules Janin parmi les visiteurs dont on y voyait les noms mais les réparations, conséquence inévitable des changements de propriétaires et de fermiers, ont fait disparaître toutes ces traces du passé.

Un souvenir mémorable conservé à la Grange est celui de la fameuse excursion lyonnaise de 1835, qu’a racontée M. Hénon dans la Revue du Lyonnais de cette époque. On vint une trentaine, dont presque moitié de dames. On passa par le Planil et le Saut du Gier, et on fut surpris vers ces parages par un orage qui arrosa de la belle manière toute la compagnie, mais sans lui rien ôter de sa bonne humeur. On se sécha comme on put à la Grange ; on mangea gaîment les provisions qu’on avait apportées, puis les dames furent entassées dans les chambres, et les hommes s’accommodèrent de leur mieux dans le foin. Il parait que, des deux côtés, il fallut s’escrimer contre la redoutable petite bête dont parle Boileau :

Du repos des humains implacable ennemie,
Rendant tous les amants envieux de son sort,
Qui se nourrit de sang et sait trouver la vie
Dans les bras de celui qui recherche sa mort.

– Ceux qui prétendent que toute bête a nécessairement, son utilité, dit Chabourdin, devraient bien nous expliquer à quelle fin les puces ont été créées et mises au monde.

– Je me suis demandé cela plus d’une fois, dit le chasseur, en voyant mon chien se démener comme un diable sous leurs piqûres. Mais comme cela ne l’a jamais empêché de se bien porter comme je le vois, lui et les autres animaux qu’affectionnent tous ces suceurs de sang, exempt de bon nombre de maladies qui nous affligent ; vu, d’autre part, que les gens de la campagne se rapprochent singulièrement de mon chien sous le rapport du commerce avec les puces et de la bonne santé, je me demande si ces petites bêtes, par leurs excitations sur la peau, par les innombrables petites saignées qu’elles opèrent, ne sont pas des médecins d’une espèce particulière, destinés à suppléer à l’ignorance des uns et à contrebalancer la mauvaise hygiène des autres. On nous dit qu’autrefois la Faculté abusait de la saignée et qu’aujourd’hui elle n’en use pas assez. Heureusement les puces, les punaises, les moustiques et autres guérisseurs minuscules, sont là. – Qu’en dites-vous, docteur ?

  1. Voir sur les anciens aqueducs lyonnais les mémoires de Delorme, Flacheron, du général Andréossy, de M. de Gasparin et surtout la récente étude de M. Gabut dans la Revue du Lyonnais.
  2. Voir sur les rivières aurifères de l’Ardèche notre Voyage dans le Midi de l’Ardèche, p. 196.
  3. Bulletin médical du 25 juillet 1888. – Voir aussi dans le numéro du 24 octobre 1888 l’article du docteur Pouzet, intitulé De la fenêtre ouverte pendant la nuit dans le traitement de la phthisie.
  4. Voyage autour de Valgorge. Privas, 1879.