Voyage humoristique, politique et philosophique au mont Pilat

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XII

Les souvenirs d’une ancienne excursion

De Serrières à Saint-Chamond. – Les Lavieu et les Saint-Priest. – L’industrie de la soie à Saint-Chamond. – La Valla et ses anciens seigneurs. – Les Frères de Marie et les Frères de Viviers. – M. Vernet. – Le Dorley et Doizieu. – Le palais des Fées au Breuil. – Rive-de-Gier et les anciennes verreries. – Le canal de Givors. – Le maréchal Suchet. – La chartreuse de Sainte-Croix. – L’abbé Jacques.

Une jolie course que nous recommandons aux gens obèses, comme le meilleur remède à leur infirmité, est celle qu’on peut faire de Serrières à Saint-Chamond en traversant tout le massif du Pilat. Nous l’avons effectuée aux temps de notre jeunesse, avec notre ami Henri Gard, d’Annonay, la gibecière au flanc et le bâton de voyageur à la main. On monte à Maclas, à Véranne, à Cubusson, puis on continue vers l’ouest en laissant à droite le pic des Trois-Dents, dont une des pointes est surmontée par la croix que l’on aperçoit du Rhône. Cette croix, qui est en maçonnerie, regarde quatre communes différentes, et l’on prétend que les limites des quatre communes viennent se rejoindre à ses pieds. On laisse à gauche le Crêt de la Perdrix et l’on descend à la Jasserie, où le beurre, les œufs et le pain bis furent trouvés, par nos estomacs de vingt ans, encore meilleurs qu’aujourd’hui.

En dix heures nous étions arrivés à Saint-Chamond, la grande cité industrielle de la vallée du Gier. Toutes les cheminées d’usines fumaient à qui mieux mieux. Le travail battait son plein, parce qu’on s’occupait moins alors de politique. Saint-Chamond a précédé Saint-Etienne dans les industries de la rubanerie, du moulinage des soies et de la clouterie. Cette ville est bien plus agréable que Rive-de-Gier, non pas parce qu’on y engraisse des dindes avec des noix, gibier de basse-cour fort apprécié des gastronomes, mais à cause de la fraîcheur de la vallée, dont les parfums balsamiques, descendant des prairies d’en haut, mêlés à l’âcre senteur des noyers, forment une sorte d’éventail perpétuel contre les odeurs malsaines des résidus industriels.

L’ancien château de Chevrières, résidence des marquis de Saint-Chamond, est depuis longtemps détruit. Nous étions alors peu ferré sur l’histoire locale, et notre ami Henri Gard nous raconta le rôle considérable joué par la famille de Saint-Chamond dans les guerres religieuses, et les terribles épreuves que les protestants, aussi bien que les catholiques d’Annonay, eurent à subir du fait de deux de ses membres.

La famille de Lavieu, la plus vieille de la contrée, porta un certain temps la couronne vicomtale du Forez. Elle possédait Saint-Chamond avec tous les châteaux de l’ancien Jarez, c’est-à-dire, de la région qui s’étend entre Saint-Etienne, Givors et les sommets du Pilat.

Briand de Lavieu reçut, en 1170, la seigneurie de Saint-Chamond de Guy, comte de Forez. Gaudemard de Lavieu, qui le premier prit le nom de Jarez, octroya des libertés à ses sujets de Saint-Chamond en 1224 et s’allia aux Roussillon d’Annonay en épousant Béatrix, fille de Guillaume de Roussillon, celle qui fonda, en 1280, la Chartreuse de Sainte-Croix sur une terre achetée à Artaud de Lavieu.

Un mariage fit passer la seigneurie de Jarez à la maison d’Urgel, qui prit le nom de Saint-Priest. En 1334, Briand d’Urgel épousait Delphine, fille de Guy II, baron de Tournon. En 1497, Jean d’Urgel de Saint-Priest prenait aussi une femme dans la maison de Tournon ; il en eut, entre autres enfants, Christophe de Saint-Chamond et Jean de Saint-Romain, destinés à figurer à la tête de troupes ennemies dans les guerres religieuses.

Christophe n’avait qu’une fille, qui avait pris le voile ; son père la fit sortir du couvent pour perpétuer sa race, en lui faisant épouser Jean Mitte de Chevrières, qui fut un ardent ligueur. Des Chevrières, le marquisat de Saint-Chamond passa par mariage aux comtes de la Vieuville, et par achat, en 1768, à la maison de Montdragon.

L’industrie de la soie est très ancienne à Saint-Chamond ; on prétend que le moulinage de ce fil précieux y aurait été apporté de Bologne au XIVe siècle : mais alors on connaissait donc dans le pays l’éducation du ver à soie ? Dans ce cas, il en serait du mûrier comme de la pomme de terre, le premier aussi antérieur dans le pays à Olivier de Serres que la seconde l’est à Parmentier. La chose, après tout, n’a rien d’impossible. Toutes les industries et cultures nouvelles ont des commencements modestes, et la façon dont Olivier de Serres parle lui-même de l’éducation des vers et de la culture du mûrier dans son Théâtre d’agriculture, permet fort bien de supposer que depuis longtemps l’une et l’autre n’étaient pas inconnues dans nos contrées. On trouvera plus loin, à propos de Pélussin, toutes les données connues sur l’introduction de l’industrie de la soie en Vivarais et dans le Forez.

Saint-Chamond est une ville essentiellement industrielle. On y fabrique force quincaillerie et rubans. L’industrie des lacets de souliers y date de 1808. Les cheminées d’usines qui se dressent de tous côtés sont l’enseigne significative de la puissante activité de cette région elles sont parlantes pour qui a l’esprit sain elles demandent la stabilité dans l’intérêt des affaires et par conséquent des ouvriers eux-mêmes, qui sont toujours les premiers à pâtir des stagnations du commerce et de l’industrie, lesquelles sont le résultat inévitable des révolutions. Malheureusement, ces braves ouvriers sont toujours disposés à chauffer d’autres fumées que celles de leurs cheminées. O bon suffrage universel, que de couleuvres tu avaleras avant de t’apercevoir que tu n’es qu’une bête ! Il n’y aurait encore que demi-mal si le suffrage universel n’avait pas femme et enfants, et si toutes ses bévues ne se traduisaient point par des soucis et des privations dont souffrent surtout de pauvres innocents. On se demande, à ce triste spectacle, sans cesse renouvelé, si ceux qui soutiennent que le bonheur du peuple ne peut jamais se faire que malgré lui ne sont pas dans le vrai. Je me hâte de reconnaître que cette théorie prête à bien des abus. Tout cela prouve tout au moins que le bon sens n’est pas le fait habituel de la nature humaine.

Notre excursion de la vingtième année avec Henri Gard se continua le lendemain par une visite à la Valla, où nous retrouvâmes de nombreux souvenirs du Vivarais.

Ce village, anciennement appelé Toil, a une église dédiée à saint Andéol, l’apôtre du Vivarais. De plus, c’était un fief de la maison de Tournon, et son ancienne église paraît avoir été élevée en 1185 aux frais de Guillaume Ier, seigneur de Tournon. Elle fut agrandie en 1442. La nouvelle n’a été construite que vers 1848. Son clocher carré, orné d’une belle flèche, possède cinq cloches données par les seigneurs de Tournon au XVIe siècle.

Mulsant raconte que, pendant la Révolution, un commissaire national fut envoyé de Saint-Etienne pour s’emparer de ces cloches. Les habitants de l’endroit le reçurent fort bien et le firent boire encore mieux, si bien qu’il s’en alla en clochant fort, mais en oubliant les cloches.

Les bois de la Valla appartenaient aux Tournon, tandis que les bois de Doizieu étaient la propriété des Lavieu.

En 1497, Jacques de Tournon benevisa (c’est-à-dire accorda sans redevance et sans limite de durée) ses bois de la Valla aux habitants de la paroisse. En 1786, il fallut partager ces bois entre les habitants pour empêcher leur destruction totale.

Près de la Valla, nous visitâmes Notre-Dame de l’Ermitage, où un modeste vicaire de l’endroit, M. Champagnat, installa vers 1824 la société d’enseignement religieux appelée l’Institut des Petits Frères de Marie qu’il venait de fonder. C’est là que l’abbé Champagnat est mort en 1840. Après lui, les Frères de Saint-Paul-Trois-Châteaux et les Frères de Viviers fusionnèrent avec cet Institut, qui a été transporté depuis à Saint-Genis-Laval (1).

Les Frères de Viviers dont il est ici question avaient été institués, en 1803, par le vénérable abbé Vernet qui, sous le titre de grand-vicaire de l’archevêque de Vienne, fut le véritable évêque de Viviers pendant la Révolution, et à qui revient l’honneur d’avoir restauré le culte catholique dans l’Ardèche après la Terreur.

Les Frères de Viviers avaient commencé à Thueytz, sous le nom de Frères de l’instruction chrétienne. L’abbé Boisson fut le premier directeur de cet institut, qui se transporta à Lablachère et fut autorisé, en 1825, par une ordonnance royale. Dans la pensée de M. Vernet, l’instruction n’était qu’un côté de l’œuvre ; le but principal était l’éducation des enfants orphelins, pauvres et abandonnés. M. Vernet voulait aller à la racine de beaucoup de maux en recueillant les petits mendiants pour les élever chrétiennement, les accoutumer au travail et même leur procurer un état pour les rendre utiles à la société. C’est ce que les orphelinats agricoles ont plus ou moins réalisé depuis ; mais ses efforts échouèrent ; les Frères n’étant liés par aucun vœu, beaucoup désertèrent une fois formés. Un bien petit nombre étaient restés fidèles à leur vocation première quand Mgr Guibert les fondit avec les Petits-Frères-de-Marie.

De la Valla, dont le barrage n’existait pas, puisqu’il date seulement de 1870, nous fîmes une course folle vers Fontclaire, où est la source du ruisseau appelé jadis Doise (Doibius dans du Choul) et qui porte aujourd’hui le nom de Dorley mais le premier est mieux justifié par celui du principal village de la vallée, qui est Doizieu.

Jean Pélisson parle, dans son manuscrit, de la rivière de Doizieu qu’on ne peut partout passer « à cause des gourds qui sont en plusieurs vallées ». Ce mot de gourds est encore employé dans le Bas-Vivarais pour désigner les endroits profonds des rivières. Le village de Doizieu présente un aspect des plus pittoresques : ses maisons échelonnées sur le penchant du coteau, ses jardins suspendus avec leurs arbustes odorants et le ruisseau clair et bruyant qui coule au bas, nous donnèrent alors l’idée d’une sorte d’Eden champêtre. Ses habitants ont mérité cet éloge de du Choul : Religione clari homines opibus infimi. Ailleurs, l’auteur de la Description du Pilat dit que leur esprit est moins grossier que leurs vêtements. Il décrit leurs mœurs et particulièrement leurs danses. Pour peindre la misère générale du pays, du Choul dit qu’il nourrit plus libéralement les sapins que les hommes, qu’il y a plus de pâturages que de blé.

Mulsant, assistant à la messe à Doizieu, fut témoin d’un de ces vieux usages qui caractérisaient les mœurs religieuses d’autrefois ; après l’Evangile, le prêtre descendit jusque près de la table de communion, un crucifix à la main, en conviant ceux qui pleuraient un membre de leur famille, à venir considérer l’image de l’homme-Dieu et à apprendre, à la vue du spectacle douloureux de ses souffrances, à porter leur croix avec résignation.

La vieille croix gothique de la place, qui porte la date de 1547, fut donnée à la paroisse par Louis de Laire, seigneur du lieu. Sa hauteur est de quatre mètres au-dessus de la table ; sur le croisillon sont représentés d’un côté le Christ, de l’autre la Vierge, tenant son fils sur l’un des côtés de la tige, Notre-Dame-des-Douleurs, et au pied, saint Laurent, patron de Doizieu.

Nous dînâmes dans un cabaret, où l’on nous servit, je crois, des truites de Dorley, qui, naturellement, sont excellentes, vu la fraîcheur et la limpidité de ces eaux.

Il reste, au quartier de Doizieu, qu’on appelle Châteauvieux, une tour carrée, unique vestige du manoir féodal de l’ancien temps, dont on a fait une fabrique de soie. On raconte dans le pays beaucoup d’histoires de Sarrasins ; et, il est, en effet, à présumer que les Sarrasins, dans leur invasion du VIIIe siècle, ravagèrent le pays. M. Seytre a imaginé sur le château de Doizieu une légende dont le sire de Fernanches est le héros. Quelques données authentiques sur l’histoire locale auraient bien mieux fait notre affaire.

Nous visitâmes, dans ces parages, quelques endroits charmants, notamment la Terrasse et le Breuil. Ce dernier lieu est célèbre par son château des fées, que personne n’a jamais vu, mais qui est mentionné par Jean Pélisson et par du Choul. Celui-ci dit même que de son temps on en voyait encore les ruines. On montre aussi aussi au Breuil des caves des Sarrasins.

De là, nous allâmes à Rive-de-Gier, dont les verreries sont célèbres depuis 1788. Ce lieu fut pillé par les routiers en 1362.

Givors, qui est à l’embouchure du Gier sur le Rhône, est un entrepôt important de planches, de fers et de houille. Il y a aussi des verreries qui remontent au milieu du siècle dernier et qui furent établies par les Robichon.

Les verreries étaient plus nombreuses autrefois qu’aujourd’hui. Dans le Vivarais, où il n’y en a plus une seule (abstraction faite de celle qu’on vient d’établir à la Bégude, près Vals-les-Bains), elles n’étaient pas rares. Au XIVe siècle, il y en avait une à la Champ-Raphaël et une autre à Burzet, et il parait que là, comme ailleurs, cette industrie conférait la noblesse car nous trouvons le titre de noble donné au verrier de la Champ-Raphaël, qui s’appelait Salvatge, et celui de Burzet a été la tige de la noble famille de Veyrier, qui a eu pendant longtemps la seigneurie de l’endroit. La facilité des communications a graduellement tué toutes ces petites industries locales, en ne laissant subsister que celles qui étaient placées dans les conditions les plus favorables et dont la disparition des autres a naturellement étendu le champ d’exploitation.

Le canal de Rive-de-Gier au Rhône est le produit avorté d’une grande idée. L’ingénieur lyonnais Aléon de Varcours ne voutlai pas seulement canaliser une partie du Gier, mais relier le Rhône à la Loire par un canal du Forez. Il soumit son projet, en 1751, au gouvernement d’alors mais il rencontra tant de difficultés pour son exécution qu’il y renonça.

Un horloger de Lyon, François Zacharie, poursuivit la même idée et fut autorisé en 1761 à en tenter la réalisation pour la partie comprise entre Givors et Rive-de-Gier. Zacharie y dépensa beaucoup d’argent et mourut de misère en 1768. Son fils, ayant obtenu une concession plus étendue en 1770, forma une nouvelle compagnie et parvint à terminer le canal en 1780. Les eaux du Gier étant insuffisantes en été, on fit le petit bassin de Couzon, qui n’a été terminé que sous la Restauration. On y lit l’inscription suivante sur une plaque de marbre :

Exhaustis tribuit lacus ille canalibus undas
Navigiisque refert quam negat amnis opem.

L’idée de prolonger le canal jusqu’à la Loire fut alors abandonnée et on l’appela le canal de Givors. Il donna de beaux dividendes jusqu’au jour où les chemins de fer vinrent l’écraser (2).

L’histoire de Givors rappelle trois faits d’armes du temps de la Ligue, où figurent des capitaines du Vivarais.

En 1590, le colonel d’Ornano, le père du futur seigneur d’Aubenas, y fut battu et fait prisonnier par le baron de Senecey, gouverneur de la Bourgogne pour le comte de Nemours, et en mars 1591 Chambaud essaya vainement d’en déloger les ligueurs ; c’est Lesdiguières qui prit la place l’année suivante.

En 1594, d’Ornano s’empara de Givors pour le roi mais le duc de Nemours le reprit la même année.

Mulsant raconte que le domaine de Jurary, qui est de ce côté, près de Trêves, et qui est un ancien fief de la famille du Choul, servit d’asile, dans les jours orageux de la Terreur, à celui qui devait être le duc d’Albuféra (3). La famille Suchet était de Largentière (Ardèche), où sa filiation a été relevée sur les registres paroissiaux depuis 1600. Le père et l’oncle du maréchal y étaient négociants en soie et avaient une filature à Bouteille, quartier voisin de la commune de Chassiers. Quelque temps avant la Révolution, le père du maréchal habitait Lyon, et c’est là que celui-ci naquit le 2 mars 1772. Il fut nommé capitaine d’une compagnie franche de l’Ardèche le 12 mai 1793 et passa, le 20 septembre suivant, chef du 4e bataillon de l’Ardèche, qu’il conduisit presque aussitôt au siège de Toulon.

Suchet figura malheureusement, l’année d’après, dans l’horrible massacre de Bédoin (Vaucluse) et fut dénoncé à cette occasion par la société de Carpentras. Le 14 août de cette année, la société populaire d’Aubenas, en signalant à la Convention divers terroristes y comprenait Suchet, comme étant l’agent de Maigret et comme ayant mis à feu et à sang la commune de Bédoin. Nous ignorons si c’est à cet incident qu’il faut rattacher le séjour de Suchet à Jurary.

En remontant la rivière de Couzon, on arrive à Pavezin, où se trouve la Chartreuse de Sainte-Croix, fondée en 1280 par Béatrix de Roussillon. Cette noble dame, devenue prématurément veuve en 1277, refusa tous les partis qui se présentaient et ne voulut chercher de consolations que dans la piété. D’après la légende rapportée par Chorier, elle vit un jour en songe une croix et des étoiles. A son réveil, la vision reparut et la conduisit jusqu’à Pavezin. Là, elle trouva des gens qui avaient eu aussi leur vision, puisqu’ils savaient qu’elle venait pour fonder un monastère, et qui lui offrirent leurs services pour cette pieuse entreprise. L’acte de fondation de la Chartreuse de Sainte-Croix, qui porte la date du 12 février 1280, a été publié par le Laboureur, dans les Mazures de l’île Barbe. La fondatrice fut enterrée en 1306 à la Chartreuse de Sainte-Croix. Un demi-siècle après (le 10 mars 1364), Aymard de Roussillon, le fameux seigneur d’Annonay, complice des Anglais et du roi de Navarre, venait y faire son testament et y fut aussi enterré.

Cet établissement possédait des biens considérables, entre autres le Grand-Bois. La tradition des bienfaits des Chartreux s’est conservée dans le pays. Ces religieux ont été remplacés dans le vieil édifice par une foule de petits ménages. Il y a là certainement plus de vie et de mouvement qu’autrefois ; le bruit moderne a succédé au recueillement monacal ; au lieu des lentes psalmodies, on entend les cris des enfants et les querelles des femmes, et c’est une vraie fourmilière qui a pris possession du sanctuaire et des cellules (4).

Nous allâmes coucher le même soir à Condrieu, où nous remémorâmes longuement, dans une chambre d’auberge, les splendeurs naturelles que nous avions admirées en route, et les impressions de toutes sortes que ce pittoresque voyage nous avait fait éprouver.

Mon ami Henri Gard alla, l’année suivante, faire son cours de droit à Grenoble, mais il y fut beaucoup moins assidu à l’école de droit qu’à la bibliothèque, où l’entraînait une véritable passion pour les manuscrits illustrés du Moyen-Age. Il passa néanmoins avec une grande facilité tous ses examens, car il était d’une intelligence rare. Reçu avocat, il vint à Lyon, où, comme à Grenoble, il fréquenta beaucoup plus la bibliothèque que le palais. Il était d’une rare érudition pour son âge, sans compter un sens artistique des plus développés ; mais une preuve qu’il n’était pas fait comme les autres, c’est qu’il alla un matin réveiller un de ses camarades, étudiant en médecine, pour lui demander à brûle-pourpoint ce qu’il pensait de l’immortalité de l’âme.

L’autre lui répondit, furieux, que l’on ne s’occupait pas de cela à l’école de médecine et qu’on le laissât dormir.

Henri Gard alla un peu plus tard à Paris, où l’éditeur Curmer l’employa pour ses magnifiques éditions des Heures d’Anne de Bretagne et des Evangiles, dont presque toutes les vignettes sont de lui.

Mon ami Henri Gard est parti, il y a huit ans, pour le grand voyage que nous ferons tous et dont personne ne revient raconter les impressions aux feuilles de son département. Tandis que les hommes d’esprit s’en vont, les Chabourdin restent, et leur règne n’est pas près de finir. Nous avions oublié le nôtre par cette petite envolée dans le passé, quand nous l’entendîmes discuter avec nos compagnons au sujet de ce que pouvait être un personnage que l’on apercevait là haut vers le sommet du Crêt de la Perdrix, comme une colonne noire se profilant dans le ciel bleu.

– C’est un chasseur, disait Chabourdin.

– C’est un botaniste, pensait lord Socrate.

– Il me semble, dit un moment après miss Diana, distinguer une robe noire. Le botaniste doit être un prêtre.

– Nous le saurons bientôt, dis-je, car il vient évidemment du côté de la Grange.

C’était, en effet, un prêtre et un botaniste, et une heure après nous étions heureux, le chasseur et moi, de reconnaître en lui le savant et digne abbé Jacques, notre ancien professeur de rhétorique, et l’un des hommes les plus distingués qui aient passé dans les collèges de notre pays.

  1. Mulsant, t. 2, p. 54 à 63.
  2. Mulsant. Souvenirs du Mont Pilat, t. 1, p. 60, et t. 2, p. 42.
  3. Mulsant. Souvenirs du Mont Pilat, t. 1, p. 76.
  4. L’opuscule de M. Vachez sur la baronnie de Riverie contient une gravure de la Chartreuse de Sainte-Croix, d’après une peinture qui existait à la Grande-Chartreuse. M. Vachez a réuni tous les éléments de l’histoire de cet établissement religieux, et nous espérons qu’il ne tardera pas à compléter son travail et à le publier.