Voyage humoristique, politique et philosophique au mont Pilat

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XIV

Les bêtes du Pilat

Une couvée de perdrix. – Le loup. – Poules et dindons. – Le renard et autres pirates à queue touffue. – Le struggle for life chez les hommes et chez les bêtes. – L’hermine et le lièvre blanc. – Les écureuils. – Les oiseaux et les insectes du Pilat. – Les empoisonneurs de rivières et la coupable indulgence des tribunaux.

Notre seconde journée au Pilat se passa à courir les belles prairies qui entourent les sommets chauves de la montagne. Nous partîmes à l’aube en suivant la lisière des bois.

– Chut ! dit soudainement miss Diana, en arrêtant d’un geste toute la caravane.

Et elle nous montra derrière une haie une couvée de perdrix que le père et la mère conduisaient : le père en tête, quêtant pour sa progéniture des insectes et des herbes, qu’il distribuait équitablement, et la mère sur le côté, comme un chien de garde, surveillant toute la bande. On ne saurait imaginer de plus gracieux tableau que celui de ces gentilles bêtes trottinant avec de petits gloussements, tout en becquettant les chenilles, les vers ou les fourmis, et buvant les gouttes de rosée suspendues aux graminées. Oh ! comme je regrettais à ce moment de ne pas connaître la langue des oiseaux !

– Est-ce que vous auriez le cœur de tuer ce père et cette mère de famille ? dit l’Anglaise au chasseur.

– Il est bien fâcheux, répondit celui-ci, que vous ne puissiez pas inspirer ces mêmes sentiments de pitié au renard et à ses compères.

La zoologie du Pilat offre beaucoup moins d’intérêt que sa flore, par la raison bien simple que les fauves et les bêtes rares ont disparu ou sont devenus introuvables, en raison des routes plus nombreuses qui sillonnent ce massif de montagnes et l’ont ouvert complètement à l’action de l’homme. Les actes du XVe siècle y constatent la présence de cerfs et de sangliers, ce qui était aussi le cas du Vivarais. Il y a longtemps que les cerfs ont disparu et probablement aussi les sangliers ; mais ceux-ci étaient encore nombreux au siècle dernier, puisque, d’après le témoignage de Mulsant, plusieurs habitants possèdent de nos jours de grosses clochettes dont leurs pères se servaient pour effrayer ces animaux et les éloigner de leurs plantations. La Tourette parle aussi de chevreuils et même de chamois. Peut-être y avait-il encore des ours au XIVe siècle, puisqu’on en trouvait alors en Auvergne : il résulte, en effet, de documents signalés récemment, par Siméon Luce, que de petits ours étaient envoyés en cadeau, de Clermont et du Puy, au duc de Berry, gouverneur du Languedoc à cette époque.

Au sujet des loups, il faut citer ce passage d’une lettre que le curé de Saint-Romain-Lachalm, près de Dunières, écrivait à Dom Bourotte vers 1760 :

« Le pays est sauvage : les loups y trouvent encore le moyen de se mettre à l’abri des coups de fusil. »

Chabourdin nous montra dans le Guide Joanne, qui était son Evangile de voyage, que « le loup et le renard se rencontrent quelquefois sur le Pilat ».

– Que peuvent-ils bien se dire ? dit l’abbé en souriant.

Je demandai au chasseur s’il y avait réellement des loups au Pilat.

– On peut répondre, dit celui-ci, qu’il y en a et qu’il n’y en a pas. Pour ma part, je n’en ai jamais vu et M. Seytre de la Charbouze en parle d’une façon prouvant au moins qu’ils y sont rares. Or, il est essentiel de noter que le loup n’est pas une bête domiciliée comme le renard, et, de plus, que c’est un terrible marcheur. Il se peut fort bien qu’abandonnant parfois les régions plus sauvages de l’Auvergne, il fasse des apparitions au Pilat, mais je doute fort qu’il y prolonge son séjour, car le Pilat ne possède plus de recoins assez sauvages pour le cacher. Vous savez que le loup peut courir une journée entière sans être rendu. Il va toujours droit devant lui si on l’a manqué au départ, c’est fini, on ne l’atteint plus.

Pour le renard, c’est autre chose ; ces animaux sont très nombreux au Pilat. On raconte dans un livre qu’ils se mettent à deux pour chasser, l’un rabattant le gibier sur l’autre, et celui-ci, quand il a manqué la proie, recevant une correction des pattes du rabatteur et se justifiant, au moins par gestes, de sa maladresse. Je regrette de n’avoir pu vérifier l’exactitude du fait, mais il n’a rien d’impossible. Le renard est un rusé coquin qui mérite les chasses à courre dont il est l’objet en Angleterre et qui, par la prodigieuse quantité de gibier qu’il détruit, justifie l’animadversion spéciale dont le poursuivent nos chasseurs français.

Mais ce qui abonde encore plus que les renards au Pilat, ce sont les fouines à gorge blanche, les martres à collier jaune, les putois gris et les belettes rousses et tous ensemble, outre le gibier détruit, prélèvent une dime fort respectable sur les poulaillers de nos montagnards.

– Je supplie miss Diana, ajouta le chasseur d’un ton légèrement narquois, de ne pas trop s’attendrir sur le sort des poules. Peut-être ne connait-elle pas la manière dont ces bêtes pratiquent la charité entre elles. Quand une d’elles, par un accident quelconque, est blessée, les autres, comme rendues folles par la vue du sang, se jettent sur elle et l’achèvent avec une véritable férocité. Qui ignore leurs querelles de perchoir ? Si l’on n’avait pas la précaution de placer toutes les barres à la même hauteur, elles s’entretueraient toutes, car c’est à qui perchera le plus haut, et aucune ne veut céder.

Il n’y a que les dindons de plus imbéciles à ce point de vue que les poules. C’est pour cela qu’à mon avis on peut les manger les uns et les autres sans remords.

– Mais, dit miss Diana, que diriez-vous si on appliquait ce même raisonnement aux hommes, car ce désir de percher haut n’est pas inconnu non plus parmi eux ?

– Vous avez raison, répondit le chasseur. Aussi la puissance inconnue qui joue vis-à-vis de l’espèce humaine le rôle que les hommes et les renards jouent vis-à-vis des poulets et des dindons, ne s’en fait-elle pas faute, et il ne faut pas réfléchir beaucoup pour voir que l’ambition et le reste font parmi nous de nombreuses victimes.

Tout s’enchaîne dans ce monde, continua le chasseur : les bois et les riches prairies, ce qui est le fait des altitudes de douze à quinze cents mètres, quand le sol s’y prête, favorisent naturellement l’accroissement du gibier, en même temps qu’ils enrichissent les fermiers, dont les basses-cours bien fournies alimentent à leur tour la nombreuse tribu des pirates à queue touffue ; mais ceux-ci seraient encore plus nombreux sans la concurrence des chasseurs qui, par la guerre qu’ils font aux lapins, aux lièvres et aux perdrix, les seules pièces de leur plomb au Pilat, restreignent le garde-manger de leurs ennemis et les empêchent de se multiplier outre mesure.

Le lièvre ne se laisse pas trop surprendre par les bêtes puantes, mais le lapin est un grand nigaud dont celles-ci font leur festin habituel ; autant de tués par les chasseurs, autant d’enlevés à la gueule du renard ou de la fouine. Encore un fait, que je supplie miss Diana de prendre en considération, pour qu’elle accorde quelque indulgence à ceux de mes confrères en Saint-Hubert qui ne se bornent pas, comme moi, à chasser le renard. Malgré tout cela, il serait bon de restreindre la chasse dans de plus sévères limites. Aujourd’hui, l’extension du braconnage menace l’existence même des espèces. En temps de neige, c’est un massacre général. Ma conclusion est que les chasseurs de la Loire, du Rhône et de l’Ardèche feraient bien d’imiter leurs confrères de la Haute-Loire, de la Côte-d’Or, et je crois aussi du Puy-de-Dôme, qui se sont formés en syndicats pour la protection du gibier et son repeuplement.

– La protection du gibier par les chasseurs : cela fait rêver ! observa l’Anglais.

– Pourquoi, dit miss Diana s’adressant à l’abbé, les hommes n’appliqueraient-ils pas vis-à-vis des bêtes les maximes de l’Evangile ?

L’abbé ne répondit pas.

Struggle for life ! murmura Chabourdin, enchanté de pouvoir placer un mot anglais dans la conversation. La lutte pour la vie, voilà la grande loi de la nature.

– La lutte pour la vie, répliqua vivement la jeune Anglaise, peut être un fait inévitable entre les bêtes, mais ce n’est pas un principe digne de régir les rapports des hommes entre eux, et même les rapports de l’homme avec les bêtes.

– Il me semble, dit lord Socrate, qu’on a généralement mal compris en France la pensée de notre illustre compatriote Darwin. C’est bien à tort, en tout cas, qu’on en fait une sorte de Père de l’Eglise matérialiste, un apologiste du règne de la force et un initiateur des théories transformistes qui vont jusqu’à faire du singe l’ancêtre de l’homme.

L’Origine des espèces est un ouvrage rempli de faits précieux et de savantes observations sur les conditions de la vie des végétaux et des animaux et sur les lois qui président à leur développement. Mais la lutte pour la vie n’y figure pas autrement que comme un fait visible et inéluctable dans un monde qui n’est nullement de la compétence de la morale humaine. Chercher dans les us et coutumes des végétaux et des animaux une excuse aux abus de la force est une idée qui n’est jamais entrée dans la tête de Darwin. On pourrait croire plutôt qu’en traçant les lois brutales auxquelles obéit le monde inintelligent, il a voulu faire ressortir l’abîme qui nous en sépare moralement et montrer que l’espèce humaine, qui est accessible aux idées supérieures de justice, de droit et de devoir, doit se conduire d’après d’autres vues que celles qui règnent dans le royaume des bêtes.

– C’est bien cela, dit l’abbé. Et il n’y a qu’à renverser les termes de l’adage qui exprime la loi de la vie parmi les êtres inférieurs pour trouver la règle sublime de notre espèce : Life for struggle ; ce qui veut dire que la vie a été donnée à l’homme pour la lutte, le travail et la souffrance.

Je demandai au chasseur s’il avait vu l’hermine dont parle La Tourette comme étant une variété de belette d’un gris fauve avec le bout de la queue noire on dit qu’elle est blanche seulement en dessous pendant l’été, puis qu’elle devient complètement blanche pendant l’hiver. Le lièvre du Pilat deviendrait aussi tout blanc pendant l’hiver.

Le chasseur avoua n’avoir jamais vu de ses yeux ni la belette blanche, ni le lièvre blanc, mais, en raison de témoignages assez nombreux, il ne mettait pas en doute leur existence.

L’hermine est très commune dans les pays du Nord et assez rare dans nos climats tempérés. On dit que dans le Nord elle saute dans l’oreille de l’ours ou de l’élan, s’y accroche et se repait de leur sang. Elle surprendrait de la même manière les aigles et les coqs de bruyère.

Dans nos pays, la belette est appelée Moustelle, du latin Mustela. Elle croque bien des poulets et des pigeons, mais elle rend, d’autre part, de vrais services aux cultivateurs par la prodigieuse quantité de taupes et de mulots qu’elle détruit ; aussi le chasseur déclara que, tout bien considéré, on pouvait hésiter à lui tirer dessus.

L’écureuil est fort abondant dans les bois du Pilat. Ce joli petit quadrupède, qui niche sur les arbres comme les oiseaux, est assez difficile à tirer, parce qu’il sait se mettre à l’abri des chasseurs en tournant autour des branches, dont il se fait une sorte de bouclier, procédé de défense que connaît aussi le chat sauvage. Au reste, ses grands ennemis ne sont pas dans l’espèce humaine, mais dans les fouines et les oiseaux de proie. L’écureuil a reçu, comme la fourmi, le don de prévoyance, car il fait sa provision de noisettes, glands ou faînes pour l’hiver.

– Comme j’aimerais à voir un écureuil dans sa liberté des bois ! dit miss Diana.

– Rien de plus facile, dit le chasseur. Il s’avança dans la sapinière, en regardant attentivement au pied des arbres. Au bout de quelques minutes, il nous montra des débris de pommes de pins répandus sur le sol. Les écureuils ont diné là haut, dit-il ; mais ces restes de leur repas remontent à deux ou trois jours. Un peu plus loin, nous vîmes d’autres débris du même genre, mais plus frais. Pour le coup, dit le chasseur, il y a au moins un écureuil là haut. Tout le monde regarda attentivement et fouilla les hauteurs de l’arbre, mais sans rien apercevoir. Chabourdin semblait railler du regard la science du chasseur.

– Vous allez voir, dit celui-ci, que je ne me trompe pas.

Et saisissant une grosse pierre, il se mit à en frapper vigoureusement le tronc de l’arbre.

Presqu’aussitôt, on vit apparaître deux écureuils qui se mirent en devoir de descendre, mais qui, en nous apercevant, coururent effarés sur les plus hautes branches d’où, par une voltige des plus hardies, ils parvinrent à passer sur les arbres voisins.

Nous les suivîmes de l’œil. Soudain apparut une buse qui guettait les écureuils et se précipita sur eux.

Le chasseur consulta du regard miss Diana, tout en s’apprêtant à tirer sur l’oiseau de proie. Diana, très embarrassée, détourna les yeux, ne voulant pas avoir sur la conscience le meurtre d’un oiseau quelconque. Elle revint promptement à elle, comprenant que c’était un cas de légitime défense de l’écureuil, et fit signe au chasseur de tirer mais, bien que tout ceci se fût passé avec une rapidité extraordinaire, il était déjà trop tard la buse avait emporté un des écureuils, et elle était hors de la portée du fusil.

Les ornithologistes cherchent surtout au Pilat le bec-croisé qui mange les graines des cônes de sapins ; mais l’espèce en est devenue rare, si même elle n’a pas complètement disparu.

Les oiseaux du Pilat, comme ailleurs sans doute, sont doués d’un sens particulier qui leur fait reconnaître leurs ennemis. Ils ont un petit cri d’avertissement, quand ils aperçoivent le renard ou la fouine, et l’accompagnent quelquefois par bandes à grand bruit, comme vous l’avez vu au plateau de la Barbanche. Jamais ils ne s’émeuvent en voyant le lièvre, le lapin ou d’autres pacifiques rongeurs. Le corbeau forme une sorte de société aérienne qui a probablement ses chefs et, dans tous les cas, qui se protège par des sentinelles, ce qui rend fort malaisé de le tirer : ceux qui le tirent ont d’ailleurs grand tort, car si sa voix n’est pas plus harmonieuse que du temps de La Fontaine, c’est, au moins, un très estimable croque-mort, méritant la gratitude des vivants.

L’abbé nous dit que les entomologistes trouvaient au Pilat les plus beaux papillons de la contrée, l’Apollon, l’Eurydice, l’Aglaé, tout un Olympe de riches lépidoptères, sans parler des buprestes dorés, des taupins au corsage métallique, des lyques au manteau d’écarlate, des longicornes verts, des chrysomèles à la cuirasse jaune et d’une foule d’autres insectes aux joyeuses couleurs, dont Mulsant fait le portrait et conte si bien l’histoire. Il est à noter que les insectes des bois et des prairies sont plus richement parés sur les hauteurs que dans le bas pays, peut-être comme compensation à la brièveté de leur existence.

Quant aux poissons, ils ne diffèrent pas de ceux du Vivarais, c’est-à-dire que la truite règne sans rivale dans les eaux fraîches des hauteurs, dans le Dorley, dans le Furens au-dessus du barrage de Rochetaillée, et dans le Gier et ses affluents au-dessus de Saint-Chamond. Plus bas, on pêche des anguilles, des barbeaux et autres poissons blancs.

Il paraît que les paysans du Pilat ne valent pas mieux que ceux du Vivarais, au point de vue de la conservation du poisson des rivières. M. Seytre de la Charbouze proteste vivement contre l’empoisonnement des truites de Dorley et demande des peines sévères contre les coupables. Il y a une quinzaine d’années que je fais entendre, en Vivarais, les mêmes protestations dans chacun de mes Voyages, mais je ne m’aperçois pas que la police des eaux soit mieux faite, ni que les tribunaux soient devenus plus sévères.

Le spirituel écrivain du Temps, M. de Cherville, a plus d’une fois indiqué la source du mal : les empoisonneurs sont des électeurs, et il n’est pas sans inconvénient, par ce temps de politique à outrance, de mécontenter un électeur, au moins quand cet électeur est un bon républicain.