Voyage humoristique, politique et philosophique au mont Pilat

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XV

Sur les cîmes

La Divinité sur les hauteurs. – L’ermitage de la Madeleine et le P. Jean Bruzeau. – La chapelle de Saint-Sabin. – L’alchémille des Alpes. – Les rebouteurs. – La médecine et les miracles. – Une nouvelle étymologie du Pilat. – L’homme primitif de la grange de Bote. – Les Trois-Dents. – L’Aillon. – Pélussin et Virieu. – Les origines de la filature et du moulinage de la soie en Forez et en Vivarais. – Les Sarrasins, premiers mineurs de nos contrées. – La vallée de Malleval. – Les routes du Pilat. – Condrieu.

Heureux ceux que leur destinée n’enchaîne pas dans ces repaires enfumés et malsains qu’on appelle des villes, ceux qui respirent l’air pur et vivifiant des hautes régions, fussent-ils ermites ou gardes-forestiers ! Pour moi, j’ai la nostalgie des altitudes qui dépassent mille mètres, du ciel bleu, des prairies embaumées, des eaux limpides et bruyantes, toutes choses dont nous n’avons, dans les plaines et les vallées, que le simulacre. Je passerais volontiers, même un hiver, à la Grange du Pilat, si les exigences de la vie ne s’y opposaient pas. Comme on pourrait y philosopher à l’aise, sans crainte des distractions de tous genres, inévitables dans le tourbillon qui a la prétention de s’appeler le monde civilisé ! Et quel enchantement au retour du printemps, quand la nature se réveille de son sommeil de six mois, plus belle, plus parfumée et plus vivante que jamais !

C’est bien ici la région des hauts lieux, mirabilis in altis Dominus, dont parle la Bible. Il semble qu’il ne manque qu’un Moïse pour s’y entretenir face à face avec Jéhovah et redescendre dans la plaine avec les Tables de la Loi, dont le besoin se fait terriblement sentir aujourd’hui.

Le gui manque, vu qu’il n’y a pas de chênes et qu’en fait de Velledas nous n’avons aperçu que des bergères rappelant fort peu celles de l’Astrée ; mais nos ancêtres, dont l’esprit ne ressemblait pas à celui de nos commis-voyageurs, montaient sans doute sur le Pilat pour s’y entretenir avec Teutatès dans les éclats du tonnerre et consulter les fées à la source du Gier, et non, comme les Gagas modernes, pour aller festiver à la Grange. Saint Augustin dit que la religion des Gaulois est celle qui s’est le plus rapprochée de la religion chrétienne. On peut voir au Pilat des traces du vieux culte dans les croix et chapelles établies à une époque postérieure, suivant le constant usage du christianisme de se substituer directement et sur les lieux mêmes aux anciennes divinités païennes.

Il y a une chapelle de Notre-Dame de Leutre au-dessus de la Valla, les ruines d’un ermitage à la Madeleine au nord, et enfin la chapelle de Saint-Sabin au sud.

Les ruines de la chapelle de la Madeleine sont à un kilomètre au-dessous de l’arête d’Airemont, à l’ouest de Pélussin ; on y va encore le lundi des Rogations invoquer la pluie ou le beau temps. L’ermitage de la Madeleine a été habité quelques années par le vénérable prêtre Jean Bruzeau, fondateur de la communauté des ermites de Saint-Montan (1).

La biographie de ce saint personnage, imprimée au Bourg-Saint-Andéol en 1788, nous apprend qu’après avoir étudié sous le fameux prévôt de l’île Barbe, le Laboureur, il reçut les ordres sacrés de la main de Mgr de Neufville, archevêque de Lyon. Quittant alors la communauté d’ermites du Mont-Cindre, il se retira à l’ermitage de la Madeleine, où le Père Paul de Givaudan restait seul. « Celui-ci, dit son biographe, le reçut comme un ange descendu du ciel et le pria d’exercer la charge de supérieur de la maison. La communauté s’accrut successivement de deux Frères, puis de trois, ce qui porta le total à sept. Cette petite congrégation, animée par les instructions et les exemples de son chef, marchait à grands pas dans la voie de la perfection religieuse : elle prenait pour modèle les anciens solitaires d’Egypte et les copiait parfaitement. On employait à la lecture, à l’oraison et aux conférences spirituelles la plus grande partie du temps ; l’autre partie était destinée aux ouvrages manuels. N’ayant point de biens-fonds et le travail des mains ne suffisant pas pour fournir à leur subsistance, les Frères étaient obligés de faire la quête et de vivre en partie d’aumônes. L’air de simplicité qu’ils portaient dans le monde leur en procurait d’abondantes et ils en assistaient les autres pauvres. Ils ne se bornaient pas à l’aumône corporelle, ils faisaient encore l’aumône spirituelle en visitant et consolant les affligés, en instruisant les ignorants des lieux circonvoisins et en faisant la correction aux pécheurs ; bientôt ils répandirent la bonne odeur de Jésus-Christ dans tout le pays, et on ne parlait partout que des austérités, des prières et des charités de la Madeleine de Pilat. »

Ailleurs il est dit que le P. Jean Bruzeau se contentait pour l’ordinaire, dans ses repas, d’un peu de pain, d’ail et de sel qu’il ne buvait presque pas de vin, mais qu’il faisait servir à ses Frères des racines et des herbes, quelquefois des choux et du fromage… « Les saints solitaires de la Trappe, qui venaient d’embrasser l’étroite observance, ne vivaient pas plus austèrement qu’eux. » La vertu du P. Bruzeau ne l’empêcha pas d’être en butte à des tracasseries de plus d’un genre ; il fut calomnié, insulté et eut à soutenir un procès que lui fit un gentilhomme du voisinage. La maladie couronna cette série d’épreuves. Il fut atteint d’une violente fluxion aux yeux à laquelle succéda la cataracte. C’est alors qu’il fit vœu d’aller à un pèlerinage de Saint-Joseph fort en vogue dans le Midi, et c’est dans ce voyage que lui vint, en passant à Viviers, l’idée de se fixer en Vivarais et d’y établir une autre communauté d’ermites. Les lettres patentes de l’évêque de Viviers, qui l’autorisèrent à s’établir dans ce diocèse et approuvèrent son institut, sont en date du 1er juin 1674. Le Père Bruzeau paraît avoir passé une dizaine d’années à la Madeleine de Pilat.

La chapelle de Saint-Sabin, qui dépend de la commune de Véranne, est restée un but de pèlerinage populaire. On y va surtout le lundi de la Pentecôte ; on prie le saint pour la réussite des vers à soie ; on y conduit les animaux pour les conserver en santé.

L’alchémille des Alpes, ou pied de lion, aux fleurs vertes et aux feuilles argentées, dite autrefois herbe des sorciers, est appelée ici l’herbe de Saint-Sabin, et chaque pèlerin en apporte un bouquet au logis, comme on rapporte de l’église, le dimanche des Rameaux, une touffe de buis bénit. La chapelle de Saint-Sabin est fort ancienne puisqu’il en est question dans l’opuscule de du Choul et dans le manuscrit de Jean Pélisson. Le premier, qui était un homme de sens, se borne à dire qu’il n’en dira rien : « De oraculo D. Sabini, cum constans non sit fama, non est hominis ingenui aliquid incerti refferre. »

Le second rapporte gravement que le saint ermite Sabin aurait converti Ponce-Pilate.

Ce qui est plus certain, c’est qu’en 1317 la chapelle en question fut un objet de discussion entre Gaudemard de la Barge et les comtes du Forez. Le bâtiment actuel date seulement de 1683.

La renommée médicale de l’endroit a été continuée par une famille de rebouteurs célèbres. Les paysans sont convaincus que tous les membres de cette famille ont le don de raccommoder ou de remettre en place les membres cassés ou luxés, et ils accourent chez les Odouard sans que ceux-ci aient besoin, comme nos spécialistes des grandes villes, de payer des réclames aux journaux. Dans toute la région d’Annonay, l’expression d’aller à Saint-Sabin signifie qu’on va chez le rebouteur.

Laurent Odouard, mort récemment, avait d’ailleurs dérobé au saint, non seulement sa faculté de guérir, mais son propre nom, puisqu’il n’était connu que sous le nom de Saint-Sabin. Pendant plus de cinquante ans, ce brave homme, dont Seytre de la Charbouze fait un si drôle de portrait (2), a exercé ses fonctions de rebouteur, protégé par sa grande renommée et par l’affection des populations voisines contre les petites tracasseries de la Faculté. Les habitants de la contrée lui offrirent même un jour, par souscription publique, une médaille d’or. Quand il mourut, en janvier 1887, une autre souscription publique produisit quelques milliers de francs qui ont servi à lui élever un monument au cimetière de Colombier et un buste en bronze sur la place publique. Plus de cinq mille personnes assistaient à l’inauguration du monument, qui fut faite, le 8 mai suivant, par les maires de Colombier, de la Valla et de Saint-Julien-Molin-Molette. La fanfare de Saint-Julien se distingua par les morceaux de choix dont elle agrémenta la fête, et des discours superbes furent prononcés à la louange du défunt. Le monument se compose d’une colonne-piédestal en pierre, exécutée par M. Bovet d’Annonay, surmontée du buste d’Odouard, œuvre de M. Girardet de Lyon, le tout entouré d’un grillage en fer.

Notre visite à Saint-Sabin amena naturellement la conversation sur les rebouteurs et les guérisseurs des campagnes.

Lord Socrate nous raconta l’histoire d’un célèbre rebouteur anglais nommé Hutton, qui n’avait jamais étudié, mais qui avait l’instinct de la charpente humaine et à qui la Providence avait donné un poignet exceptionnellement solide et des doigts énormes, longs, d’une sensibilité extrême, qui palpaient pour ainsi dire l’intérieur du corps et savaient dextrement en relever les défauts. Les Hutton, comme les Odouard, exerçaient de père en fils, ce qui est le cas de la plupart des rebouteurs.

A cette heure, le rebouteur le plus célèbre en Europe est un Hollandais nommé Metzer, ancien garçon boucher, qui, d’ailleurs, a eu le bon esprit d’ajouter à ses facultés naturelles les études régulières et est docteur en son pays. Celui-là s’est fait une spécialité du massage, et l’on a vu recourir à ses soins bien des princes, princesses et même des souverains et des souveraines qui, paraît-il, ne s’en sont pas mal trouvés.

Dans le Bas-Vivarais, nous avions un curé fort habile et dont la renommée n’était pas moindre que celle de Saint-Sabin. Pendant un demi-siècle, tous les estropiés de trente lieues à la ronde sont venus se faire raccommoder chez Anjolras, le curé de Barnas, et il est certain que ce digne prêtre, vu sa grande expérience des fractures et luxations, les traitait ordinairement fort bien. Il est probable qu’il en a été de même de Saint-Sabin. Mais pour quelques rebouteurs de race, combien qui estropient définitivement leurs clients !

– Remarquez, dit l’abbé, que pendant des siècles, la médecine a été un art purement empirique, comme celui des rebouteurs. Croyez-vous qu’on mourut davantage autrefois qu’aujourd’hui ?

– A dire vrai, répondis-je, je crois qu’on mourait tout aussi bien, mais pas davantage, sauf, bien entendu, les circonstances exceptionnelles de guerre, de famine et d’épidémie, parce qu’une plus grande simplicité de mœurs, des habitudes de vie en plein air, des ascendants moins ébranlés au physique et au moral, contrebalançaient l’absence ou les erreurs des médecins du temps ; en quoi il faut reconnaître la sollicitude de la Providence, qui met partout quelque compensation. Mais il est permis de penser que si le monde, avec ses vices actuels, surtout le monde nerveux des villes et des hautes classes, était livré aux médicastres d’autrefois, il serait encore plus malade qu’il ne l’est.

L’abbé reconnut que la médecine avait progressé en général, en faisant observer toutefois qu’elle avait peut-être reculé à certain point de vue, puisque les médecins d’aujourd’hui paraissent moins comprendre que leurs prédécesseurs, les énormes ressources que peuvent fournir les forces morales, surtout la foi religieuse, qui est la plus grande de toutes, et qu’ils se privent ainsi, bien gratuitement, d’un des moyens les plus efficaces contre une foule de maladies. Et voilà pourquoi, dit-il, on voit si souvent d’ignorants guérisseurs, habiles seulement à manier cette force, réussir là où les plus habiles disciples d’Hippocrate ont échoué. Chabourdin intervint pour dire :

– C’est aussi de cette manière, je pense, M. l’abbé, qu’il faut expliquer les miracles qui se font à Lourdes, à la Louvesc et autres lieux de pèlerinage.

– Libre à vous, M. Chabourdin, répondit l’abbé, de les expliquer de cette façon. Je vous ferai observer seulement que si, comme il le semble jusqu’ici, la foi scientifique s’est montrée incapable d’enfanter les prodiges que produit la foi religieuse, cela n’est pas une raison de dénigrer celle-ci et surtout de prétendre obliger le monde à y renoncer.

– Je vous avoue, M. l’abbé, dis-je alors, que j’ai été longtemps sans pouvoir admettre les miracles. Un mot du philosophe allemand Feuerbach m’avait séduit : Un miracle, dit-il, est une déviation essentielle des lois de la nature ; vous ne connaissez pas les lois de la nature : ne parlez pas de miracles ! Depuis, j’ai réfléchi que le point de départ de ce raisonnement manquait de solidité. Quand les miracles, ou du moins les faits extraordinaires que nous appelons ainsi, sont bien constatés, pourquoi, en effet, supposer que Dieu les a permis comme une déviation des lois de la nature, plutôt que comme l’accomplissement d’une loi encore ignorée par nous ?

– Pour moi, dit Chabourdin, en m’interpellant directement, je me demande comment la médecine s’arrange avec le principe de sélection qui préside à la vie des espèces ; car si elle guérit, comme on le soutient, plus de malades qu’autrefois, qui sauve-t-elle en définitive ? Des rachitiques, des scrofuleux, ce qu’on appellerait dans le monde hippique de mauvais reproducteurs. Est-ce qu’elle ne contribue pas ainsi à l’abâtardissement, à la dégénérescence de la race, au profit de quelques individus ? Perpétuer les sources des misères humaines enprolongeant les phthisiques, les rhumatisants et consorts, n’est-ce pas entraver l’œuvre de la Nature, qui tend à éliminer ce qui ne vaut rien pour ne laisser subsister que les germes vigoureux ? N’est-ce pas enfin un résultat dont il n’y a guère lieu de s’applaudir ?

L’Anglais protesta contre cette nouvelle interprétation abusive de la pensée de Darwin et fit observer qu’il n’était pas d’une saine logique de prendre des observations de faits recueillies dans le monde des végétaux et des animaux, pour les transformer en principes de morale à l’usage des hommes.

– Dans tous les cas, répondis-je à Chabourdin, vous conviendrez vous-même que ce n’est pas à ce point de vue que la médecine peut se placer. Ce qui est permis à la Nature ne l’est pas à de pauvres ignorants comme nous, et nous serions par trop présomptueux de faire de la sélection comme elle. Notre mission consiste à guérir ou soulager les hommes, et, si nous contrarions ainsi une loi brutale du monde inintelligent, il est permis de penser que la loi morale à laquelle nous obéissons en est le contrepoids providentiel.

– C’est bien pensé, dit l’abbé.

– Et, ajouta miss Diana, c’est le vrai point de vue, car c’est le plus chrétien.

La légende de saint Sabin a fourni à l’imagination populaire une nouvelle étymologie du Pilat.

Saint Sabin, suivant les paysans de la contrée, avait un frère retiré dans une gorge profonde, près de Malleval. Les deux frères, malgré la distance qui les séparait, avaient le secret de se faire entendre. Saint Sabin cria un jour à son frère :

– Tzesse biou ma la vais (Malleval. – Tu es bien mal, là-bas.)

L’autre lui répondit :

– Tzesse biou pi la mou (Pilat). (Tu es bien pis, là-haut.)

De là l’origine de Pilat (3).

Cette explication est sans doute moins savante que celle qui recourt au celte pi et lat, mais elle l’emporte certainement en couleur locale et j’ajouterai bien bas, pour que les celtisants ne s’en formalisent pas : Je crois qu’au fond l’une ne vaut pas mieux que l’autre.

Des hauteurs de Saint-Sabin, l’abbé indiqua à lord Socrate le cours de la Deûme et la vallée profonde où est Annonay.

L’Anglais ôta son chapeau pour saluer la patrie des Montgolfier et de Marc Seguin.

Quand on va de la Jasserie au sommet des Trois-Dents, on rencontre la Grange de Bote. Il y avait là, autrefois, une chaumière où les ouvriers de la scierie voisine allaient prendre leur repas. Elle a été habitée par une sorte de sauvage dont Jean du Choul nous a laissé la description suivante :

« Celui qui vit là semble n’avoir rien de l’homme. D’une corpulence excessive, l’œil ardent, la chevelure en désordre, la barbe longue, l’extérieur malpropre, il est couvert de haillons, et sa poitrine toujours nue est si velue qu’on la prendrait pour le tronc mousseux d’un sapin. Ce colosse est très bavard, d’une physionomie plus étrange que douce et bienveillante. Ce vigoureux athlète au front renfrogné défie à la lutte les allants et les venants, en leur proposant un enjeu. Il lance, dit-on, des pierres avec une telle force qu’elles restent incrustées dans les arbres les plus durs. Atlas connaît seul le poids dont ses épaules peuvent se charger et Bacchus le vin qu’il peut engloutir en un repas. »

La roche des Trois-Dents est la saillie la plus méridionale du Pilat. C’est le bout d’une sorte de chapelet de cols et de crets qui s’élève à l’Aillon, puis redescend par la Trève-du-Loup, Airemont, Montvieux, Bourchani et Mouet, jusqu’à Condrieu. C’est la route des aigles et, du sommet de l’Aillon, on peut voir parfois ces oiseaux passer directement du département du Rhône dans celui de l’Ardèche sans toucher à la Loire, c’est-à-dire au massif montagneux du Pilat qui les sépare.

En contemplant, du sommet de l’Aillon, le cours du Rhône et la plaine du Dauphiné, nous nous demandions : Pourquoi le fleuve suit-il de si près le pied de Pilat et des montagnes du Vivarais ? La raison en est, à notre avis, dans le fait que les Alpes sont plus récemment et plus hautement soulevées que les Cévennes, d’où est résultée l’inclinaison de la plaine de l’est à l’ouest et, par suite, la plus forte dépression du côté des Cévennes. Que si celles-ci, ce qu’à Dieu ne plaise, venaient demain à se trémousser à leur tour pour imiter les Alpes, comme elles soulèveraient certainement avec elles la plus grande partie de la plaine du Rhône, il est probable qu’elles rejetteraient bien loin vers le pied des Alpes le lit du fleuve.

Une réflexion d’un autre genre nous vint en jetant les yeux à l’ouest et en songeant au grand nombre d’éminences ou de vallées que nous apercevions ou que nous avions parcourues, comprises dans ce mot de Pilat, lequel, pour le voyageur qui ne l’a vu que des bords du Rhône, représente une simple et unique hauteur, quelque chose comme le Mont-Valérien ou la butte Montmartre. Le Pilat est tout un petit monde, mais il faut, pour s’en convaincre, l’avoir parcouru. N’est-ce pas un peu ce qui arrive sur bien d’autres terrains ? Nos sens et notre intelligence, quands ils ne peuvent embrasser les objets, les raccourcissent à leur mesure. Nous ne voyons de prime abord dans beaucoup de questions qu’un seul problème, qu’un seul point de vue, et nous sommes tout étonnés quand l’expérience nous y fait ensuite découvrir une foule de complications et de détails, que nous ne soupçonnions même pas. Nous dédions cette réflexion aux Chabourdin de tous les pays, qui sont toujours prêts à réformer le monde d’un trait de plume ou à résoudre la question sociale d’un coup de langue.

L’Aillon, qui domine la chapelle de Saint-Sabin, doit à son rôle de grand baromètre de la contrée le nom d’Aiguille des laboureurs. C’est lui qui, pour la plupart des riverains du Rhône, représente le plus haut sommet du Pilat.

De Lyon, avec une lunette d’approche, on aperçoit la croix érigée sur ce sommet en 1867 par les quatre communes de Pélussin, Doizieu, Roizey et Véranne, dont les limites y aboutissent, et qui y ont inscrit leurs noms à côté de la pieuse inscription :

O Crux, ave, spes unica

De l’Aillon, on aperçoit très bien le barrage du Ternay, qui alimente l’industrie d’Annonay.

Près du pic des Trois-Dents, non loin de Saint-Sabin, on voit un gros mur circulaire de pierre sèche qui paraît fort ancien, mais dont il semble difficile de déterminer la date, même approximativement. Les celtisants y verront sans doute un oppidum gaulois, tandis que d’autres pourront n’y voir que les restes d’un camp de refuge et de défense, remontant simplement au XIVe siècle, ou même aux guerres religieuses du XVIe. Il existe un autre mur du même genre sur le point culminant du mont Bourchani, entre le col de Montvieux et celui de Pavezin. Des fouilles exécutées sur ces deux points pourraient seules, par les objets qu’on y découvrirait, nous apprendre l’origine de ces vénérables cailloux et leurs péripéties historiques.

Le canton de Pélussin, abrité au nord-ouest par le Pilat, peut être considéré comme le jardin du département de la Loire. Au bas sont les vignes et les fruits du Rivage, qui s’étendent de Limony à Condrieu, formant une partie du magnifique espalier qui fait de la rive droite du Rhône, d’Arles à Lyon, un verger incomparable. Au-dessus sont les châtaigniers, puis les sapins et les hêtres, et enfin les prairies.

Pélussin possédait une vieille église qui a été reconstruite, mais dont on a conservé la crypte, où l’on lisait, dit-on, la date de 881.

La seigneurie de la Valette, à Pélussin, fut achetée en 1778 par le marquis d’Agrain, premier président de la chambre des comptes de Dijon, qui l’a gardée jusqu’à la Révolution.

Il y a à Virieu les restes d’un château fort et une source ferrugineuse, dont l’eau est exploitée pour l’exportation.

L’industrie de la soie est fort ancienne à Pélussin et à Virieu, qui dépendait autrefois de Pélussin. On sait que Virieu et la Vallase disputent l’honneur des premiers moulinages de soie. Peut-être ont-elles raison toutes deux. Les registres de Virieu constatent l’existence de trois frères Benay (deux à Virieu et l’autre à la Valla) pendant la seconde moitié du XVIe siècle. C’est leur père, Pierre Benay, un émigré bolonais, qui aurait introduit à Virieu l’industrie de la soie. On trouve dans ces registres à la date de 1590, le baptême de Jean, fils d’Antoine Benay, fileur en soie.

La présence d’autres fileurs en soie est constatée à Virieu en 1610 et 1612.

Ces dates, sans parler de la tradition reçue à Saint-Chamond, d’après laquelle l’industrie de la soie aurait été apportée dans la contrée au XIVe siècle par un Gaiotti, de Bologne, établi d’abord à la Valla (4), sont un démenti à la tradition qui veut que l’industrie de la soie ait été introduite en France par des Italiens attirés par Colbert. Mais la tradition s’explique par le fait que Colbert en favorisa le développement d’une manière décisive. Il est certain que ce ministre contresigna, en septembre 1670, une ordonnance royale exemptant les ouvriers français et étrangers de toutes tailles, à la condition de travailler aux usines à soie des environs de Lyon et autres lieux, naturalisant les étrangers au bout de six ans de travail dans ces ateliers, les dispensant de l’impôt du logement des gens de guerre, accordant aux mouliniers le droit de prendre l’eau des rivières, sous réserve des droits acquis, etc.

Les premières fabriques de soie en Vivarais datent de cette époque. Jean Deydier, qui avait été un des élèves de Pierre Benay, lequel, dit-on, avait fondé ses premiers établissements près de Condrieu et à Fons près d’Aubenas (5), alla à Condrieu en 1671 étudier le mécanisme des moulins de Benay. Il alla ensuite à Neuville-sur-Saône étudier la filature établie par Lauro, un autre Italien. Jacques Deydier fonda une filature à Chomérac en 1675, puis une autre au Pont-d’Aubenas en 1676. Pierre Benay vint l’aider de ses conseils et de son expérience. Pierre Benay mourut en Vivarais et Jacques Deydier, dans une lettre écrite à son père en 1690, déplore la perte récente du compagnon de ses travaux. La filature du Pont-d’Aubenas fonctionna dès 1676 et fut remplacée au siècle suivant par des établissements plus importants (6).

Tout ceci s’applique à l’industrie du moulinage et de la filature de la soie. Quant à l’éducation des vers à soie, Olivier de Serres, dans son Théâtre d’Agriculture, en rattache l’introduction en France à l’expédition italienne de Charles VIII (1494). Quelques-uns des gentilshommes de la suite royale, ayant remarqué les avantages de l’éducation du ver à soie à Naples, en firent venir, après la guerre, des plants de mûriers. On désigne même la terre d’Allan, près de Montélimar, comme ayant eu les premiers mûriers plantés en France. Il est certain que du temps d’Olivier de Serres (son ouvrage a paru en 1599), le mûrier était cultivé dans divers endroits de la Provence, du Languedoc, du Dauphiné, de la principauté d’Orange et surtout du Comtat-Venaissin. « C’est là aussi, ajoute le grand agronome, qu’avec beaucoup de lustre, on voit la manufacture de la soie, et de jour à autre croit l’affection de planter des mûriers pour le profit assuré qui en revient. »

Saint-Julien-Molin-Molette est aussi une localité très ancienne. Elle possède une mine de plomb dont la concession fut donnée en 1707 à un Allemand appelé Blumenstein, dont les descendants l’ont exploitée pendant près d’un siècle. Cette mine n’est abandonnée que depuis 1831, comme toutes les autres mines de ce genre en Vivarais, le rendement du métal étant insuffisant à couvrir les frais d’exploitation.

Il y a à Saint-Julien une Roche sarrazine, ce qui, rapproché des appellations analogues que l’on retrouve dans la plupart des localités minières de nos contrées, est l’indice presque certain que toutes ces mines ont été primitivement exploitées par les Sarrazins, beaucoup plus forts sur cette industrie que nous ne l’étions nous-mêmes pendant la période du Moyen-Age.

A Largentière, le chef-lieu d’arrondissement de l’Ardèche dont les mines de plomb argentifère occasionnèrent de si longs démêlés entre les évêques de Viviers et les comtes de Toulouse, la tradition sarrazine se retrouv presque à chaque pas, et son empreinte a été si forte dans l’esprit de la population, que la partie basse de la ville, où s’ouvraient les puits des mines, porte encore de nos jours le nom de la Sarrazine, tandis que la partie haute, contiguë au vieux château, s’appelle la France.

La concession Blumenstein était formée par un triangle dont les trois pointes étaient Andance, Condrieu et le Bourg-Argental. Elle comprenait donc les filons de Brossainc dans l’Ardèche.

Il n’y a pas grand’chose à dire de Saint-Pierre-de-Bœuf et Chavanay, les deux communes, j’allais dire les deux pieds, par lesquelles le département de la Loire se baigne dans le Rhône, si ce n’est que de chacun de ces deux points partent des routes qui traversent le Pilat, la première reliant Chavanay à Saint-Chamond, la seconde reliant Saint-Pierre-de-Bœuf à Saint-Etienne, communiquant ensemble, du reste, entre Maclas et Pélussin et formant, avec la route de Saint-Etienne à Saint-Chamond, un large quadrilatère. Si l’on y ajoute la route de Saint-Etienne à Serrières par le Bourg-Argental et Annonay, et celle de Saint-Etienne à Givors par Saint-Chamond, formant avec la route du Rivage un immense triangle où se trouve compris le quadrilatère précédent, on reconnaîtra que le Pilat est une contrée exceptionnellement favorisée en raison de son caractère montagneux ; ce qui compense un peu l’anomalie de sa situation administrative. Il est évident qu’il eût été moins favorisé par les ingénieurs, s’il n’eût formé qu’une des extrémités du Rhône ou de l’Ardèche.

La vallée de Malleval, où s’engage la route de Saint-Chamond au sortir de Saint-Pierre-de-Bœuf, est très pittoresque. Les terrasses superposées sur les pentes rapides de la montagne montrent l’infatigable labeur des habitants. Le château a été détruit pendant les guerres religieuses. On montre à Malleval le rocher des pendus et le trou pratiqué dans le rocher où l’on plantait la potence.

Au-delà de Chavanay, en remontant le Rhône, on aperçoit Condrieu et Ampuis. Ce dernier, qui est un marché aux fruits et aux légumes de la ville de Lyon, était autrefois un fort avancé de Vienne. On y voit les ruines du château de la Garde. Son histoire du Moyen-Age rapporte que saint Eloi y guérit un démoniaque.

Condrieu était, avec Serrières, Andance et le Bourg-Saint-Andéol, une des grandes pépinières des mariniers du Rhône, alors que le Rhône avait des équipages pour remonter les grains apportés à Marseille et que les cris et les coups de fouet du halage retentissaient sur les deux rives du fleuve (7). En 1288, il n’y avait à Condrieu qu’une simple chapelle, puisque le curé portait le titre de chapelain. En 1344, on y établit un marché hebdomadaire le mardi. Notons que l’établissement d’un marché hebdomadaire à Serrières suivit peu après. Le roi Jean accorda cette faveur au Roussillon, seigneur de l’endroit, en 1363. Le bac à traille, pour passer le Rhône, doit être de la même époque, car l’origine du péage est indiquée en 1350.

M. Mulsant contient une page intéressante sur Condrieu et ses vieux usages avant la Révolution.

« Le travail, dit-il, y avait amené l’aisance, et ce lieu était devenu le point des bords du fleuve où les fêtes étaient les plus nombreuses et avaient le plus d’éclat. Celle du patron de la paroisse s’y faisait avec des pompes inusitées. Au 1er mai, on se serait cru encore à l’époque des florales romaines. Mais la plus curieuse, et celle dont la durée se prolongeait davantage, était celle que les bachelards ou jeunes gens de la ville célébraient à la fête de Saint-Clair, le 1er janvier et les jours suivants. Le chef de la bande prenait le titre de roi. Après la messe et le dîner qui la suivait, on faisait une ronde chez les jeunes mariés de l’endroit, y compris le village des Roches, qui dépendait alors de Condrieu ; on recueillait, dans la boite de Saint-Nicolas, les dons de leur générosité, ou le tribut de quinze sols qu’on avait le droit d’exiger d’eux. On se rendait ensuite au port, et le roi, monté sur une pierre qui lui servait de trône, mettait à l’enchère la ferme du bac pour le lendemain et le trésor contenu dans la boîte de Saint-Nicolas. Le produit de l’enchère couvrait habituellement les dépenses de la fête. Les jours suivants voyaient naître d’autres divertissements ; ils se terminaient le soir par des danses prolongées plus ou moins longtemps durant la nuit. » (8)

  1. Voir notre Voyage au pays helvien (Privas 1885).
  2. Voyage au Mont Pilat, p. 77.
  3. Mulsant. – S. du Pilat, t. I, p. 16.
  4. Mulsant. Souvenirs du Pilat, t. I, p. 144.
  5. Turgan, dans Les grandes Usines de France, dit que le sieur Benay, gratifié, pensionné et anobli par la France, fut pendu en effigie à Bologne comme traître son pays.
  6. Manuscrits de Paul Deydier, du Pont-d’Aubenas.
  7. Voir le chapitre que nous avons consacré à cette industrie disparue, dans le Voyage au Bourg-Saint-Andéol.
  8. E. Mulsant. Souvenirs du Mont Pilat, t. 2, p. 145.