Voyage humoristique, politique et philosophique au mont Pilat

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XVI

Digression politique et économique

Les crises industrielles et commerciales. – Une conversation avec M. Ducarre. – Les rapports de l’ouvrier et du patron. – La destinée humaine. – La France et l’Angleterre. – Comment il faut être républicain. – Le clergé et le régime actuel. – Le meuble le plus nécessaire dans les Assemblées françaises. – Les constitutions politiques et les mœurs. – God save the Queen !

Du sommet de l’Aillon, la vue est splendide au sud et à l’est. On a sous ses pieds une vaste partie des plaines du Dauphiné, barrées par la chaîne des Alpes, à laquelle sont adossés plusieurs étages de collines vertes comme autant d’immenses gradins surmontés d’une couronne aux créneaux d’argent. On devine plutôt qu’on ne voit toutes les taupinières, grandes et petites, de ce vaste amphithéâtre depuis Lyon jusqu’à Avignon.

Chabourdin ayant parlé de la crise industrielle et commerciale qui sévit si cruellement sur les populations ouvrières, surtout dans les grandes cités comme Lyon et St-Etienne, en s’apitoyant à l’excès sur la classe laborieuse et en imputant ses souffrances un peu à tout le monde, excepté bien entendu aux ouvriers eux-mêmes, je priai notre compagnon de vouloir bien écouter attentivement un bref exposé des opinions que j’avais souvent entendu exprimer à ce sujet par deux personnages fort compétents, deux anciens députés, l’un de Lyon et l’autre de l’Ardèche, les deux seuls membres de l’Assemblée de Versailles qui eussent été ouvriers, de vrais ouvriers, au début de leur carrière.

– Comment les appelez-vous ? demanda Chabourdin.

– M. Ducarre et M. Rouveure.

– Connais pas ! dit le commis-voyageur. Jamais je n’ai vu figurer ces noms dans les séances mouvementées.

– C’est un éloge. M. Ducarre s’était élevé par son travail et son intelligence à une haute position industrielle, et il occupait des centaines d’ouvriers dans son usine de toiles goudronnées à Beaunand, – banlieue de Lyon, – lorsque le suffrage de ses concitoyens l’envoya dans nos Assemblées politiques. J’avais souvent l’occasion de faire avec lui et M. Rouveure le voyage de Versailles à Paris, et nos conversations tombaient presque toujours, non sur la politique pure, que nous étions unanimes à regarder comme un trompe-l’œil et un amuse-badaud, mais sur les questions d’économie politique et sociale. M. Ducarre avait été chargé du rapport d’une commission parlementaire nommée pour étudier les questions relatives à la situation des ouvriers. L’honorable député avait pris sa tâche très au sérieux il étudiait la question sous toutes ses faces, faisait appel à tous les travaux, à tous les témoignages de nature à l’éclairer, et on le rencontrait ordinairement avec un énorme dossier sous le bras qu’il appelait le roman du travail.

Quand on réfléchit sur la question ouvrière, en dehors de tout esprit de parti, il semble qu’elle existe beaucoup plus pour les besoins des argumentations politiques et sociales que dans la réalité des faits.

N’est-il pas vrai, en effet, que les mêmes causes qui font le bonheur ou le malheur, la richesse ou la pauvreté, dans la classe ouvrière, c’est-à-dire parmi les artisans des villes, agissent également et dans le même sens sur toutes les autres classes de citoyens ?

Qu’on soit noble, bourgeois, ouvrier ou paysan, on se ruine toujours à coup sûr par l’inconduite, l’oisiveté et le gaspillage, de même qu’on réussit par la bonne conduite, le travail et l’économie.

Je sais bien que les ouvriers fainéants, ivrognes et libertins ne disent pas cela, aimant mieux accuser la société, qui a bon dos, que de s’accuser eux-mêmes ; mais chacun sait à quoi s’en tenir là-dessus.

A ce point de vue, la question ouvrière se confond donc avec une question beaucoup plus générale, qu’on appellera comme on voudra, et qui se résume simplement en ceci :

Riche ou pauvre, grand ou petit, chacun finit par trouver dans ce monde ce qu’il a mérité, et les exceptions à cette règle ne sont qu’apparentes et passagères.

J’en appelle à tous les hommes qui ont l’expérience de la vie.

– Very well ! répondit l’Anglais.

Voici, continuai-je, une de mes conversations avec M. Ducarre, qui, par le temps de trouble intellectuel où nous vivons, me semble utile à rapporter.

Je demandais un jour à l’honorable député du Rhône si, quand un ouvrier réunissait les qualités essentielles, c’est-à-dire était honnête, suffisamment intelligent, travailleur et rangé, cet ouvrier n’était pas aussi sûr de gagner convenablement sa vie qu’on peut l’être dans toutes les autres conditions sociales.

Certainement, me répondit-il, car autant on tient peu aux mauvais ouvriers, autant on tient aux bons. Les ouvriers dont vous parlez réussissent toujours, et pour peu qu’avec cela ils aient une intelligence au-dessus de la moyenne, ils deviennent bientôt patrons. La plupart des patrons d’aujourd’hui ne sont pas autre chose que de bons ouvriers d’hier.

– Un ouvrier dans les conditions dont je parle vient donc aisément à bout des contre-temps tels que maladies et chômage, qui peuvent survenir dans sa carrière ?

– Oui, sauf des cas fort rares, l’ouvrier peut, avec un peu de prévoyance, faire face lui-même à tous les contre-temps, et, dans les cas exceptionnels, soyez convaincu que le travailleur véritablement digne d’intérêt ne sera jamais abandonné. En ce qui concerne les chômages, il n’en est pour ainsi dire pas pour les bons ouvriers, parce qu’il y en a malheureusement toujours trop de mauvais à renvoyer avant eux.

Ici notre honorable interlocuteur aborda une question qui peut faire l’objet d’utiles réflexions pour tous les industriels de la contrée.

En dehors des causes d’embarras et de chômage pour les ouvriers dont ceux-ci peuvent être responsables, il en est d’autres où les patrons ont leur part de responsabilité. M. Ducarre pensait que les patrons devaient se faire une question de conscience, un véritable point d’honneur, de ne jamais employer que le nombre d’ouvriers qu’ils peuvent garder.

Je sais bien que, dans les contrées rurales, l’imprévoyance des patrons à cet égard a des effets moins désastreux que dans les villes, attendu que les personnes employées aux fabriques de soie ou aux moulinages retournent généralement aux travaux des champs quand la fabrique ne va plus. Mais dans les grands centres de population, par quoi se résout cette pléthore de travailleurs inoccupés ? Par des abcès politiques. Il y a donc là une question d’humanité et de haute prudence, dont les industriels consciencieux doivent se préoccuper. Ce n’est pas tout de gagner de l’argent dans ce monde, il faut qu’à cet argent ne s’attache aucun remords, aucun souvenir pénible. Ce n’est pas tout que de payer ses ouvriers, il faut, justement parce qu’on leur est supérieur par l’intelligence et la position, faire pour eux les réflexions qu’ils ne peuvent pas faire eux-mêmes. Il faut se préoccuper, dans une certaine mesure, de leur avenir. Mieux vaudrait les laisser à leur dénûment primitif, dont l’habitude émousse bien des pointes, que de les attirer dans une situation provisoirement meilleure, pour les laisser retomber ensuite dans leur premier état de misère, qui alors leur parait doublement dur.

En s’inspirant de ces vues, les industriels perdraient peut-être quelques occasions de bénéfice, mais ils auraient rempli un devoir. On peut ajouter que leur intérêt bien entendu leur commande d’agir ainsi, et qu’il serait aisé aux plus clairvoyants de découvrir les compensations que leur réserve une conduite plus en rapport avec l’humanité, sans compter le service qu’ils rendraient à l’Etat, car rien n’est plus dangereux pour celui-ci que le courant qui tend à créer de monstrueuses agglomérations aux dépens des campagnes dépeuplées.

Parmi les personnes qui s’occupent de l’amélioration de la classe ouvrière, il y a deux partis bien prononcés.

Les uns, ceux qui sont habitués à tout faire dériver de l’Etat, veulent résoudre la question par des lois, des règlements et des subsides de l’Etat. La plupart des démocrates sont dans cette voie.

Les autres pensent que cette amélioration doit venir avant tout de l’individu lui-même. C’est l’avis de tous les hommes réfléchis. L’intervention de l’Etat en ces matières ne peut avoir que de fâcheux résultats. Il faut que l’homme compte d’abord sur lui-même et qu’il se pénètre fortement de la responsabilité de ses actes.

Quelques théoriciens démocrates ont mis en avant l’idée d’une retenue obligatoire sur les salaires de l’ouvrier pour lui assurer une ressource dans sa vieillesse. Mais, outre que ce serait irréalisable en pratique, ce serait tuer la responsabilité personnelle. Voyez les fils de fonctionnaires qui ont été sous l’influence du mirage de la retraite paternelle, c’est chez eux que l’esprit de prévoyance est généralement le moins développé.

A ce propos, M. Ducarre nous parla des troubles graves que les bureaux de bienfaisance apportent dans le fonctionnement du travail. Les ressources de ces bureaux, qui devraient être uniquement et soigneusement réservées aux infortunes accidentelles et exceptionnelles, constituent trop souvent une sorte de prime à la paresse et à l’imprévoyance, et pèsent aussi sur les salaires eux-mêmes, dont elles constituent pour quelques ouvriers une sorte de supplément anormal plus ou moins durable.

Au sujet des salaires, le patron ne doit pas se considérer comme entièrement quitte, en ayant pour lui la loi et même l’économie politique. Sans doute, il est parfaitement en droit de donner des salaires aussi bas que l’ouvrier veut les accepter mais, au point de vue moral, c’est autre chose, et sur ce terrain il ne lui est pas permis de fixer des salaires notoirement disproportionnés, soit avec ses propres bénéfices, soit avec les besoins essentiels de l’ouvrier.

Je sais fort bien tout ce que ces questions ont de délicat et combien, dans un débat contradictoire, vu les risques des patrons, il serait difficile de préciser le chiffre des salaires. Aussi ne faut-il pas faire appel au droit, puisqu’il est ici aussi insaisissable qu’en politique, mais à la conscience des patrons.

Et, pour résumer le sens de mes conversations avec MM. Ducarre et Rouveure, de même que je dirais aux travailleurs des villes et des campagnes :

Vos malheurs sont presque constamment de votre faute, car, avec la conduite, l’économie, la patience, on est toujours certain de réussir ;

De même on pourrait dire aux patrons :

Votre responsabilité vis-à-vis de ceux que vous employez, est en raison même de votre supériorité intellectuelle et sociale sur eux. L’atelier est une famille où le chef doit jouer un rôle paternel, et il n’y a de véritable patron que celui qui regarde ses ouvriers, non pas comme de simples instruments de travail, mais comme une seconde famille dont le sort, la moralité et l’avenir doivent tenir une large place dans ses préoccupations.

– Hip ! hip ! hourrah ! s’écria l’Anglais. Salut au patron chrétien dont vous venez d’évoquer l’image !

Il est évident, dit le chasseur, que si patrons et ouvriers comprenaient bien leurs devoirs réciproques, la question sociale se trouverait par cela même résolue mais, comme dirait lord Socrate : That is the question.

L’abbé, prenant alors la question à un point de vue plus élevé que notre commis-voyageur, fit observer qu’on éviterait beaucoup de cruelles désillusions, si l’on se rendait mieux compte des véritables termes de la destinée humaine. Jusqu’ici l’expérience des siècles (en faisant même abstraction des vérités divinement révélées) avait conçu le monde comme un lieu d’expiation, ou tout au moins d’épreuves, formant la transition d’un inconnu à un autre inconnu, mais en plaçant au-dessus de toute discussion les peines et les récompenses d’une autre vie. Par suite, personne ne s’attendait à trouver ici-bas la quiétude, le repos, encore moins le bonheur parfait. On remplissait patiemment sa destinée sans aspirations impossibles à satisfaire. Celui qui comprend bien que nous sommes sur la terre pour y souffrir sera toujours moins déçu que les autres mais combien de gens, tout en ayant l’air de reconnaître cette vérité, ne l’admettent qu’en paroles et croient au fond la loi faite pour le voisin et non pour eux-mêmes ! Tous nous espérons plus ou moins échapper à son application : il faut que le malheur vienne nous la rappeler brutalement.

L’ignorance ou l’oubli de cette vérité est cause d’une foule de plaintes déraisonnables. Beaucoup trop de gens s’étonnent sans cesse de ce qui est la marche normale des choses, et, ce qui est pis, ne savent pas diriger en conséquence leur conduite. Les gouvernants souffrent de cette ignorance, car on les accuse de bien des mécomptes dont ils ne sont pas responsables, mais les gouvernés n’en souffrent pas moins. On fait des lois pour les hommes en les supposant meilleurs qu’ils ne sont, en oubliant trop que nous sommes pétris de défauts.

– Voulez-vous me permettre, dit le chasseur, d’intervenir dans cette grave question, en vous signalant la politique des écureuils du Pilat ? Voyez ces gentils animaux se mouvoir, grimper aux arbres, croquer les graines, dormir et mourir. Ils suivent la loi de leur organisation et ne cherchent pas à sortir du domaine dans lequel le sort les a placés. Ils n’essaient pas, par exemple, de chanter ou de voler comme les oiseaux, de lutter de vitesse avec les chevaux ou les lièvres, de raisonner et déraisonner comme les hommes. Nés écureuils, ils vivent et meurent écureuils. Tous les êtres de la création, du reste, végétaux et animaux, se renferment dans l’obéissance des lois divines. Il n’y a que l’homme qui prétend s’en affranchir et qui, dans toutes les tentatives de ce genre, ne fait que se meurtrir la tête ou les membres aux barreaux de sa cage.

– Il me semble, en effet, dit lord Socrate, qu’en Angleterre, grâce sans doute à l’esprit religieux dont le caractère national est si profondément empreint, nous nous guidons, dans la vie économique et sociale, d’après des points de vue moins absolus et plus pratiques que ceux des Français. Nous voyons les choses comme elles sont, tandis que trop souvent vous les voyez comme elles devraient être, … à votre avis. Nous savons que l’industrie est une bataille sans fin, comme la vie de l’homme, et nous ne nous endormons jamais dans le succès. L’apologue des vaches maigres après les vaches grasses est toujours présent à notre esprit. Nous savons que le succès et le bien-être sont de grands corrupteurs. L’industriel ou le commerçant heureux est naturellement porté à surveiller moins bien ses affaires, en même temps qu’il accroît ses dépenses. Sa maison peut aller quelque temps en vertu de l’impulsion acquise ; mais quand les vaches maigres arrivent, tout croule. Et les vaches maigres arrivent toujours. Nous ne cherchons pas à faire fortune pour nous reposer comme les Français, mais nous allons toujours de l’avant, persuadés que qui n’avance pas recule et que qui ne travaille plus se ruine, quelle que soit la fortune déjà acquise. Quand l’industrie française sera animée dans son ensemble de cet esprit d’éternelle activité, elle n’aura plus à redouter aucune concurrence étrangère.

– Tout cela, fit observer Chabourdin, n’empêche pas, mais au contraire ne pourrait qu’accroître les crises d’excès de production, comme celle que nous traversons, sans compter le phylloxera pour les pays vinicoles, la maladie des vers à soie et la concurrence de l’extrême Orient pour les contrées séricicoles.

– A mon avis, dit l’abbé, la question est bien moins d’empêcher les crises économiques, souvent inévitables, que de savoir en atténuer l’effet par des mesures sages et surtout par la patience et la résignation, qui sont les vertus les plus indispensables en ce monde.

– Ici encore, dit lord Socrate, vous me permettrez de vous proposer l’exemple de mon pays. Vous vivez trop, en France, comme s’il n’y avait que vous dans le monde. L’Angleterre a subi plus de crises que vous, parce que son territoire est bien plus restreint relativement à sa population ; mais chaque fois elle se souvient que le monde est grand, que ses navires marchent vite, et ses enfants vont dans toutes les parties du monde chercher de l’espace et un emploi plus avantageux de leurs facultés. Vous parliez, monsieur l’abbé, de mesures sages. Voilà, ce me semble, la plus sage de toutes dans l’espèce.

– Il y en a d’autres, dit Chabourdin, et je mets au premier rang la république, c’est-à-dire le gouvernement de tous par tous, le seul juste, le seul libéral, le seul à qui le développoment des mœurs et des idées garantisse l’avenir…

Ces paroles ayant rencontré un silence significatif, le commis-voyageur s’en prit à moi cette fois, comprenant qu’il n’y avait pas lieu de demander à l’abbé et d’imposer à l’Anglais sa foi républicaine.

– Voyons, docteur, dit-il, êtes-vous républicain ?

– Si l’on veut, répondis-je en souriant.

– Cela veut dire que vous ne l’êtes guère.

– Vos paroles prouvent que vous l’êtes sans trop savoir pourquoi.

– Je suis républicain parce que je suis rationaliste, attendu qu’il n’y a que la république de raisonnable et de fondée en droit.

– Et moi, parce que je suis rationaliste, je demande à raisonner un peu. Voyons, M. Chabourdin, qu’entendez-vous par république ?

– C’est le gouvernement de tous, basé sur l’opinion publique et sur la volonté nationale.

– Vous seriez peut-être embarrassé si je vous demandais où est la volonté nationale, car elle a été dans bien des endroits différents et, comme elle est particulièrement variable et souverainement contradictoire, il est au moins dangereux d’avoir une base aussi mobile. Mais passons. Disons simplement que la république est un régime sans chef héréditaire, sans aristocratie, élisant périodiquement son président et des législateurs, plus libre ou censé plus libre que les autres.

– C’est cela.

– Pourquoi le préférez-vous à la dictature et même à une monarchie tempérée ?

– Parce que je le tiens plus favorable au bien général.

– Ce n’est donc pas par principe, c’est en vue d’une utilité supérieure ?

– L’un et l’autre.

– Prenons la question de principe d’abord : Croyez-vous qu’envers tous et malgré tout la république devrait être préférée, lors même qu’elle serait reconnue comme plus dangereuse et moins propre au bien public que les autres formes de gouvernement ?

Chabourdin fut embarrassé ; – cependant, comme il ne manquait pas d’un certain bon sens, il finit par répondre que la question de principe devait ici s’effacer devant l’utilité publique bien constatée.

– C’est aussi mon avis, M. Chabourdin, et je n’aurais pas compris qu’un rationaliste comme vous, après avoir nié le droit divin de la monarchie, s’agenouillât devant le droit divin de la république, une idole comme l’autre.

Conclusion : aucune forme de gouvernement n’est absolument bonne ou absolument mauvaise. C’est ce qu’avait dit Rousseau. Tout dépend des hommes, des milieux et des circonstances ; des hommes surtout, car vous m’accorderez bien qu’en république, avec plus de liberté – quand il y a plus de liberté – il faut plus de vertu : c’est ce qu’avait dit Montesquieu.

Donc, toute la question, pour un rationaliste, ou simplement pour un homme de bon sens, est de savoir si la république est le gouvernement qui convient le mieux à notre pays, si nous sommes assez sages pour savoir le pratiquer, si nous sommes dignes de cette forme de gouvernement, la plus belle en théorie, la plus juste, la plus raisonnable même, si vous le voulez, toujours en théorie ; si enfin l’expérience confirme la solution que nous avons adoptée.

– C’est justement, dit Chabourdin, ce que je soutiens avec tous les hommes sensés, tous les hommes de bonne foi.

– C’est justement sur ce terrain, M. Chabourdin, que je ne vous suivrai pas, car je ne fais pas de la politique courante et je veux rester sur le terrain élevé … du mont Pilat. Mais, croyez-moi, renoncez à ces clichés : tous les hommes sensés, tous les hommes de bonne foi, etc. Il y a des hommes sensés et des hommes de bonne foi dans tous les partis. L’opinion publique, tout le monde l’a dans sa poche ; chaque journaliste l’a au bout de sa plume et chaque orateur au bout de sa langue. Quant à moi, je ne sais trop où elle est, car il me semble qu’elle se moque tour à tour de tout le monde. Les ambitieux peuvent lui courir après. Pour moi, je vous avoue franchement que je m’en moque, n’ayant rien à lui demander et sachant, par expérience, le peu qu’elle vaut.

Restant donc dans notre domaine rationaliste, j’en reviens à ma première réponse : Je suis républicain si l’on veut, ce qui signifie que si la majorité de la nation se montre vraiment républicaine, c’est-à-dire si elle sait user du régime, sans en abuser, si elle montre ainsi que le régime convient au pays, je suis prêt non seulement à l’admettre, mais encore à applaudir de grand cœur.

Je vais plus loin, M. Chabourdin, et vous pouvez croire qu’il y a dans ce que je vais vous dire plus de tristesse que d’ironie : je regrette profondément de voir que l’aveuglement de la coterie qui nous gouverne tend à démontrer une fois de plus que notre pays n’est pas mûr pour un régime aussi élevé que l’idéal républicain.

– Voilà, dit Chabourdin, une profession de foi qui n’est pas sans mérite pour un réactionnaire.

– Encore une qualification, cher monsieur, dont votre parti a grand tort d’abuser ; il devrait comprendre que le nombre des réactionnaires est toujours en raison directe de celui des révolutionnaires. Je ne suis ni l’un ni l’autre. Au fond, les uns et les autres ne sont que des minorités plus ou moins bruyantes, que la masse suit ou laisse courir selon les circonstances et selon ses intérêts, selon des sentiments ou des préjugés qui ne sont pas toujours facilement explicables et conformes à ce qui nous paraît être la raison et le bon sens. On peut s’en affliger, mais s’en étonner, non pas, car cet éternel mouvement de bascule de la raison à la folie, du repos à l’agitation, de la paix à la guerre, du bien au mal, n’est pas autre chose que la loi inéluctable de la destinée des nations, comme de celle des individus. Il faut, sans doute, viser toujours le bien, mais sans se dissimuler, vu la faillibilité humaine, qu’en croyant agir dans ce sens, on est souvent exposé à faire le contraire.

L’essentiel est de suivre les indications de sa conscience et comme, malgré cela, il existe encore des chances d’erreur, il faut se rappeler que l’indulgence et la tolérance sont les leçons qui sortent le plus universellement de l’histoire. Si vous voulez que je précise encore plus, M. Chabourdin, mon opinion est que les peuples ont généralement le gouvernement qu’ils méritent ; que celui-ci n’est que la résultante de leurs défauts et de leur qualités ; que la meilleure des révolutions ne vaut pas le diable et que le plus sage est toujours d’accepter le gouvernement que l’on a, quitte à s’attacher à le réformer par les voies légales et pacifiques, avec la conviction que ce but peut toujours être atteint, si l’on y met le temps et la patience.

– Il y a du vrai dans vos paroles, répondit Chabourdin, et je ne veux pas méconnaître vos intentions libérales. Mais, au fait, si ce n’est pas être trop indiscret, pour quel genre de candidats votez-vous en temps d’élections ?

– Vous me forcez à un aveu désagréable : Je sais tellement par expérience que plus ça change, plus c’est la même chose ; je vois si peu de candidats parfaitement équilibrés et, enfin, pour tout dire, je me défie si fort de moi-même, que le plus souvent, jusqu’ici, j’ai cru sage de m’abstenir.

– Si tout le monde faisait comme vous ?

– Je ne sais pas si ça irait mieux, mais assurément cela ne pourrait guère aller plus mal. J’ajoute que ce n’est pas sans un certain orgueil intérieur que je me suis toujours trouvé, quand j’ai voté, avec la minorité. Si mon candidat avait passé, je me serais dit probablement, comme cet orateur surpris par les applaudissements d’une foule inepte : Est-ce que j’aurais fait une bêtise ? tant j’ai une haute idée du suffrage universel !

Chabourdin s’en prit à l’abbé, en reprochant au clergé son hostilité contre la République.

L’abbé protesta : – Je vous ai écouté avec intérêt, dit-il ; mais notre république, qui, d’ailleurs, peut s’accommoder aussi bien des républiques que des monarchies terrestres, n’est pas de ce monde. Les formes de gouvernement nous sont indifférentes, pourvu qu’elles s’accordent avec les lois supérieures de la justice et de la morale. Nous croyons que Dieu voit avec plus de faveur un honnête républicain qu’un malhonnête monarchiste, et réciproquement, et qu’il laisse une large marge aux fantaisies des hommes dans la difficile entreprise de se gouverner eux-mêmes. Tradidit mundum disputationibus eorum. Il ne leur demandera pas compte de leurs erreurs sur ce point, tant que ces erreurs seront compatibles avec une bonne conscience.

Plus que personne, je regrette l’immense malentendu qui existe aujourd’hui entre la République et la religion. Croyez bien, cher monsieur, que celle-ci est loin d’être une ennemie irréconciliable. Je vais plus loin : je crois pouvoir dire que le clergé, presque uniquement sorti des entrailles du peuple, c’est-à-dire de la classe des humbles et des travailleurs, aurait bien plutôt des tendances républicaines et démocratiques, dans la bonne acception du mot, s’entend, que des instincts réactionnaires. Croyez-moi, monsieur Chabourdin, le régime actuel a été bien aveugle à l’égard du clergé, car il lui suffisait d’être calme et équitable pour ne pas soulever la plus formidable des causes du mécontentement général qui compromet aujourd’hui son existence.

– Pour moi, dit le chasseur, ce qui me révolte le plus dans la République, après ses vexations imbéciles contre le clergé, c’est l’extrême loquacité de son personnel. On dirait qu’elle n’est composée que d’avocats. Il n’y a pas de voyage officiel, de fête ou d’enterrement, où les harangues ne se comptent à la douzaine. Depuis une quinzaine d’années, il a été prononcé certainement plus de discours que dans toute la période qui s’est écoulée entre le roi Pharamond et M. Gambetta. Si j’étais député – ce dont Dieu me garde ! – ma première proposition serait pour l’achat d’un magnifique sablier que l’on poserait sur la tribune et qui, écoulant son sable en dix minutes, marquerait impitoyablement la durée que ne devrait jamais dépasser un orateur. Que de bêtises on épargnerait ainsi aux oreilles françaises ! Un sablier, voilà le meuble le plus nécessaire dans les Assemblées françaises. A parler franchement, j’aime mieux un tyran comme Louis-Philippe qu’une république de bavards.

– Il me semble, dit lord Socrate, que je peux, sans trop céder à l’amour-propre national, vous proposer encore l’exemple de mon pays. Au fond, si république signifie liberté, l’Angleterre est plus républicaine que vous, bien qu’elle ait jugé sage de conserver au sommet de l’édifice l’enseigne monarchique, représentée par notre gracieuse reine. En France, vous regardez trop aux mots et pas assez aux choses ; vous courez après une constitution idéale, comme les enfants après l’oiseau bleu ! Nous visons la satisfaction de nos intérêts les plus généraux, sans nous soucier de la forme et de l’étiquette. Tandis que vous vous buttez à la poursuite de l’absolu, nous nous contentons de bonnes et substantielles réalités. Notre Constitution est si vieille qu’elle en est méconnaissable, sans que personne demande à la réviser. Nos traditions loyalistes, notre caractère pratique, notre esprit religieux en tiennent lieu. Vus d’Angleterre, nos bons voisins les Français nous font l’effet de gens qui font une constitution comme on ferait une boîte à musique et qui s’imaginent qu’une fois l’instrument terminé et perfectionné, il doit jouer tout seul indéfiniment et faire le bonheur du peuple, sans que celui-ci ait à se préoccuper aucunement d’en faciliter et d’en entretenir le jeu ; bien mieux, qui s’en prennent à l’instrument, parce que celui-ci, monté à contre-sens ou manié trop brutalement, ne rend plus que des sons faux. Il est évident que la meilleure constitution ne vaut rien avec un peuple vicieux et indiscipliné, tandis que le bonheur et la prospérité peuvent coïncider avec la constitution la plus défectueuse, avec l’absence même d’une constitution formelle, ce qui est notre cas, quand les vertus d’un peuple savent en tempérer les défauts ou en suppléer l’absence.

Le peuple français a beaucoup de qualités charmantes et nous l’apprécions en Angleterre beaucoup plus que vous ne le pensez, mais ce n’est pas chez lui que nous irons jamais apprendre l’art, d’ailleurs fort difficile, du self government, et nous pensons que les tendances anti-religieuses, qui dominent chez lui, ne sont rien moins que propres à lui faire atteindre le but idéal qu’il poursuit.

Ce n’est pas tout que de fabriquer une bonne machine et d’en ajuster exactement toutes les pièces, il y faut encore le moteur pour l’animer et l’huile pour éviter les frottements dangereux. Or, en dehors du sentiment religieux, je cherche vainement d’où pourraient venir les vertus nécessaires aux gouvernants et aux gouvernés, d’où pourraient venir aussi, dans les crises sociales comme celle d’aujourd’hui, aux patrons l’esprit de justice et de charité, aux ouvriers l’esprit de sagesse et de résignation, toutes choses sans lesquelles la meilleure des organisations risquera toujours d’échouer et ne sera jamais de longue durée. Et voilà, M. Chabourdin, pourquoi votre fille est muette !

Chabourdin se préparait à répondre. Il en fut empêché par le chasseur, qui lui fit observer qu’une discussion politique prolongée sur le Pilat jurait avec la solitude, le silence, les fleurs, les arbres, les eaux, tout le paysage de la contrée.

C’est à miss Diana, dit-il, qu’il faut demander le mot de la fin, et nous le trouverons assurément dans le dessin qu’elle vient de crayonner pendant nos trop longues dissertations … si elle veut bien nous le communiquer.

– Volontiers ! dit miss Diana.

Elle nous remit le dessin. C’était le portrait de la reine Victoria, avec ces mots au bas :

God save the Queen !