M. Mazon et son Œuvre

Auguste Le Sourd

M. Charles-Albin Mazon naquit à Largentière, le 20 octobre 1828, d’une ancienne famille originaire d’Antraïgues (1). Son père, le docteur Louis-Victorin Mazon (2), vint s’établir à Largentière en 1824 et y exerça la médecine pendant de longues années. Son aïeul avait été receveur particulier dans la même ville (3). M. Albin Mazon fit ses études au collège de Privas, alors dirigé par les Basiliens, et conserva de leur enseignement un souvenir reconnaissant qu’il se plaisait à rappeler. En 1855 il était rédacteur en chef de l’Avenir de Nice, journal dans lequel il mena une campagne active en faveur de l’annexion à la France, campagne qui le fit expulser en 1861 par les autorités italiennes, et lui mérita la croix de la Légion d’honneur, qu’il reçut le 15 août 1862. Il vint à Paris après son expulsion et fut nommé directeur des services télégraphiques à l’agence Havas, fonctions absorbantes et délicates qu’il occupa pendant près de trente ans. Il donna sa démission au mois d’octobre 1890 et se consacra désormais aux travaux d’histoire locale qui occupaient déjà ses rares loisirs depuis une vingtaine d’années. Il travaillait encore pendant la cruelle maladie qui devait l’emporter. Après ses enfants qu’il aimait tendrement, l’objet de ses dernières pensées fut le pays qu’il a servi, la plume à la main, pendant près d’un demi-siècle. Il est mort en chrétien, le 29 février 1908 et repose à Privas, au cœur de ce vieux Vivarais qu’il a tant aimé.

Charles Albin Mazon

Depuis 1870 M. Mazon a publié un nombre considérable d’articles, de brochures ou de volumes : nous en avons relevé plus de cent cinquante dans la bibliographie, certainement incomplète, qu’on trouvera plus loin. Peu d’historiens ont fait preuve d’une telle fécondité ; mais, pour se bien rendre compte du mérite qu’eut M. Mazon à manifester une telle puissance de travail, il faut se rappeler dans quelles circonstances il parvint à recueillir la prodigieuse quantité de documents dont il tira ses publications : sa situation à l’agence Havas ne lui laissait que peu de loisirs et ne lui ménageait pas les soucis ; il lui fallut, pour triompher de ces difficultés, une rare lucidité d’esprit jointe à une extraordinaire activité ; il fut encore soutenu, sans doute, par l’affection passionnée qu’il gardait à son pays natal.

C’est dans cet amour de la petite patrie qu’il trouva l’idée première de son œuvre : vulgariser l’histoire du Vivarais. Il commença dans ce but une série de Voyages, où il abordait tous les sujets et les mettait à la portée de tous. Ces publications furent bien accueillies et l’on peut dire que le nom du docteur Francus, sous lequel parurent ces volumes, est presque devenu populaire en Ardèche. M. Mazon fut dans ces voyages, où il vantait les beautés méconnues du Vivarais et mettait en lumière ses ressources inutilisées, comme le précurseur des Syndicats d’Initiative qui font tant, aujourd’hui, pour la prospérité du département. Il fit paraître successivement treize volumes, où la partie historique augmentait constamment en importance et en autorité ; cette collection tient une place à part dans l’œuvre de M. Mazon et constitue un ensemble aussi original qu’utile.

Plus tard, à mesure que s’augmentaient ses notes et que ses vues sur l’histoire du pays devenaient plus profondes et plus précises, M. Mazon aborda des travaux d’une érudition plus serrée ; à un âge où d’autres n’auraient aspiré qu’à jouir d’un repos bien gagné, il redoubla d’activité et entreprit une série d’ouvrages où il ressuscita bien des figures de Vivarois injustement oubliés, où il retraça le passé des principales villes du pays et où il étudia les périodes les plus mouvementées de l’histoire du Vivarais. Dans cette seconde partie de son œuvre il eut soin de s’entourer de tous les renseignements qui pouvaient lui être utiles. Les archives publiques et privées du département n’avaient plus de secrets pour lui ; il sut encore extraire des minutes de notaires bien des documents curieux, négligés jusqu’alors ; et surtout il fut le premier qui comprit tout ce qu’un historien provincial peut recueillir dans les grandes bibliothèques et les dépôts d’archives de Paris. Assidu à la Bibliothèque et aux Archives nationales il dépouilla le fonds peu exploré des Archives du Ministère des Affaires étrangères, et il avait même fait, avant la guerre de fructueuses recherches à la Bibliothèque du Louvre, qui fut brûlée pendant la Commune. C’est à cette étude complète de toutes les sources de notre histoire locale que tient en partie la supériorité de son œuvre : il a su choisir les meilleurs matériaux et les découvrir partout où ils se cachaient, mais mieux encore il a su les mettre en œuvre : il arrivait à résoudre les difficultés avec une élégante clarté, et il avait le don de présenter sous une forme agréable le résultat des plus arides recherches, gardant pour lui la peine et laissant au lecteur le plaisir et l’intérêt sans lui laisser soupçonner l’effort qui lui avait été nécessaire.

Il faut dire encore quelques mots d’une œuvre dont l’honneur doit être reporté en grande partie à M. Mazon : la Revue du Vivarais, fondée en 1893 par M. Paul d’Albigny. M. Mazon en fut l’un des promoteurs, et l’on peut dire qu’il en fut l’âme. Il voyait dans le groupe d’écrivains qui en constituent la rédaction comme ses continuateurs ; il ne leur ménageait ni sa bienveillance ni ses conseils, et il n’est pas un d’entre eux qui n’ait eu à se louer de son inépuisable obligeance. Ils se considéraient un peu comme ses élèves et l’entouraient d’une respectueuse affection. En donnant à la Revue du Vivarais une collaboration de tous les instants M. Mazon a contribué largement au succès de cette entreprise désintéressée, dont la réussite paraissait douteuse dans un département aussi pauvre, et cette sollicitude, qu’il lui a témoignée jusque dans les derniers jours, lui doit être un autre titre à la reconnaissance de ses compatriotes.

Pour se faire une idée exacte de l’œuvre de M. Mazon, il faut l’étudier d’un peu près, et dans son ensemble. Si plusieurs de ses travaux se recommandent particulièrement par l’intérêt ou la nouveauté du sujet, par la forme plus soignée, ou par l’importance des recherches, toutes ses publications sont solidaires. Il est fréquemment revenu sur les mêmes questions lorsque des documents nouveaux pouvaient les éclairer, et tous ses ouvrages ne sont pas loin de former, en fait, l’Encyclopédie de l’Ardèche qu’il avait rêvé d’écrire.


Faire connaître et aimer son pays, tel est le but que s’était d’abord proposé M. Mazon. Dans cette pensée, il entreprit comme nous l’avons dit une série de Voyages en Vivarais, commencée en 1878 et qu’il poursuivit jusqu’à la fin de sa vie. Historien, géologue, naturaliste et philosophe, il aborda tous les sujets, s’attachant à instruire et à moraliser, sans ennuyer. Il avait été romancier à ses heures, et s’en souvint en écrivant ces voyages, qui sont constamment d’une lecture agréable, et surent captiver le public, peu préparé, auquel il les destinait.

A l’apparition de ces premiers volumes certains critiques firent à l’auteur le reproche de toucher aux questions politiques ; il s’en défendit avec raison, déclarant qu’il n’appartenait à aucun parti et que son indépendance lui permettait de distribuer équitablement le louange ou le blâme. Il aurait pu ajouter que ses fonctions à l’agence Havas l’avaient mis en rapport pendant de longues années avec tous les hommes qui se sont succédés aux affaires, et qu’il avait tiré de ce contact journalier avec des hommes d’état d’origine et d’opinion différentes une expérience qui le mettait mieux que d’autres à même de juger impartialement ses contemporains. Sa franchise le priva d’encouragements, que d’ailleurs il ne recherchait point, et lui valut de n’être pas l’historiographe officiel du Vivarais : son œuvre n’en a que plus de valeur.

Quelques lecteurs ont regretté la forme anecdotique qu’il donnait à ses premiers livres et auraient préféré qu’il ne se départît point du ton sévère qu’ils jugaient convenir à un historien. M. Mazon leur réservait une ample satisfaction dans d’autres ouvrages, mais il voulait être d’abord un vulgarisateur, et il avait choisi pour y réussir une forme dénuée de prétention. Il avait vu juste puisque le public fit bon accueil à ses livres (4) et que des notions et le goût de l’histoire locale ont génétré grâce à lui dans des milieux relativement peu lettrés. Il a d’ailleurs distribué lui-même avec générosité un grand nombre de livres ; beaucoup d’écoles ont bénéficié de son désintéressement et il a pu, autant qu’il lui était possible, remédier ainsi à une lacune de l’enseignement public. Il faut lire ces Voyages pour y goûter la verve très personnelle de M. Mazon, son humour méridionale et la forme presque primesautière qu’il savait donner à des réflexions si profondément sensées. Des juges d’une haute compétence (5) appréciaient à leur valeur ces ouvrages de M. Mazon et l’extraordinaire variété des documents qu’il avait su découvrir.

On relira longtemps ces Voyages pour y chercher une utile récréation, mais nous voudrions montrer aussi, en les passant rapidement en revue, que les érudits peuvent y recueillir des documents précis qui ne se trouvent pas ailleurs. A considérer cette série dans son ensemble on s’aperçoit qu’elle forme un tout solide, et qu’une table générale en ferait presque un dictionnaire topographique et biographique de l’Ardèche.

Le Voyage aux pays volcaniques du Vivarais, comme les premiers volumes de cette série, est plus anecnotique qu’historique ; c’est la nature qui en a fixé l’itinéraire, d’un volcan à un autre, depuis le Chenavari jusqu’à Antraïgues et Montpezat. La géologie y tient comme de juste une grande place ; un chapitre y est consacré à J.-B. Dalmas, géologue de mérite ; d’autres aux eaux minérales du Vernet, de Neyrac et de Marcols, et à la question du reboisement. On y trouve, à propos du château de Pourcheyrolles, un très juste éloge des paysages vivarois, appuyé par une flatteuse citation du géologue anglais Poulett Scrope. Arrivant à Antraïgues, l’auteur recueille quelques notes d’histoire contemporaine sur le pèlerinage de Saint-Roch, et la communauté des sœurs garde-malades de St-Roch, et aussi sur un défenseur ignoré de Louis XVI, Louis Mazon, son grand père, dont il raconte brièvement la courageuse initiative.

Le Voyage autour de Valgorge ne diffère pas sensiblement, comme composition, du précédent. L’auteur y fixe quelques renseignements conservés depuis un siècle par la tradition, comme la rivalité des habitants de Saint-Mélany et de Sablières et la réconciliation solennelle qui fut ménagée entre eux par leurs prieurs. Il faut citer parmi les descriptions celle du donjon de Montréal, et des notes biographiques sur les La Fare et sur Ovide de Valgorge.

Le Voyage autour de Privas marque une orientation nouvelle vers les questions d’histoire locale. M. Mazon y utilise la Collection de Languedoc, formée par les Bénédictions, et dans laquelle il avait remarqué la correspondance du marquis de Jovyac, qui forme une véritable chronique de la bonne société vivaroise au XVIIIe siècle. Le livre du géologue italien Marzari-Pencati lui a encore fourni des notes très vivantes. Chemin faisant l’auteur traite de petits sujets d’histoire locale, comme le pélerinage de Pramailhet et la fontaine de Boulègue, dans des chapitres qui sont des monographies très complètes. On trouve, dans la suite du volume, tout ce qu’il faut savoir sur des notabilités ardéchoises comme Delichères, les frères Allignol, le général Massol ou les Hilaire de Jovyac. Pour Privas même, dont l’histoire a été un peu négligée, un dernier chapitre donne une suite de notes chronologiques et le récit documenté des démêlés qui se produisirent sous Napoléon Ier pour le maintien de la préfecture à Privas.

Deux ans plus tard paraissait le Voyage dans le midi de l’Ardèche, consacré aux cantons de Joyeuse, des Vans et de Vallon. Un historique des pélerinages de Chapias, de la Blachère et de Cornillon, des notes sur l’hermitage de Saint-Eugène, sur le P. Nicolas, curé de la Rochelle, sur l’abbé de la Salle, qui fit un séjour aux Vans, enfin, pour Rosière, le procès-verbal de la visite de l’église, en 1675, par M. Monge, vicaire général, donnent une large place dans ce volume à l’histoire religieuse. Celle des familles n’y est pas moins bien représentée. M. Mazon ne s’est jamais attaché au point de vue purement généalogique et nobiliaire dans les études qu’il a consacrées aux familles du Vivarais : il les a plutôt considérées au point de vue du rôle historique qu’elles ont joué dans le pays. C’est ainsi qu’il a cité les Barthélemy de la Forest, famille de Joyeuse qui eut son heure d’éclat, et dont il raconte la misérable fin. Un chapitre entier est consacré aux Chanaleilles et à leur généalogie, dressée d’après les manuscrits de l’abbé Chambron, généalogie sur laquelle M. Mazon, mieux averti, devait plus tard faire des réserves, mettant même en doute l’existence de l’abbé Chambron. (Notice sur Jaujac, p. 281.) Un autre chapitre retrace l’histoire de la famille considérable des Merle de Lagorce, et le dernier constitue la bio-bibliographie la plus complète, croyons-nous, de M. Eugène Villard, de Vallon.

Le Voyage le long de la rivière d’Ardèche est peut-être le plus vivant de la série. Les documents qui s’y mêlent aux légendes n’ont rien de rébarbatif. Quelques notes sur la famille, le prieuré et l’hermitage d’Ucel, amènent l’auteur a parler de feu M. Henry Deydier, dont l’œuvre historique et généalogique, bien que demeurée manuscrite, mérite d’être citée. A propos d’Aubenas, il réfute une légende mise en circulation par Ovide de Valgorge, et d’après laquelle la terre d’Aubenas serait échue à la famille de Vogüé à la suite d’un heureux coup de dés, légende erronée s’il en fut, qui a fait une grande fortune, et que l’on voit reparaître de temps en temps sous la plume d’auteurs plus soucieux du détail pittoresque que de la vérité historique. D’Aubenas, M. Mazon passe à Vogüé où il présente aux lecteurs une dynastie de rois d’Yvetot, les Tastevin, dont la bonne popularité méritait d’être signalée. A propos de Balazuc l’auteur risque la gauloise légende de Jacqueline de Borne. Un chapitre est consacré au cardinal de Bernis, et un autre à Madame Vierne de Baladun, bienfaitrice de Bourg-Saint-Andéol, identifiée avec une Balazuc.

Le Voyage au pays helvien est limité à la région qui s’étend entre Viviers et Largentière. On y trouve d’intéressants détails sur la topographie de Villeneuve de Berg et sur ses usages locaux. Le volume entier contient un assez grand nombre de biographies de notables Vivarois : Jean de Serres, Antoine Court et Court de Gébelin, les Barruel, J. L. de Laboissière, S. P. de Tavernol, l’abbé Feuillade, le chanoine Rouchier, Jacques de Bane, Jacques et Marie de Romieu, Honoré Flaugergues, l’abbé Barracand, et surtout le vicomte de Saint-Andéol, archéologue dont M. Mazon énumère et apprécie l’œuvre, et le président Challamel. Celui-ci, né en 1763, n’a laissé que des manuscrits inédits ; son érudition a sensiblement vieilli, et cette constatation n’enlève rien à son mérite. L’auteur analyse ses œuvres et reproduit son opinion sur l’origine des Etats de Vivarais, opinion intéressante, ingénieuse et peu fondée que M. Mazon devait contredire lui-mème, aprés avoir étudié le sujet, dans son Essai sur le Vivarais pendant la guerre de cent ans (pp. 292, 301).

Le Voyage au Bourg-Saint-Andéol avec des détails de mœurs et des souvenirs pittoresques, comme le récit d’un voyage fait en bâteau par l’auteur, du Pont-Saint-Esprit au Bourg-Saint-Andéol, vers 1840, contient des notices qui restent à consulter sur des Vivarois peu connus du XVIIe et du XVIIIe siècle, comme le médecin Combalusier, né en 1713, qui professa la pharmacie à Paris, et Jacques Mosnier, juriste, qui publia en 1618 sous le titre de Véritables alliances du droit français un recueil qui ne mérite pas l’oubli dans lequel il est tombé. Plus près de nous, l’auteur fixe les silhouettes d’Henri d’Audigier, publiciste aimable et distingué, et de l’abbé Chiron, aumônier des prisons de Privas, qui laissa une mémoire vénérée.

Le Voyage autour de Crussol conduit pour la première fois le lecteur dans le Haut-Vivarais. M. Mazon y donne au début d’intéressantes indications sur sa méthode de travail et sur les publications qu’il projetait. Comme dans les volumes précédents on y trouve quelques biographies : celle de M. Dode, député aux Etats généraux, et de l’abbé Garnodier, historien ; des détails de mœurs comme la description du jeu de la « Surle » qui fleurit à Charmes depuis des siècles, sur les Crussol, et les mémoires de M. de Villeneuve La-Roche-Barnaud, de Saint-Péray, émigré et échappé aux massacres de Quiberon ; mais il faut y signaler surtout un important chapitre sur les anciennes divisions administratives du Vivarais.

Le Voyage au Mont-Pilat n’a presque rien de vivarois, c’est surtout en naturaliste et en philosophe que M. Mazon a parcouru cette région du Forez ; il donne cependant une note sur Jean Bruzeau, fondateur de la communauté des hermites de Saint-Montan, et quelques renseignements sur les origines de l’industrie de la soie en Vivarais.

Le Voyage à travers l’Ardèche et la Haute-Loire, plus rapide que les précédents, est aussi plus anecdotique, on y trouve cependant des détails sur de pieux personnages nés dans la montagne ardéchoise : la mère Rivier et l’abbé Chiron (déjà cités dans le Voyage au Bourg-Saint-Andéol), l’abbé Terme et la sœur Térèse Couderc. Chemin faisant, M. Mazon rectifie encore une légende : celle de Madame de Rochebonne, l’amie de madame de Sévigné, et de ses prétendus séjours en Vivarais.

Le Voyage autour d’Annonay, débute par un résumé, clair et complet, de l’histoire des papeteries. Les biographies y tiennent une grande place : on y trouve une note précieuse sur les Pagan, dont l’histoire fut si controversée ; d’autres sur les Montchal, les Ruolz, les Vocance, et, pour l’époque contemporaine, sur M. Rouveure, le peintre Henri Gard, Mgr Roche, et l’abbé Caillet, historien de mérite. Deux chapitres sont presque exclusivement archéologiques : l’un traite du Châtelet d’Andance, ancien temple romain ; l’autre de la Sarrasinière, autre monument romain, sur lequel on a beaucoup discuté. L’auteur résume d’une façon brève et substantielle tout ce qui a été écrit à ce sujet.

Le Voyage au pays des Boutières est certainement l’un des plus intéressants de la série. Il est consacré à « la partie de nos montagnes où sont le mieux conservées les traditions huguenotes ». L’auteur a utilisé pour ce volume les sources les plus variées : il y traite presque exclusivement l’histoire de Vernoux, de Châteauneuf et de Chalancon, aux dix-septième et dix-huitième siècles. Il va même jusqu’à la période contemporaine et donne le texte du beau discours prononcé le 3 juin 1888 par un notable protestant des Boutières, M. Vacheresse, propriétaire de l’école libre de Cluac. De rapides biographies signalent les principaux personnages originaires de Vernoux.

Le Voyage dans le Haut-Vivarais clôture cette suite de récits agréables et instructifs : il est consacré à Saint-Agrève, la Louvesc et Devesset. Parmi les biographies qui y figurent, il faut retenir celle du général Combelle, soldat brillant, injustement oublié.

Le Docteur Francus avait ainsi parcouru tout le département, la mort l’a empêché de rédiger les notes qu’il avait recueillies sur Antraigues et ses environs ; elles seront publiées prochainement.


M. Mazon a fait des recherches sur un assez grand nombre de Vivarois notables ; il ne s’est pas attaché à retracer la vie et à étudier les œuvres de ceux qui sont au premier rang parmi les célébrités de leur temps, comme Olivier de Serres ou le Cardinal de Bernis, mais il a remis dans leur jour des physionomies oubliées et leur a rendu leur véritable place au nombre des Vivarois dignes de mémoire. Toute cette partie de l’œuvre de M. Mazon possède, entre autres mérites, celui de la nouveauté.

La légendaire Clotilde de Surville lui a fourni le sujet d’un de ses premiers volumes, plaquette élégante comme il convenait à cette gracieuse figure. Clotilde de Surville, ou plutôt Marguerite Chalis, femme de Bérenger de Surville, n’était connue que par ce qu’apprenaient d’elle les poésies charmantes publiées sous son nom. M. Mazon eut communication de l’acte de mariage de Bérenger de Surville, et en publia le texte latin et la traduction française ; il y joignit quelques documents nouveaux, les critiqua et conclut, que « s’il reste simplement probable que les poésies de Clotilde sont l’œuvre d’un membre de la famille de Surville, elles ne peuvent pas être de la personne qu’on a voulu désigner sous le nom de Clotilde de Surville, et que leur date est de beaucoup postérieure au XVe siècle ». Il écrivait ces lignes en 1873, et tous les travaux parus depuis n’ont fait que confirmer ses conclusions. On ne peut dire, d’ailleurs, qu’elles dépouillent absolument le Vivarais d’une de ses petites gloires, et il faut probablement attendre du hasard le document décisif. M, Mazon ne perdit pas de vue, dans la suite, la question Surville. Neuf ans plus tard (Voyage dans le Midi de l’Ardèche, 1884, pp. 396-398) il établissait que Bérenger de Surville, mort, suivant les poésies, au siège d’Orléans, en 1429, vivait encore en 1430, 1434 et 1459. L’Essai sur le Vivarais pendant la guerre de cent ans (1898) contenait encore quelques détails sur la question. Le débat n’est pas clos puisque l’auteur des poésies n’est pas connu, mais M. Mazon a été le premier à renforcer par des documents l’opinion des philologues et des littérateurs.

Bon Broé, de Tournon (1523-1588) était bien oublié : la brochure que M. Mazon lui a consacrée est une véritable résurrection de ce personnage, de sa famille, et de son milieu. Il fallait connaître le seizième siècle vivarois comme M. Mazon pour arriver à recueillir, partout où ils se cachaient, les documents qui lui ont servi a établir cette biographie. Bon Broé, fils d’un greffier des Etats de Vivarais, était l’oncle de Jacques de Serres, qui devint évêque du Puy, et probablement le cousin-germain du poète Pierre Broé. Sa mère était sœur de Pierre de Villars, archevêque de Vienne, grand-oncle du maréchal. Bon Broé appartenait donc à une de ces familles de haute bourgeoisie qui trouvèrent dans les charges de l’administration diocésaine, comme les Astars, les Nicolay et les Serres, le premier échelon d’une grande fortune. La protection du cardinal de Tournon facilita les débuts de Bon Broé ; nommé conseiller au parlement de Paris, il sut faire apprécier à la cour sa sagesse et son intégrité. M. Mazon nous retrace sa carrière et les missions dont il fut chargé en Italie ; il consacre deux chapitres au testament de ce bon vivarois et à la fondation du séminaire Broé, et un chapitre à la descendance de sa famille. Cet ouvrage est une juste réparation faite à la mémoire d’un homme considérable qui fut un homme de bien, et il est aussi, au point de vue de la documentation, et de l’habileté avec laquelle des textes variés et d’apparence aride sont mis en œuvre, un modèle de biographie.

Achille Gamon, chroniqueur, et Cristophle de Gamon, poète, son fils, doivent à M. Mazon une étude (augmentée d’un appendice en 1894 et de notes complémentaires parues dans la Revue du Vivarais en 1907) qu’on peut considérer comme définitive au point de vue historique, bibliographique et littéraire. Achille Gamon est l’auteur d’une chronique sur les troubles du seizième siècle, où il s’est montré si modéré dans ses jugements que les auteurs n’ont pas tous été d’accord sur la religion : Dom Vaissette et les frères Haag le croyaient catholique, Poncer a prouvé le premier qu’il était huguenot. M. Mazon éclaire sa vie de notes tirées de son livre de raison.

Christophle de Gamon, son fils, fut un vrai poète. M. Mazon le compare aux autres poètes fournis par le Vivarais. « Bérenger de la Tour, d’Aubenas, Jacques et Marie de Romieu, et, à une époque moins éloignée, le marquis de la Fare, le cardinal de Bernis, Boissy d’Anglas, se recommandent par des qualités aimables ou sérieuses, mais aucun d’eux n’a, du moins au même degré que Gamon, ce sentiment des grandes choses, cette préoccupation constante des vérités supérieures, cette originalité d’expression, ce feu sacré, ou, si l’on aime mieux, ce diable au corps qui constituent le poète, et qui, malgré mille défauts, animent l’œuvre entière de Gamon ». Il faut reconnaître à Gamon « trois qualités rares qui sont : la généralité des connaissances, l’élévation de l’esprit et l’ardeur des convictions religieuses ». M. Mazon conclut en disant que toutes ces qualités doivent assurer à Gamon « un des premiers rangs parmi les illustrations du Vivarais et un rang honorable dans la littérature française ». Conclusion certainement élogieuse, mais dont on s’explique le bien fondé après avoir parcouru le volume de M. Mazon, si touffu, si varié et si substantiel.

Dans les deux Bérenger de la Tour, d’Aubenas, M. Mazon traite une question très obscure dont on ne paraissait pas, avant lui, avoir soupçonné la difficulté. Après s’être entouré de tous les documents connus, auxquels il en ajoute d’inédits, extrêmement précieux, après « avoir déblayé le terrain » il amène la question au point que sa solution ne dépend plus que d’un hasard, qui mettra au jour « la pièce décisive ». En attendant M. Mazon a donné de Béranger de la Tour, l’avocat, une biographie très nouvelle où l’on voit l’importance du rôle qu’il joua dans le parti des protestants modérés, et où l’on apprend que cet avocat fut aussi un historien, et même un précurseur quisqu’il écrivit une histoire du Vivarais, à peu près terminée en 1594. M. Mazon étudie l’œuvre de Bérenger de la Tour, le poète, et relève un certain nombre d’erreurs notoires dans sa généalogie, dressée par feu M. Henry Deydier.

Pierre Davity, de Tournon (1573-1635) était plus oublié encore, s’il est possible, que son compatriote Bon Broé. Il fut pourtant « le Malte-Brun ou l’Elysée Reclus du XVIIe siècle ». M. Mazon lui donne ce titre parce qu’il fut le principal auteur d’une vaste compilation intitulée : « Le Monde entier, avec toutes ses parties, Etats, Empires, Républiques et Gouvernemens ». Pierre Davity avait d’abord donné des poésies qui ne sont pas sans mérite mais dont le principal intérêt est peut-être dans les renseignements qu’elles fournissent sur la société vivaroise de cette époque. Le grand ouvrage de Davity est écrit dans une langue qui ne manque pas de charme et dénote une imagination riche et originale. M. Mazon cite les descriptions que Davity fait de certains phénomènes naturels comme l’arc-en-ciel et la rosée, descriptions dans lesquelles Davity se souvient d’avoir été poète. Au point de vue scientifique, si l’on trouve dans « le Monde » bien des idées périmées depuis longtemps comme la croyance aux tritons et aux sirènes, on voit que par contre Davity condamne les horoscopes qu’il juge absurdes, et que, parlant du percement de l’isthme de Suez, il s’élève contre une opinion alors répandue d’après laquelle une différence de niveau entre la Méditerranée et la Mer Rouge aurait rendu l’opération dangereuse. M. Mazon résume ainsi son opinion sur Davity : « C’est un cosmographe qui a fait preuve d’un esprit d’observation et d’une érudition rares, en même temps que d’un incontestable talent d’écrivain, finalement un de ces homme dont l’ancien Vivarais, et la ville de Tournon en particulier, ont le droit d’être fiers ».

Pierre Marcha, sieur de Pras, eut une vie assez effacée : son nom se recommande surtout parce qu’il est très généralement considéré comme l’auteur des Commentaires du Soldat du Vivarais, la plus importante chronique vivaroise, sans contredit. M. Mazon a étudié sa vie d’après des sources inexplorées jusqu’ici : les manuscrits de Soulavie, conservés aux Archives du Ministère des affaires étrangères ; les manuscrits d’Henry Deydier ; les archives du comte Henri de Gigord, héritier des Marcha de Saint-Pierreville, et le dossier Marcha du Cabinet des titres à la Bibliothèque nationale. De ces sources variées il a tiré une brochure qui constitue la meilleure introduction à une nouvelle édition des Commentaires. M. Mazon avait d’ailleurs l’intention de préparer cette nouvelle édition et a laissé des notes qui permettront de ne pas abandonner ce projet.

Soulavie, naturaliste, diplomate, historien, a fourni à M. Mazon le sujet d’un ouvrage en deux volumes et un appendice, qui est plus qu’un livre d’histoire locale. Soulavie n’inspire pas une sympathie sans réserves, et M. Mazon n’est pas tombé dans l’erreur si fréquente chez les écrivains qui font de toute biographie, plus ou moins, une apologie. Il reconnait dans son héros « des lacunes, des faiblesses, plus que cela-même ». Soulavie était un méridional mal équilibré, il fut le type de « l’homme-légion qui a joué peut-être le rôle décisif dans le grand drame révolutionnaire ». Né à Largentière en 1752, vicaire à Antraïgues, puis fixé à Paris en 1778, il donna dans les idées nouvelles, prêta serment, se maria en 1792 et entra dans la diplomatie. Ministre de la République française à Genève en mai 1793 il fut bientôt révoqué, arrêté, et incarcéré pendant un an. Après sa délibération il vécut à Paris, dans une obscurité relative, et y mourut en 1813. M. Mazon a étudié de près son rôle diplomatique et les démêlés qu’il eut avec les divers partis génevois ; mais c’est sur son œuvre, extrêmement considérable et variée, qu’il a réuni le plus de renseignements. Naturaliste, Soulavie a publié l’Histoire naturelle de la France méridionale qui fut, pour l’époque, un ouvrage remarquable ; et comme historien il a édité des mémoires célèbres au premier rang desquels il faut mettre ceux de Saint-Simon. On lui doit enfin quelques publications politiques entre lesquelles M. Mazon retient l’Histoire de la Décadence de la Monarchie française, où les idées justes abondent, et qui est sa meilleure production.

D’autres Vivarois distingués doivent à M. Mazon un regain de notoriété : il faut citer au moins l’astronome Flaugergues, de Viviers, et l’abbé Dubois, de Saint-Remèze, missionnaire dans l’Hindoustan, dont l’ouvrage sur les mœurs, institutions et cérémonies des peuples de l’Inde, imprimé à Paris en 1825, est demeuré classique en Angleterre.


En même temps qu’il mettait en lumière la vie et les œuvres des personnages les plus intéressants de l’ancien Vivarais, M. Mazon entreprenait l’histoire des principales villes du pays, et si le temps lui a manqué le nombre des villes du département qui lui doivent leur histoire définitive est cependant considérable.

Privas n’a pas encore trouvé son historien, mais l’érudit qui voudra s’attacher à cette œuvre devra beaucoup à M. Mazon. Il a découvert, en effet, et publié avec tous les éclaircissements qu’exige la critique moderne, les chartes de libertés et franchises de Privas, concédées en 1281 et confirmées en 1309. C’est en fouillant des archives privées qu’il en a retrouvé le texte, par une de ces chances qui n’arrivent jamais qu’à ceux qui les méritent.

La ville de Largentière a été plus heureuse que le chef-lieu du département. M. Mazon lui a consacré, avec un filial amour, un volume considérable, qui marque dans son œuvre comme l’un des plus savants, des plus documentés, et aussi des plus agréables, un volume qui doit être cité comme un modèle d’érudition élégante et claire. L’auteur y donne, comme pour Privas, la charte des libertés, qui date de 1215 et avait été recueillie par Baluze ; il signale un acte de 1294 où est mentionné l’atelier monétaire des évêques de Viviers, et termine l’étude du moyen-âge à Largentière par une suite de traits de mœurs et de détails topographiques du plus grand intérêt. Deux chapitres sont consacrés aux guerres religieuses, et en particulier aux méfaits de Victor Bermond de Combas, « l’homme néfaste de la région », principal auteur de la destruction du couvent des Cordeliers de Largentière en 1562. Il faut signaler encore une étude sur l’organisation municipale et sur la répercussion à Largentière de la révolte de Roure, et surtout les chapitres qui traitent de la période révolutionnaire. Ces derniers chapitres sont du plus haut intérêt et doivent être consultés pour l’histoire du département tout entier : la grande peur, les camps de Jalès, le massacre des Vans, les emprisonnements et la réaction thermidorienne y sont racontés d’après des documents inédits, et la chouannerie, qui troubla profondément la basse Ardèche pendant les trois dernières années du dix-huitième siècle, y est l’objet d’une étude extrêmement nouvelle et curieuse. La faveur qui s’attache depuis quelques années aux publications sur cette période a déterminé le succès d’ouvrages qui n’atteignent certainement pas l’intérêt de toute cette partie de l’Histoire de Largentière.

La mort a malheureusement arrêté la suite des articles de M. Mazon sur Tournon, dont l’histoire demeure incomplète. Les chapitres qui ont paru dans la Revue du Vivarais, et qui seront prochainement publiés séparément, forment la matière d’un volume de trois cents pages qui mène le lecteur jusqu’au début des guerres religieuses. Ce volume inachevé est peut-être l’ouvrage le plus savant de M. Mazon, celui où il s’est attaqué aux documents les plus arides et les plus obscurs pour les critiquer avec une grande sûreté et en tirer un exposé clair et complet de tout ce qu’il est possible de savoir sur l’histoire de la ville et des seigneurs de Tournon. Il faut y signaler la charte en langue vulgaire des libertés de Tournon, datée de 1211, et l’étude approfondie des comptes municipaux de la ville.

Si M. Mazon n’a pas consacré un ouvrage d’ensemble à la ville d’Aubenas, il a traité cependant plusieurs chapitres de son histoire dans deux brochures importantes : la Commanderie des Antonins à Aubenas et la Chronique religieuse du vieil Aubenas, ainsi que dans plusieurs articles de la Revue du ivarais. Ces deux brochures ont pour praincipale source les registres des anciens notaires d’Aubenas, source abondante et précieuse, que M. Mazon n’a pas épuisée mais dont il a tiré nombre de notes intéressantes. La maison de Saint Antoine, fondée hors les murs d’Aubenas au treizième siècle, et dont l’église, démolie au début des guerres religieuses, fut reconstruite en 1613, était placée sous la charge d’un commandeur qui avait la direction des trois hôpitaux de Saint-Antoine, Saints-Anne et Saint-Georges. M. Mazon a retrouvé des inventaires du mobilier et du trésor de Saint-Antoine au quinzième siècle, et publié des actes d’entrée en religion de la même époque. L’importance de la commanderie diminua en même temps que les grandes épidémies pendant lesquelles l’ordre de Saint-Antoine avait rendu de si grands services, et elle fut vendue aux Pères Jésuites en 1653. M. Mazon fait suivre son histoire d’une note sur la commanderie d’Annonay. La Chronique religieuse du vieil Aubenas passe en revue les principaux établissements religieux de la ville et on y trouve de précieux renseignements sur l’ancienne topographie de la ville, le pont sur l’Ardèche, l’organisation municipale et les mœurs des Albenassiens.

La Voulte doit à M. Mazon une histoire définitive depuis l’époque qui précéda la conquête romaine jusqu’à nos jours. L’auteur résume la question du passage du Rhône par Annibal ; pour le moyen âge, après avoir indiqué la suite des seigneurs, il traite la question si curieuse des franchises de La Voulte ; les habitants de la ville et de son mandement furent, jusqu’à la Révolution, exemptés des tailles royales, même en cas de guerre, moyennant un abonnement annuel de trente livres. M. Mazon aperçoit l’origine de ce privilège dans un acte de 1294, confirmé par le roi Jean en 1363, et par ses successeurs, à plusieurs reprises, pendant les siècles suivants. Un chapitre important contient l’analyse des comptes de Terrasson, fermier du péage de La Voulte en 1399 et 1400, d’après le manuscrit de la bibliothèque nationale ; c’est une mine de renseignements sur l’état social et le mouvement commercial de la région à cette époque reculée ; et M. Mazon a su éditer ce précieux document avec des éclaircissements que lui seul était capable d’y apporter. Le seizième et le dix-septième siècle, pendant lesquels les ducs de Ventadour résidèrent le plus souvent à La Voulte, furent pour la ville une époque de splendeur ; M. Mazon en a retracé l’histoire, et consacré un chapitre à Marie-Liesse de Luxembourg, la duchesse carmélite, dont il raconte avec respect « l’idylle mystique ». Plus près de nous l’auteur expose les origines de l’industrie minière à La Voulte et résume l’histoire révolutionnaire de la région, qui, pour être moins mouvementée que celle de Largentière à la même époque, ne laisse pas que d’offrir d’intéressantes particularités.

Le Cheylard, capitale des Boutières, a fourni à M. Mazon la matière d’un volume qu’il ne considérait pas comme une histoire définitive et qui ne manque pourtant ni de faits ni d’intérêt.

Pour le Cheylard, comme pour Privas et Largentière, M. Mazon a retrouvé le texte des franchises concédées en 1248 et confirmées en 1321. Un chapitre généalogique sur les seigneurs de Brion amène le lecteur aux guerres religieuses ; le Cheylard en souffrit plus longtemps que d’autres localités du Vivarais et fut encore en 1683 le théâtre d’une sédition. Les derniers siècles y furent plus paisibles et depuis deux cents ans l’industrie de la soie a fait du Cheylard une petite ville prospère.

Jaujac, qui fut chef-lieu de canton, n’est plus qu’un gros village. Son histoire ne devait pas, semble-t-il, offrir grand intérêt, cependant M. Mazon donne de curieux détails sur ses premiers seigneurs ; il recueille des traditions locales sur la guerre de cent ans, et publie le texte de la trêve conclue le 29 septembre 1577 entre les belligérants des deux religions. Au XVIIe siècle, il nous montre Jaujac devenu baronnie de tour du Vivarais, en vertu de lettres patentes obtenues au mois d’août 1719 par le marquis de Choisinet, seigneur de Jaujac, qui venait d’acquérir la terre de Tournon et en fit transporter le titre sur celle de Jaujac. Un arrêt du Parlement remit les choses dans l’état ancien en 1738. Jaujac fut assez troublé pendant la Révolution : M. Mazon rapporte en détail la sauvage exécution de huit chouans qui y fut faite le 5 mai 1800. Il donne ensuite quelques notices biographiques consacrées aux notabilités de Jaujac : Dubois Maurin, député aux Etats-Généraux et les frères Fabre, littérateurs de mérite. Des notices sur La Souche, Prades, Fabras et St-Girgues de Prades complètent cette histoire de Jaujac ; il faut y signaler un important chapitre sur les Rodier de la Tronchère, petits gentilshommes de la Souche, qui se firent, au seizième siècle, une redoutable réputation de brigands.

Saint-Agrève, ville d’été, doit sa prospérité toute récente à son altitude élevée, M. Mazon y faisait un séjour tous les ans ; il n’y restait pas oisif et de ses recherches dans la localité et la région, sortit une brochure pleine de détails et de renseignements sur un pays que son isolement aurait du mettre à l’abri de toutes les grandes secousses qui agitèrent le reste du Vivarais. Il n’en est rien et Saint-Agrève fut assiégé au moins quatre fois. Le premier siège eut lieu en 1563, et Just de Tournon, qui commandait les assaillants, y fut tué ; le siège de 1580 eut, la même année, les honneurs d’une relation imprimée ; celui de 1588 dura plus d’un mois et immobilisa douze mille assiégeants. D’autres notes fixent tout ce que l’on peut savoir sur la ville, depuis la légende de Saint-Agrève, évêque du Puy, jusqu’à la Révolution.

M. Mazon a encore écrit l’histoire d’un certain nombre de localités vivaroises : Desaignes, Laurac et Montréal, Lyas et le Petit-Tournon., etc., on en trouvera la liste dans la biographie qui suit, mais il faut encore mentionner, à part, le petit volume sur Vinezac. Cet ouvrage, de proportions modestes, est cependant plein de faits, savant et agréable ; on y trouve, depuis l’époque romaine jusqu’à nos jours tout ce qu’on pouvait retenir de l’histoire d’un petit village, et c’est un livre qui restera à consulter pour l’histoire de familles qui ont joué en Vivarais un rôle assez considérable : les Julien, les Servissas, les Chalendar et les Charbonnel, qui fournirent le héros catholique Louis de Charbonnel dont les mérites ont été depuis plus complètement mis en lumière.


M. Mazon a enfin traité des chapitres très divers de l’histoire du Vivarais. Quelques-unes de ses études sont très développées, et le savant qui saura mener à bien l’œuvre difficile d’une histoire du Vivarais ne pourra, sur certains points, que résumer les travaux de M. Mazon.

Le Préhistorique dans l’Ardèche est une revue générale de toutes les publications qui concernent la préhistoire du Vivarais, et spécialement de celles qui sont dues à des Vivarois : Soulavie, Delichères, Poncer, Ovide de Valgorge, Malbosc, Dalmas, le vicomte Lepic, M. Sonier du Lubac, M. Chiron et le Dr Raymond. On y retrouve la clarté qui distingue les travaux de M. Mazon. Géologue et historien, il ajoute aux recherches de ses prédécesseurs sa marque personnelle. On ne lira pas sans intérêt, à propos des dolmens si nombreux dans le bas pays, une citation bien inattendue du poète Bérenger de la Tour, qui, en 1558, parla des « …tombeaux de la superbe gent. Qui à Jupiter fit la guerre… »

Dans son Essai historique sur le Vivarais pendant la guerre de cent ans, M. Mazon aborde une période obscure où les documents sont rares. Cet ouvrage abonde cependant en renseignements. Il contient les biographies de sept cardinaux vivarois : Pierre Bertrand et Pasteur de Serrescudier, Pierre Bertrand de Colombier, Pierre et Jean Flandin, Pierre de Sortenac et Jean de Brogny. Le dernier chapitre et consacré aux origines des Etats du Vivarais : M. Mazon pense qu’ils furent une conséquence de la guerre de cent ans et que le besoin d’argent amena le pouvoir royal ou ses agents à réunir ces assemblées où la noblesse et les villes consentaient les impôts. L’auteur cite dans un autre chapitre du même livre (page 36) un acte de 1405 qu’il avait relevé dans un registre de notaire et qui éclaire un peu ces origines obscures. Le président Challamel faisait remonter l’institution des Etats à l’époque gallo-romaine ; M. Mazon, appuyé sur des documents, semble bien avoir fixé ce point d’histoire et préparé la voie au futur historien des Etats du Vivarais.

Les Notes sur les Eglises du Vivarais remplissent deux volumes, complétés par un index alphabétique. Les anciens cartulaires, et spécialement celui de Saint-Chaffre, ont fourni à l’auteur les principaux éléments de ce travail substantiel qui restera comme un répertoire utile et facile à consulter.

Les guerres civiles du seizième siècle ont offert à M. Mazon le sujet du plus important de ses ouvrages, de celui où il a le mieux montré sa profonde connaissance de toutes les sources de notre histoire locale. Ces quatre volumes de Notes et Documents historiques sur les Huguenots du Vivarais, complétés par une excellente table analytique, sont un véritable monument, d’une importance plus considérable que ne pourrait le faire supposer le titre modeste auquel l’auteur s’était arrêté. Cette étude qu’on a justement qualifiée de magistrale (6), est d’une forme plus serrée que les ouvrages précédents, et l’on y trouve le souci constant de s’éclairer à la lumière des seuls documents, en tenant scrupuleusement compte de leur origine, et en ne les admettant que sous les réserves rendues nécessaires par l’esprit de parti qui animait tous les écrivains du temps.

Le premier volume est consacré aux origines du protestantisme en Vivarais et à la première guerre civile. Les procès-verbaux des Etats de Vivarais constituent la source principale où a puisé l’auteur, mais les renseignements qu’il donne sur cette malheureuse époque ont des origines très diverses, et lui ont permis de présenter d’une façon vivante et exacte la physionomie de ces premiers troubles, et celle des personnages qui prirent la tête du mouvement. Le baron des Adrets et les Vivarois Victor Bermond de Combas, Noël Albert de Saint-Alban et François du Buisson de Sarras furent des ambitieux brutaux et féroces. L’un d’eux, Combas, avait été condamné aux galères. Sans révoquer en doute la bonne foi de ceux qui voulurent adopter une réforme religieuse, M. Mazon montre que les premiers chefs dirigèrent un syndicat de mécontents et compromirent leur cause par des violences. Parmi les documents, très nouveaux, utilisés dans ce volume il faut citer le procès-verbal des Etats de Vivarais tenus par les protestants en 1562 et qui montre le côté pratique de leur organisation.

Le deuxième volume utilise les archives municipales du pays, entre autres celles de Viviers, et celles, si riches, du Bourg-Saint-Andéol. Les minutes de notaires ont fourni à M. Mazon des actes qui lui ont permis de montrer la transformation profonde que la réforme avait produite dans la société du seizième siècle, et de citer de curieuses formules de testaments de huguenots, et des confessions de foi catholiques. Ce volume contient le récit des guerres de 1567 à 1574, il donne des détails sur les Etats protestants de 1567, une relation inédite du sac de la chartreuse de Bonnefoy en 1569 et le texte complet du traité de la Borie de Balazuc qui procura plusieurs mois de paix au Vivarais.

Dans le troisième volume, M. Mazon continue l’histoire des guerres. Il étudie les Ligues, qui firent leur apparition en Vivarais dès 1575 : ces Ligues, dont les éditeurs de l’histoire générale de Languedoc ne paraissent pas avoir bien saisi le caractère, et qu’il ne faut pas confondre avec la Ligue, étaient des associations de paysans et de bourgeois unis dans un but de défense contre les excès des gens de guerre de tous les partis. M. Jules Roman les avait signalées le premier pour le Dauphiné où elles s’étaient manifestées en 1579 ; M. Mazon publie deux documents inédits les concernant : une requête, et des lettres d’abolition du 1er octobre 1579. Le premier de ces documents contient des détails horribles sur les cruautés de la guerre civile. Une autre pièce inédite, aussi importante, est le procès-verbal d’une assemblée de la noblesse et du tiers-état, tenue à Chomérac le 11 mai 1580, et où l’on peut voir une sorte de résurrection des Ligues. La fin du volume contient l’analyse des réunions que le parti protestant tint en 1585 et dans les années suivantes, et qui étaient comme la contre-partie des Etats du Vivarais.

Le dernier volume est consacré aux guerres de la Ligue. M. Mazon y a utilisé la correspondance, jusqu’alors inexplorée, du syndic de Vivarais, et en a tiré un récit très vivant des dernières années du seizième siècle. Un des principaux morceaux de ce volume est l’étude des événements qui se passèrent à Aubenas en 1593, et l’histoire du martyre de deux jésuites, massacrés le 7 février par les religionnaires ; une étude patiente et sagace des relations contemporaines lui a permis de corriger les inexactitudes volontaires dues à l’esprit de parti et de présenter sous leur véritable jour ces tristes événements.

M. Mazon avait l’intention de consacrer encore deux volumes aux guerres civiles du Vivarais. Le premier devait embrasser le règne de Henri IV, où il n’y eut pas à proprement parler de guerre, mais où les haines entre les Vivarois des deux religions n’étaient pas encore calmées, et donnèrent lieu à de multiples incidents. Le second devait être une réédition de notre plus importante chronique : Les Commentaires du Soldat du Vivarais. Il a laissé pour le premier de ces volumes, un certain nombre de notes, qui ne seront point perdues ; les deux volumes verront le jour, et l’œuvre de M. Mazon sera complétée sur ce point, tant bien que mal.

L’Académie française a couronné les Notes sur les Huguenots du Vivarais, c’est la juste récompense d’un travail considérable, prodigieusement documenté, et dont l’auteur a montré, avec une profonde connaissance du sujet, un courage méritoire en battant en brèche quelques opinions admises jusqu’alors sans contrôle. Dans ces quatre volumes, comme dans toute son œuvre, M. Mazon n’a point dissimulé ses convictions religieuses et libérales, mais tout lecteur sans parti-pris doit reconnaître que sa liberté de jugement est toujours demeurée entière et qu’il ne s’est jamais départi de l’impartialité nécessaire au véritable historien.

Un autre livre de M. Mazon, de dimensions plus modestes, peut être considéré comme une suite de l’histoire des guerres civiles en Vivarais, c’est le récit intitulé : Une page de l’histoire du Vivarais, 1629-1633. Un des mérites de cet opuscule est d’avoir utilisé une source peu abordable et trop négligée : le fonds de France des Archives du Ministère des Affaires étrangères. Lestrange, dont le mariage avec la belle Paule de Chambaud, dame Privas, fut le prétexte des dernières guerres religieuses, suivit la fortune de Montmorency et finit comme lui sur l’échafaud. M. Mazon a retracé sa tragique carrière dans un récit rapide et vivant.

Il faut enfin faire une place à part dans l’œuvre de M. Mazon à ses Notes historiques sur la Franc-Maçonnerie dans l’Ardèche ; il y a réuni des documents extrêmement curieux, dont la seule conservation est un sujet d’étonnement. Il étudie le « vigoureux ordre des flûteurs » fondé en Vivarais en 1706, société peu édifiante dont les membres appartenaient à la meilleure noblesse du pays. L’ordre de la Félicité, fondé par le marquis de Chambonas en 1742, n’était guère moins étrange. Des loges maçonniques existaient à Villeneuve-de-Berg en 1767 et à Joyeuse en 1781 ; dans le tableau de leurs membres on relêve les noms les plus honorables et les plus respectés. M. Mazon conclut avec vraisemblance que ces sociétés durent surtout leur succès au désir de se singulariser, qui est de tous les temps.


Cette analyse sèche, longue et pourtant bien incomplète des publications de M. Mazon ne peut donner qu’une faible idée de ce que lui doit l’histoire du Vivarais. M. le marquis de Vogüé estime que son œuvre « restera la base de tout travail sur notre province » (7) et le temps montrera combien cette appréciation flatteuse est justifiée.

Ceux qui ont eu l’honneur d’approcher M. Mazon n’oublieront point combien cet homme supérieur était simple, bon et obligeant. Il n’était point avare de ses notes et les communiquait libéralement aux autres chercheurs : l’important était, pour lui, qu’un document ne fût pas perdu et trouvât un éditeur. Il fut souvent cité, parfois pillé, et ne songeait pas à s’en plaindre. On ne pouvait être plus complètement Ardéchois : il en avait même le type, la vivacité et la bonhommie ; son regard, brillant derrière le verre de ses lunettes, trahissait la finesse de son esprit, et à le fréquenter un peu on connaissait vite quelle haute intelligence il cachait sous des dehors presque modestes. Ses amis étaient conquis par la noblesse de son cœur et gardent à sa mémoire un attachement fidèle et respectueux.

Ceux qui ne l’auront connu que par son œuvre ne lui ménageront pas leur admiration. A considérer de loin ses travaux on verra qu’ils forment un monument solide et durable ; peu d’hommes auront laissé après eux une œuvre aussi considérable, aussi utile, et aussi saine. Ses livres continueront après sa mort l’influence qu’avait voulu exercer ce savant qui était encore un homme de bien. Son œuvre est une bonne œuvre, digne d’admiration et d’estime. Il a mis ses belles facultés au service du pays natal avec une abnégation touchante, et ses travaux, où avec une patience qui ne se lassait pas, il a recherché tout ce qui pouvait servir à la gloire du Vivarais, sont venus peu à peu, sans qu’il s’en doutât, ajouter un nom, le sien, à ceux que les Vivarois se rappelleront avec respect et avec fierté.

  1. On trouve la famille Mazon à Antraïgues dès le XVIe siècle. Elle s’allia en 1599 aux Soulavie, dont le nom devait acquérir plus tard une certaine notoriété. – Voir dans l’étude de Me Lauriol, à Aubenas, les registres de Jacques du Serre, notaire d’Aubenas, 1582, f° 136 v., 1592, f°s 38 et 40 v., et de 1599, f° 92 ; de Jean Du Mas, notaire d’Antraïgues, 1575, f° 58 v. ; et de Guillaume Molin, notaire d’Antraïgues, 1588-1589. f° 44.
  2. Le docteur Mazon fut l’un des promoteurs de l’hôpital de cette ville. Voy. Revue du Vivarais, 1901, pp. 207 et suiv.
  3. L’aïeul de M. Mazon fut l’auteur d’un factum en faveur de Louis XVI qu’il eut le courage de distribuer lui-même aux portes de la Convention. Son petit-fils a consacré quelques lignes à ce défenseur ignoré de Louis XVI dans son Voyage aux pays volcaniques du Vivarais, pp. 352-366. C’est le même qui, préposé aux finances (receveur particulier) à Largentière en 1798, fut victime d’une attaque des Chouans que M. Mazon a raconté avec détails dans sa belle Histoire de Largentière, pp. 502-503.
  4. Nous connaissons une bibliothèque populaire, dans le centre du département, où les œuvres de M. Mazon sont toujours demandées.
  5. M. de Boislisle, dans l’Annuaire-Bulletin de la Société de l’Histoire de France, 1904, p. 72.
  6. Le Mis de Vogüé, de l’Académie française et de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Une famille vivaroise, tome I, page 314.
  7. Marquis de Vogüé. Une amille vivaroise. Tome I, p. 4.

Cet article a été publié à l’origine par Auguste Le Sourd en 1908, dans les numéros 8 et 9 de La Revue du Vivarais. La deuxième partie de cette étude était suivie d’une bibliographie des œuvres complètes de M. Mazon. Sur une quinzaine de pages, elle répertoriait ses livres et ses articles, publiés de 1858 à 1907, sous les noms de Albin Mazon, Dr Francus, Andreas, Charles Blain et Silvius.